Chapitre 1 (partie 2)

Ils chantaient "Petit garçon, eh dans ta tête, y'a des chansons qui font la fête. Et crois-moi depuis le temps qu'je traîne, j'en ai vu poussé des rengaines". Doucement... "De Macao, à la Barbade, ça fait une paye que j'me balade et l'temps qui passe ça fait aux vieux, une bordée d'rides autour des yeux, et l'temps qui passe, ça fait aux vieux, une bordée d'rides autour des yeux..." La pluie battait le temps. Les lumières jaunes vacillaient. Et je rêvais dans mon coin. Macao et la Barbade avaient disparu. Englouties.

Soirée hors du temps, soirée inoubliable ? Mais les marins étaient repartis, j'avais retrouvé les clients habituels de la taverne, locaux désireux d'oublier que le monde semblait les oublier. Ils savaient être gais, tendres, parfois un peu violents. Il fallait bien de l'agitation. Mais au milieu de ces hommes oubliés dans leur solitude, j'étais là, oubliée parmi eux. Je servais les bières en silence.

Une semaine, deux semaines avaient passé. Quelques navires s'arrêtaient quelquefois en escale, dans ce petit port du bout du monde. Ils rejoignaient le Pacifique par le détroit de Magellan. Ils franchissaient le cap Horn. Parfois, ils allaient en Antarctique, ne devaient pas y rester longtemps.

Hors du monde, peut-être. Je venais parfois sur les quais, m'assurer que mon voilier se portait bien, et je repensais à ses marins de la mission Adélie. Où étaient-ils ? Avaient-ils trouvé les vertes terres australes, Groenland du pôle Sud ? Je pouvais les rejoindre. Il me suffisait de dire adieu à mon patron, et de larguer les amarres. Mais j'avais peur.

L'Endurance portait mal son nom. D'autres s'étaient risqués en Antarctique et y avaient connu la perte. L'expédition Endurance... Je n'étais pas la seule à rêver de conquérir le pôle Sud à bord d'une pauvre coque de noix. Les hommes peuvent se montrer bien prétentieux lorsqu'ils pensent pouvoir se mesurer à la Terre.

L'été était devenu la période que nous craignions par-dessus tout. Mais ce n'était pas tant la chaleur que nous appréhendions le plus, sinon les phénomènes météorologiques et leurs conséquences. Les sécheresses, parfois des cyclones, et surtout : les fontes records. Cette année n'avait pas fait exception. Je restais enfermée dans le bar, les volets clos, la clim à fond, les glaçons au réfrigérateur quand il ne tombait pas en panne.

Et je jetais régulièrement un œil aux dômes glaciaires qui se trouvaient dans le lointain. Ils fondaient, fondaient, fondaient... La mer grossissait à vue d'œil et l'eau se dilatait sous l'effet de la chaleur pour grossir encore les flots de l'Atlantique. Une fine couche d'eau vint envahir les rues du petit port et l'eau finit par grimper jusqu'aux étages. Je savais ce que cela signifiait : si à plus de mille mètres d'altitude, nous avions les pieds dans l'eau, alors les glaciers se mourraient, l'Arctique n'était plus qu'un océan sauvage et l'Antarctique se peuplait de lacs et de verdure.

J'ai longtemps pensé que c'était le grand combat des hommes du XXIe siècle : affronter la Terre elle-même, comme le point culminant d'une évolution de la guerre. Les hommes s'étaient battus pour créer définir leur nation ; puis les conflits avaient pris une dimension mondiale visant à instaurer un équilibre entre les sociétés. Jusqu'à ce qu'ils soient tous unis face à un même défi : survivre sur Terre. J'avais oublié que les hommes sont les hommes et qu'ils sont très doués pour s'entretuer car les derniers ilots d'humanité s'envolèrent sous les bombes des derniers puissants de ce monde, complètement sous le choc de ce qui leur était enlevé.

Après les désordres climatiques, les crimes des nations affolées par la crise, les virus échappés des glaces, il fallait une ultime Apocalypse.

Je me rappelle que mon patron m'avait appelé pour assister à cet ultime suicide des pays tempérés. La télévision ne fonctionnait plus, mais il nous arrivait d'entendre parfois les ondes grésiller à la radio. Un Américain qu'on appelait Guenimer se présenta comme un savant. Il expliquait que pour survivre, il fallait employer les grands moyens et transformer au plus vite la géomorphologie de la planète en écrasant les sommets et répartissant les terres. Il avait récupéré, dans la déroute des derniers dirigeants de Washington, la mallette des codes nucléaires. Il avait devant lui un gros bouton rouge, si théâtral, qu'il lui suffisait de presser, disait-il, pour entrer dans l'histoire en héros. Tout explosa. Les plus hauts sommets des Rocheuses, de la Cordière des Andes, des Alpes, du massif Ethiopien ou de l'Himalaya furent arrasés par le nucléaire et l'eau contaminée vint combler ces dernières étendues d'humanité. Il entra dans l'Histoire, mais en fou.

Je n'hésitai plus et je pris la mer. C'était une question de survie désormais. Mon patron resta sur place. Il me dit au-revoir sans un mot. Il s'essuyait le front pour éponger la sueur qui venait non seulement de l'angoisse, mais aussi de la chaleur montante. Ses deux yeux ternes et ridés ne se détachaient plus de l'horizon qu'il aurait aimé atteindre un jour à bord d'un petit voilier. Mais il était coincé sur terre et il devait mourir là planté devant la vision d'un monde s'écroulant petit à petit.

Il se sentait très fatigué, bien plus qu'à son habitude, et maudissait la chaleur moite et terrible qui s'abattait sur eux. Le soir venait, il s'écroula sur une chaise de son établissement et commença à perdre le contrôle de lui-même. Des brûlures qu'il n'aperçut pas tout d'abord venaient couvrir sa peau de cloques immondes. Des hallucinations perturbaient son cerveau et lui représentaient une Terre en hécatombe. Des visions d'horreur le prenaient à la gorge, affichant les corps desséchés, les mains tendus vers un invisible filet d'eau, les yeux brûlés par la chaleur aux pupilles presque blanches... S'il prenait de la hauteur, c'étaient des terres dévastées, aux arbustes brûlés et aux ouragans en furie ne cessant de tournoyer dans des déserts mornes, des nuits sinistres aux vents de Borée, jusqu'aux soleils implacables qu'il fallait fuir.

Les vertiges et les hallucinations durèrent toute la nuit. Puis, il se réveilla en sursaut en entendant des coups répétés contre sa porte. Il vint ouvrir aux vieux habitants du port, courbés par le temps et dont le regard s'éteignait déjà.

- 'Me sens pas bien, dit l'un d'eux. Sers-moi à boire, ça me fera oublier.

Ils furent trois, autour de la table. Parmi eux, le tavernier. Trois verres plein d'un liquide ambré dont les cercles concentriques exerçaient une fascination indéfinissable sur leurs propriétaires. Trois mains crispées sur le verre, dont les doigts tremblaient de plus en plus furieusement. Trois silences lourds, pénibles, mais que nul ne parvenait à briser. Trois êtres rabougris, pris dans un étau sinistre qu'ils ne parvenaient pas à quitter.

Immobilisés dans une torpeur qui les dévorait à petit feu, ils ne pouvaient ni se parler, ni se regarder dans les yeux. Ils cohabitaient dans une ignorance totale, chacun dans sa bulle, enserré dans son malheur.

La mort prit plaisir à étendre leur agonie sur quelques heures. Elle croisait ses doigts noueux de la hauteur d'où elle observait ces pauvres hères en ricanant tristement, car ces trois hommes mourraient isolés dans leurs pensées, dans une solitude d'autant plus paradoxale qu'elle n'excluait pas la coprésence. Notre cher tavernier mourut esseulé, juste à côté d'un autre ami esseulé.

Le monde s'était écroulé et quelques marins erraient sur l'océan à la recherche d'un peu de vie, d'un peu d'amour, d'un peu d'humanité.

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