Chapitre 1 (partie 1)

Au départ, ça avait été une bonne idée, ce voyage en Patagonie. J'avais toujours rêvé de découvrir le monde, peut-être d'en faire le tour, de quitter la maison trop calme où je ne m'étais que trop ennuyée. De recommencer ma vie, encore. On a toujours l'espoir que ce départ sera le bon.

Pourquoi la Patagonie ? L'autre bout du monde. Il fallait un changement radical pour changer de vie. Et puis la terre de feu, le détroit de Magellan, le cap Horn et ses légendaires tempêtes, les montagnes, les glaces et les soleils du Chili créaient un univers qui m'avais longtemps fait rêver.

J'avais quinze ans quand je suis partie. Je quittais un pays en détresse, qui connaissait ses premiers cyclones, coulait sous les inondations à répétition, sans savoir comment faire pour survivre.

On était nombreux à armer des bateaux sur le port. Les quais n'avaient jamais été aussi animés et pourtant je gardais de mon enfance le souvenir de la criée matinale quand le poisson arrivait, de la corne qui sonnait quand le ferry passait le phare, et des journées d'euphorie quand les navigateurs du bout du monde revenaient au pays après une course dantesque. Ils ne reviendraient plus. Ils s'en étaient allés vers des îles australes ou arctiques, loin des tempêtes et des cyclones. Et beaucoup devaient disparaitre, incapables de dépasser la barrière cataclysmique de l'Equateur.

J'avais récupéré le bateau de mon père, l'Endurance. A sa mort, j'avais acheté de quoi pêcher, ainsi qu'un dessalinisateur. A l'arrière du voilier, j'avais ajouté un petit potager, avec des tomates, des fraises, un citronnier, quelques pommes de terre. J'avais vu plusieurs navigateurs s'en aller au plus vite, sans s'assurer qu'ils auraient de quoi survivre. Beaucoup étaient morts de scorbut. Ils auraient mieux fait de rester à terre : ils seraient morts en croquant dans une belle pomme.

Et j'étais partie. J'avais attendu la fin de l'hiver, juste avant que le printemps ne pointe son nez. On parlait toujours d'hiver, mais il ne neigeait plus. Un soleil brûlant se levait tous les matins et venait plaquer sur la mer un miroir immobile. L'eau continuait de monter, encore, toujours. Elle avait déjà détruit bien des vies et mes parents s'en étaient allés. J'étais seule.

Je pouvais partir.

La traversée de l'Atlantique me prit trois longs mois. J'échappais par miracle aux drames de Neptune. Peut-être était-ce la période hivernale, ma bonne étoile ou la Providence... Il est vrai que nous n'étions encore qu'au prémice de la transition. Le temps était toujours capable de se montrer clément. Mais je n'eus à naviguer que trois mois. Trois mois où je m'allongeais sur le pont en maillot de bain pour bronzer en musique, où je me battais la nuit contre des vents contraires qui menaçaient d'arracher la toile, où je pestais au fin fond de la calle empêtrée dans des réparations techniques, tout engluée d'enduit et de colle... Trois mois où je songeais à ce que je laissais en France.

J'avais un tempérament sensible. Est-ce une richesse ? Une malédiction ? C'était moi, et c'est tout. J'écoutais les autres ; je ne savais pas quoi dire. Et j'étais seule. Aujourd'hui, je le vois comme une force : en France, les gens s'accrochaient. Ils ne voulaient pas perdre leur famille, ni leur réseau d'amis tentaculaires. Ils étaient heureux ; ils avaient trop à perdre. Et ils croyaient trop en leur bonne fortune pour penser qu'un jour, malgré les multiples avertissements, tout pourrait s'écrouler. Des raz de marée et des cyclones avaient tout balayé. La tour Eiffel était sous l'eau.

Rien ne me raccrochait à la Bretagne. Je l'aimais, bien sûr, comme on aime une mère nourricière. Mais un jour, mes parents étaient partis pêcher. Et je les attendais toujours. Je pris la mer et je jetais un dernier regard aux monts d'Arrée, pauvres moignons de terres menacés par l'Océan.

J'avais pensé « bout du monde », attirée comme un aimant par la Patagonie, et j'y avais vu des merveilles. Une nature sauvage, qui paraissait ne s'être jamais montrée aux hommes, peuplée de plaines arides et mystérieuses surmontées de leurs rochers abrupts et secs, dans des teintes glaciales ou brûlantes... La terre de feu. Et le vent, premier messager des tempêtes du cap Horn, mugissant comme tout être qui cherche à prouver sa force et imposer sa domination. Terre sauvage, terre si loin que les hommes la fuient et les éléments s'en emparent sauvagement, s'y livrant un combat ahurissant et sublime. Les hommes la fuient et je venais m'y réfugier. Les embruns jettent leurs larmes contre les vitres iodées du restaurant du port.

Les hauts plateaux rocheux de ces campagnes isolées en faisaient une forteresse contre la montée inexorable des eaux ; et sa latitude australe protégeait la région des cyclones monstrueux qui dévastaient les climats autrefois tempérés. J'avais laissé l'Endurance au port et je travaillais dans le bistrot du coin. J'aurais pu finir ma vie comme serveuse entre deux vieux marins argentins me comptant leurs extraordinaires aventures. Mais la planète n'avait pas dit son dernier mot.

- Agathe, passe un coup sur la table là-bas. On attend les marins du La Pérouse.

Je jetai un coup d'œil dans la salle sombre. Quelques lampes à l'abat-jour décrépi n'émettaient qu'une faible lumière jaune accentuant les contrastes et les clairs obscurs de la pièce. Elles éclairaient doucement les nombreuses maquettes de vieux navires confectionnées par les marins de passage et abandonnées là, dans ce port de Patagonie. Les cordages renvoyaient leur ombre dentelée sur les murs, striée sombre qui se superposait aux cartes racornies, vieillies, au doux parfum des âges et des voyages.

Je jetai un peu d'eau sur le bois sombre de la table et frottai vigoureusement avec mon éponge, sans trop penser. Il n'y avait que le sentiment à la fois réconfortant et perpétuellement troublant d'une vie arrêtée, entre quatre murs. Tranquille, sereine et pleine, et parfois ennuyeuse jusqu'au désespoir.

Je remis en place une de mes mèches rebelles, ajustai mon tablier, juste au moment où une poignée de marins faisait irruption dans la salle. Ils avaient la barbe piquée de sel, le regard éreinté où luisait toujours l'éclat féroce d'une vigueur prête à affronter les plus terribles tempêtes, la démarche bancale qu'adoptent ceux qui ont trop pris l'habitude du roulis marin, le teint rougi par les bourrasques amicales et violentes du vent, et l'air fier. Tous portaient des K-Ways jaunes, épais, au logo "Mission Adélie", et de grandes bottes en caoutchouc. Leurs bonnets et leurs gants bien épais confirmaient qu'ils ne souhaitaient pas passer le cap Horn : ils descendraient toujours plus au sud. Il y avait quelques femmes, au même accoutrement. L'une d'elle avait enlevé son K-Way et posait sa main sur son ventre, serrée contre un jeune homme au visage tout aussi dissimulé par la barbe que ses compagnons de voyage.

- Vous voulez quoi ? Lançais-je, un calepin à la main.

Des bières. Sauf la jeune femme sans K-Way qui voulait un thé. En préparant la commande, je me dis que j'étais bien seule, coincée dans mon trou en Patagonie quand des hommes sillonnaient les mers et le monde, à la rencontre de nouveaux paysages et de nouvelles personnes. J'admirais leur courage, leur force, leurs rires même, et leur servais la commande.

Ici, les gens étaient peu loquaces. Gentils, certes, mais peu loquaces. Alors, c'était une forme de solitude au milieu des autres. Mais peut-être valait-il mieux le silence que les injures et la haine ?

La nuit tomba doucement. Je m'étais accoudée au comptoir et me balançais rêveusement au son de l'harmonica qu'un marin faisait chanter. Comme on me rappelait pour passer une autre commande, je m'approchai et lâchai :

- Vous allez en Antarctique ?

- Oui. Mais vous êtes française ? S'étonna l'un des hommes.

- Oui.

- Tu habitais où ?

- En Bretagne.

- Ça fait longtemps que tu es partie, alors ?

- Dix ans. J'avais quinze ans. La Bretagne a disparu deux ans après mon départ. Mais je n'avais plus de famille, plus d'attache.

- Il reste la Savoie encore, une partie des Pyrénées et du Massif central. On parle de république alpine. Mais c'est plutôt le chaos. Ceux qui ont survécu ne savent plus comment faire. Ceux qui ont un bateau s'en vont. On ne les revoit pas beaucoup. Ce ne sont pas des marins. Tes parents étaient marins ?

- Ils pêchaient.

- Tu veux venir avec nous ? En Antarctique. Il y reste quelques terres émergées.

J'hésitai. Ils étaient français. Ici aussi, je n'avais aucune attache. S'installer en Antarctique, en ces temps de troubles climatiques, était une idée qui séduisait de plus en plus et j'y serai sans doute bien mieux qu'à attendre dans ce vieux bar salé que la vieillesse vienne me cueillir. Mais j'étais timide, lâche, faible... J'avais encore tout à apprendre. Je fis non de la tête et m'enfuis précipitamment en baissant les yeux. Leur proposition m'avait mis terriblement mal à l'aise. Je craignais qu'on découvre qui j'étais, à quel point je manquais de confiance en moi-même, et je préférais fuir. L'image que je laissais dans leur esprit n'était pas encore ternie et je sauvais mon honneur.

Mais comme l'âme est parfois contradictoire, je rêvais de pouvoir trouver un jour l'oreille attentive qui écouterais mon histoire, tout en redoutant les jugements acerbes qu'attirerait nécessairement mon récit. J'hésitais, je balançais, et je prenais toujours la fuite, pour me cacher dans l'ombre du comptoir.

La nuit était bien avancée lorsqu'ils partirent. Ils avaient enrichi l'air de la taverne de quelques mélodies joyeuses, brûlantes, et mélancoliques. La pluie s'était invitée pour chanter ses notes de cristal en battant les pavés des rues du port. Le roulement des vagues et le grondement du vent s'étaient improvisés basses pour ce concert étonnant dans la taverne de Patagonie. Une poignée d'hommes, oubliés du monde. Une poignée d'hommes en suspens entre deux temps, deux époques, juste avant la crise. Ils prenaient le temps de chanter. Je prenais le temps de rêver en les écoutant.

On les oubliait, dans cette taverne. Il n'y avait rien à dire, rien à penser sur ce petit trou du monde où venaient s'enterrer les marginaux du monde ou les fous d'aventure. Mais qui parmi eux, qui parmi les habitants de la Terre, pouvait seulement imaginer qu'ils ne suffiraient que de quelques semaines pour que le destin du monde repose sur cette fameuse poignée d'hommes ? 

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