Chapitre 10 (partie 2)

Le lendemain, juste avant de me dire au-revoir, il me rassura : ce n'était pas mon discours qui l'avait conduit à tant se questionner.

- C'est moi. Je ne me pose pas ces questions. J'apprends à vivre, c'est tout. Je suis ancré dans le présent, quand tu te projettes. J'ai eu l'impression, hier soir, d'être dépassé par tout ce que tu me racontais, comme si je n'étais pas capable de suivre, et ça m'a déplu. Parce que si tu vas au bout de tes idées tu joueras un rôle politique majeur et moi, je serais en retrait. Je veux que nous soyons deux à avancer en même temps. Je ne veux pas vivre dans ton ombre, ni te faire de l'ombre. Je serais toujours là pour te soutenir, Agathe... Et te ramener au présent.

Il attrapa son sac et ajusta les sangles en précisant :

- Je comprends que tu trouves le futur séduisant à étudier. Moi, je t'aiderais à être plus pragmatique. Tu fixes le cap et je le réalise. Je serai ton général en chef.

Je souris et l'embrassai une dernière fois avant de le laisser s'en aller. Il partait pour la côte et je revenais en Adélie terminer ma grossesse.

Pour la première fois depuis des mois, si l'on excepte la brève tentative de fuite, j'étais seule. Alors, le soir, je sortais l'harmonica pour rappeler mes deux albatros et je leur racontais les petites aventures de la journée. Je ne sais pas s'ils m'écoutaient, mais je m'étais habituée à leur présence chaleureuse et ils en étaient venus à faire partie de mon quotidien. Mais surtout, ils me permettaient de ne pas trop penser à mes difficultés qui s'accroissaient chaque jour.

La marche était de plus en plus lente. Je devais m'arrêter régulièrement pour reprendre mon souffle, soulager mon dos en m'allongeant dans l'herbe, retrouver un peu d'énergie. Comme il m'était devenu impossible de chasser, il me devenait de plus en plus difficile de trouver de la nourriture, en-dehors des baies ou des œufs d'albatros.

Je pourrais détailler plus longuement cette partie solitaire du voyage, mais elle me parut si creuse, sans François, et si longue que je n'en garde presque aucun souvenir.

Lorsque j'arrivai enfin à Adélie, j'avais atteint le sixième mois. Guillaume, qui m'avait vue arriver de loin, avait couru à ma rencontre et s'était arrêté à quelques mètres, surpris par l'énorme ventre qui dépassait de ma veste. Il m'aida à rentrer et je m'endormis aussitôt... Pour ne me réveiller que vingt-quatre heures après.

J'émergeai de mon sommeil toute nauséeuse. Immédiatement, la nostalgie du retour m'envahit et les images des paysages traversés avec François troublèrent un instant mon esprit. Une profonde lassitude m'envahit, joint à une forme de paresse : maintenant que j'étais rentrée, je pouvais dormir. Et je me rendormis.

Quelques heures plus tard, lasse de somnoler maladivement sur la couchette, je décidai de sortir. Il me fallait voir les changements qui s'étaient produits en six mois. J'avais les comparaisons des autres micro-sociétés en tête et j'étais curieuse de les comparer à l'Adélie.

D'autres maisons avaient apparu sur les versants adrets des sommets et quelques bateaux s'étaient rajoutés dans le port. C'était la grande force de notre Etat : nous étions au sud de l'Atlantique la porte d'entrée en Antarctique pour tous les rescapés des continents européens, américains et africains dans une moindre mesure. Notre société ne pouvait que croître avec force.

Des habitudes semblaient être apparues : je notais quelques marchands de poissons et de frais près du port ; certains Adéliens s'étaient improvisés artisans pour recoudre, ferrer, construire ; un embryon administratif, autour de la maison du commandant, accueillait un secrétaire chargé de recenser les nouveaux arrivants (peu nombreux) et surtout prendre en note toutes les discussions du conseil constitutionnel. Et quelques hommes armés circulaient, sans doute pour maintenir l'ordre. Je finis par remarquer une agitation assez singulière. Une foule assez jeune faisait la queue juste à côté du secrétaire et l'on s'activait près des ateliers d'artisans. Je voulus m'approcher, mais Guillaume Perret m'aperçut :

- Agathe, tu devrais te reposer.

- Qu'est-ce qu'il se passe ?

- Je t'expliquerai. Mais maintenant que tu es là, viens dans mon bureau. Il faut qu'on parle.

Il avait gagné en assurance et en autorité. Moi qui avais vécu si longtemps hors de tout pouvoir, je dus avouer que cela me procura une sensation étrange, presque désagréable. Il me résuma rapidement tout ce qu'il avait mis en place depuis mon départ, de l'orientation de chacun vers un métier utile à la communauté, aux programmes de construction censés garantir le confort de tous.

- Et le conseil constitutionnel ?

- Il reste deux mois. Ça sera sans doute une démocratie avec un exécutif puissant. Il nous faut un peu de solidité pour affronter les années qui arrivent.

Je compris que mes idées seraient mal reçues : ils réfléchissaient à la forme du nouveau régime depuis déjà plusieurs mois et je ne pouvais pas débarquer pour leur imposer un nouveau système. Alors il me fallait ruser, et je savais comment.

- Agathe, est-ce que tu as vu les Indépendants ?

- Oui.

Son visage se crispa et il jeta un regard à mon ventre avant de reprendre :

- Pourrais-tu me décrire leur village ? Où ils sont, comment ils sont organisés, qui les dirige ?

- Je le peux.

Il y eut un silence où Guillaume attendait visiblement que je poursuive, mais volontairement, je n'en fis rien. Il finit par s'impatienter :

- Et ?

- En échange de ces informations, et croyez-moi elles sont précieuses, je voudrais que vous me fassiez une promesse : ne jamais rien entreprendre hors des frontières de l'Adélie sans les autres pays de l'accord du mont Vinson.

- Je vois.

Il s'assit près de moi et me considéra avec un peu plus de sérieux. Cette fois, c'était moi qui lui mettais la pression et il pouvait sentir à la dureté de mon regard que je ne transigerai par sur ces conditions.

Derrière cette condition, il y avait une idée toute simple : contraindre les Etats à créer des alliances réciproques et empêcher les guerres fratricides. L'Adélie leur apportait un ennemi commun pour s'unir tous contre lui, tout en leur donnant les moyens de mettre fin aux raids sanglants des Indépendants. En échange, ils recevaient les renseignements nécessaires pour écraser ces derniers et récupérer leur bétail et leurs armes.

- Agathe, à qui es-tu loyale ?

Le ton était calme, mais ferme. Il attendait une réponse sans équivoque que je n'étais pas prête à lui donner :

- Aux intérêts de l'Adélie.

Il se crispa :

- Et qui gouverne l'Adélie ?

- C'est une démocratie, non ? Nous.

- Tu te joues de moi ? Où est passée la petite fille qui se taisait dans son coin ? Pourquoi est-ce que tu ne peux pas répondre simplement et obéir ?

- Je ne joue pas. Je sais qu'avec ces informations, c'est la guerre que vous préparez. Si vous récupérez le fief des Indépendants, les autres se méfieront de vous et cela créera des déséquilibres. Vous choisissez : l'alliance avec les autres ou je m'exile.

Les yeux du commandant brillèrent fugacement. Il secoua la tête avant de préciser :

- Tu ne sais pas tout. Il y a trois mois, les Indépendants...

- Sont venus ici en raid, je sais.

- Ils ont tout saccagé. Ils ont attrapé trois femmes qu'ils ont emmené avec eux et ont voulu s'attaquer au port, mais j'ai conduit la contre-offensive et ils sont repartis. Ils sont revenus le mois dernier. Ils semblaient chercher quelque chose...

Il fit une pause, hésita et :

- Ou quelqu'un.

J'acquiesçais, confirmant ainsi son intuition que j'étais celle qu'ils recherchaient. Il soupira :

- C'est logique, finalement, avec tout ce que tu sais. Les hommes sont remontés contre les Indépendants. Ils veulent leur vengeance et une vengeance personnelle.

- Mais les Indépendants ont attaqué partout. Il n'était base où nous passions qui était épargnées. Ils vont revenir. Ils savent que je viens de l'Adélie.

- Alors, il faut frapper vite : nous ne pouvons pas attendre deux mois.

- Si.

- Agathe, je ne comprends pas : ces hommes commettent des sanglantes exactions ; tu es partie pour mettre un terme à tout cela ; tu es revenue enceinte parce qu'ils ont abusé de toi et tu m'incites à la modération ?

- Quoi ?

J'étais abasourdie. Il croyait...

- J'ai lancé des ordres, Agathe. Je recrute une milice. Il va nous falloir combattre. Ils savent tous ce qui t'es arrivé et...

- Mais ce n'est pas eux, le père de mon enfant ! C'est François !

- Comment... François ?

- Dites-leur qu'ils se trompent... Les Indépendants ne m'ont rien fait.

- Bon, je leur dirai. Ça te va ? Tu me donnes les informations sur les Indépendants ; je retarde l'expédition de trois mois, le temps que nous allions avertir les autres cités : nous avons une réunion pour renouveler l'accord du mont Vinson. Et quand la constitution sortira, tu prêteras un serment de fidélité au nouveau chef de gouvernement.

J'acceptai.

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