Chapitre 10 (partie 1)

Nous entendîmes des jurons de l'autre côté de l'éboulement. J'espérais sincèrement que personne n'avait été atteint, mais une à une, les voix s'appelèrent :

- Victor, ça va ?

- Je n'ai rien, Melchior. Elior a juste eu le temps de se rabattre contre la falaise pour éviter le gros bloc qui lui glissait dessus. Si tu m'aides à le dégager, avec Hector, on pourra l'en sortir.

Moi, je me tournais vers François :

- C'était quoi, ça ?

- Il faut se méfier des falaises. La roche est devenue très instable.

- Non, je veux dire... Ça nous a sauvé la vie.

- Il semblerait. Mais dis donc, toi... Tu as des choses à me révéler aussi.

- Je ne voulais pas que tu t'inquiètes.

Mon cœur battait toujours extrêmement vite, un peu trop vite d'ailleurs. J'étais une fois de plus frappée par la violence de la nature. Il fallait qu'on sorte d'ici au plus vite. Le prochain éboulement pouvait être pour nos têtes.

- Mais on ne peut pas sortir, Agathe. Ils sont juste de l'autre côté.

- Alors, il faut aller plus loin, avant qu'ils n'escaladent l'éboulement pour continuer leurs recherches de ce côté-là.

Nous quittâmes notre cachette le plus silencieusement possible pour suivre l'étroit couloir. Il remontait en pente douce vers le plateau et nous nous dépêchâmes de creuser les distances avec les quatre cavaliers. François se montrait plus prévenant et me grondait chaque fois que je prenais un petit risque. C'en devenait usant. Je lui expliquais que j'étais arrivée jusqu'ici sans problème : mon bébé sera un guerrier ou rien du tout. Il sourit.

Les jours suivants, la marche se poursuivit. Mais le manque de nourriture avec l'éloignement des mers et l'austérité du plateau commençait cruellement à se faire sentir. François se privait pour moi et malgré tout je finissais la journée épuisée. Notre rythme ralentissait. Nous n'avions plus de chevaux. Nous craignions de plus en plus d'être rattrapés par les cavaliers.

Parfois, nous voyions leurs silhouettes au loin et il fallait se baisser rapidement, à plat ventre sur l'herbe, pour éviter qu'on ne nous repère. Nous marchions de nuit. Nous traquions les moindres cachettes le jour. Il arrivait souvent qu'une figure cavalière passe non loin de nous. Ils nous cherchaient. Et cela se comprenait. Mon enfant n'était pas le plus dangereux pour eux. En revanche, nous connaissions tous deux la localisation exacte de leur base et je pouvais décrire précisément la configuration du village.

La faim creusait nos traits. Il fallait se lever, après une nuit difficile, en sachant qu'il était peu probable que nous trouvions des œufs d'oiseaux ou des baies. La soif ne se faisait pas trop ressentir : le plateau était sillonné par de petits cours d'eau, restes des immenses glaciers qui l'avaient recouvert. Mais la faim nous rendait faibles.

Quand nous parvînmes à la base russe, je tenais à peine sur mes jambes. Immédiatement, on m'emmena dans une maison et on m'apporta quelques nourritures. François voulut rester auprès de moi, mais il n'était guère en meilleur état. Nous restâmes quelques jours alités, éludant les questions sur l'endroit d'où nous venions. Nous venions d'Adélie et nous y restions fidèles.

Nous ne restâmes guère longtemps dans cette base. Mais nous eûmes malgré tout droit à un spectacle inquiétant.

La veille de notre départ, de grands cris nous sortîmes de notre sommeil et avant que j'aie eu le temps de bouger, je vis entrer Hector dans la pièce. Je compris aussitôt que les indépendants avaient changé de tactique pour commencer leur expansion. Il croisa mon regard et eut un sourire ravi :

- Chère Agathe ! Comment se porte ton bébé ?

Il leva l'une de leur étrange épée au-dessus de moi et je mis pauvrement mes bras sur ma tête pour la protéger.

- Si seulement tu étais restée, tu aurais été une reine parmi nous.

Il n'eut pas le temps d'aller plus loin. Trois hommes entrèrent derrière lui et l'attaquèrent. Il dut se défendre et j'en profitai pour m'échapper. La scène avait été si brève que je crus longtemps avoir rêvé. Mais cela ne voulait dire qu'une chose : il fallait agir vite pour les empêcher de semer le chaos en Antarctique.

Malgré tout, j'insistais avec François pour que nous poursuivions notre travail de cartographie. Avec la disparition des nausées, je ressentais comme un regain d'énergie et la marche me procurait beaucoup de bien. Le ventre était bien présent. Mon visage s'était arrondi. J'avais de plus en plus de mal à reconnaitre mon corps. Mon ami commençait à se moquer de moi, et nous parlions déjà du prénom que nous donnerions au bébé. Cet enfant créait une complicité que nous n'avions pas prévu, mais j'étais heureuse de ne pas l'attendre toute seule, comme ça avait été le cas dans les premiers temps. Il me promit qu'il serait toujours là.

- On ne s'est même pas mariés, François.

- Tu veux te marier où ? Il n'y a pas de mairie, pas de prêtre...

Mais j'eus une idée.

Avant de dormir, je passais les grains d'or récoltés dans la rivière sur le feu jusqu'à ce qu'ils fondent autour d'un brin d'herbe courbé. Je travaillais assez tard, concentrée sur ma tâche, tandis que mon ami dormait. Je voulais lui faire la surprise au matin.

Au réveil, je lui présentais deux anneaux dorés. Il rit :

- C'est à l'homme de faire la demande, normalement.

- Tant mieux : c'est l'époque idéale pour créer de nouvelles traditions.

Mais il secoua la tête et prit les deux anneaux. Il mit un genou à terre et déclara :

- Agathe, veux-tu être ma femme ?

Comme je riais, il précisa :

- Je suis un peu vieux jeu, il va falloir t'y faire. Tu veux être ma femme ?

- Oui et toi, tu veux être mon mari ?

Il se releva pour m'embrasser, murmura un « oui » à mon oreille et passa l'anneau à mon doigt.

- Ça fait bizarre, conclue-t-il en riant.

- Un peu. Moins que ce bébé en chemin.

C'est étonnant comme tout me semblait plus beau désormais. Je débordais d'énergie et de joie. Tout ce que je découvrais m'émerveillait. A mesure que le danger s'éloignait, nos inquiétudes s'allégeaient et nous nous laissions aller à profiter pleinement de ces journées solitaires aux allures de voyage de noce.

Les semaines passaient. Je sentis les premiers mouvements du bébé. Un futur boxeur sans doute : il ne s'arrêtait jamais de frapper contre mon ventre et cela me faisait rire. Pour m'aider à m'endormir, François me faisait des massages pendant que je parlais doucement à l'enfant, espérant qu'il s'habituerait ainsi à ma voix.

Les vertiges et les malaises étaient presque devenus mon quotidien. Mais je savais que la marche était le meilleur exercice pour me maintenir en forme et c'était la seule raison qui faisait que François acceptait de me laisser continuer. Ce n'est que lorsque des brûlures d'estomac apparurent que je commençais à évoquer un potentiel retour.

Nous approchions du cinquième mois. La grossesse devenait vraiment gênante et François m'exhortait de plus en plus à retourner à Adélie.

Nous avions rejoint la mer, où la nourriture se faisait plus nombreuse et les remarques géographiques plus intéressantes. Après des semaines de marche, nous approchions désormais de la mer de Ross où il nous faudrait remonter vers le pôle Sud et la chaine Trans antarctique. Cela signifiait aussi se rapprocher du village des indépendants. A la suite de quoi, nous avions deux choix : ou bien continuer vers le Nord en longeant la côte et poursuivre nos relevés, ou bien rentrer directement. J'obligeai François à nous séparer. S'il était évident qu'il ne fallait pas que je poursuive, je voulais absolument terminer le travail de cartographie.

En longeant la mer de Ross, nous passâmes près des villages néo-zélandais et australiens. Ils furent des haltes bienvenues dans notre parcours, d'autant plus que la marche devenait chaque fois plus difficile pour moi. Mes jambes et mes chevilles avaient enflé. Plusieurs personnes me supplièrent de rester et terminer ma grossesse en toute sécurité dans le village, mais je refusai : nous étions trop proches du village des indépendants et je voulais rentrer à Adélie au plus vite.

Je me rappellerai toujours la dernière soirée partagée avec François avant qu'il ne descende vers les rives de la mer d'Amundsen. Il me demanda ce que je comptais dire à Guillaume Perret à propos des indépendants et je lui expliquai que la guerre pour la guerre n'avait aucun sens. Il fallait voir plus loin.

- Tout ça n'a aucun sens, Agathe. Aucun gouvernement ne sera parfait. Il faut juste accepter ce qui peut être.

- Aucun gouvernement, non. Mais une société peut être belle, peut être forte. Il faut juste qu'elle ait de belles valeurs, de fortes valeurs.

- Il n'y a plus de valeur aujourd'hui. Comment tu voudrais les reconstruire ?

- Je ne sais pas.

Les étoiles glissaient doucement leur lumière sur la mer. Une brise légère donnait à cet instant des accents d'Eden. J'aurais voulu transmettre cet amour qui me transportait tous les jours pour les splendeurs terrestres. Mais il semblait s'évanouir si vite dès que les affaires du monde reprenaient le pas.

- Je pense que nous ne pouvons pas nous passer d'une figure divine.

L'idée était venue progressivement, mais elle s'imposait maintenant avec l'évidence qu'ont les vérités les plus simples. C'était la suite d'un raisonnement : la science avait tout expliqué et la nature nous avait écrasés. Quand nous croyions tout comprendre, il nous manquait l'amour.

- Tu veux inventer quoi ? Un dieu ?

- Nous adorons non ce que nous ne comprenons pas, mais ce qui nous dépasse. Les sociétés ont toutes vu dans la nature une œuvre créatrice. Si nous, nous ne le voyons pas, où avons-nous la tête ?

Je savais que l'idée de Dieu allait revenir en force. C'était une évidence : toute la pensée, toutes les croyances étaient bouleversées par ce que nous venions de subir. Une société nouvelle renaissait et avec elle de nouvelles définitions et une nouvelle conception du monde centrée autour de la nature au point de la déifier. J'avais longtemps retourné le problème dans mon esprit et je savais ce qu'il me fallait faire.

- François, réfléchis. L'Etat sera toujours insuffisant pour pousser les hommes au bien. Mais si nous donnons un sens à leur vie...

- Un nouveau champs de valeurs ? On peut vivre sans, Agathe.

- Justement, plus maintenant !

Et soudain, je m'excitais. Mon ton de voix se faisait passionné. Mes yeux se mettaient à briller. A mesure que je parlais, les idées s'agençaient et les découvertes que je faisais me rendaient euphoriques :

- Il y a des ruptures qui remettent en question tous les systèmes de pensée parce que toutes les valeurs de l'ancien temps ont montré leur insuffisance. Ce qui était tabou la veille, devient à la mode le lendemain. Ce qui était la norme est écrasée par les événements. Surconsommation ? Il faut être fous pour se relancer là-dedans. Technologie ? Quand tout s'écroule, le savoir a disparu et l'humain est presque réduit au stade préhistorique. Individualisme ? Mais l'homme est un animal politique : si on lui ôte sa sociabilité, si on le pousse à l'orgueil, il se transforme en bête. Démocratie...

- Tu ne peux pas t'en prendre à la démocratie !

- Pas assez efficace.

- Agathe, tu es folle !

- Je crois surtout que j'ai envie de tester autre chose. Les Indépendants ont testé l'oligarchie spartiate. J'aimerais essayer l'aristocratie platonicienne, teintée de démocratie. C'est le temps des expériences, François ! Tu n'as pas envie d'essayer avec moi ?

- Il va falloir que tu m'expliques alors.

- Où est le bien, où est le mal ? Il n'y a qu'une limite : celle que nous nous fixons individuellement. Allez bâtir une société durable et belle avec ça ! Notre époque est trop troublée pour que nous nous passions d'un dieu.

- C'est ce que tu vas dire à Guillaume Perret ?

J'étais essoufflée. Les idées étaient venues se fracasser en masse contre mon esprit, pour buter contre le mur que m'opposait François. Je voyais bien que les questions devaient encore être réfléchies longuement, des mois, des années, avant d'apporter une réponse durable. Mais c'était comme la germe qui émerge de terre et porte ses premiers bourgeons à l'air libre, comme l'embryon qui jaillit un beau jour avec toutes les promesses d'une vie future.

- Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre que ce soit ce qu'il a envie d'entendre.

François, ce soir-là, ne dit pas grand-chose. Je le voyais, perdu dans ses pensées, se questionner avec inquiétude. Il s'endormit sans rien dire et je passai la nuit à me demander si je n'étais pas aller trop loin, incapable de dormir à cause du bébé. La journée avait été si belle. Le voyage nous avait singulièrement rapprochés. Est-ce que je n'étais pas allé trop loin en lui faisant peur ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top