XI

Mais ce séjour à l'hôpital n'eut point pour seule conséquence la promesse que fit Théodore de n'y jamais retourner de sa vie : elle en eut une autre, plus fâcheuse pour lui, qui concerna son poste de professeur de français.

On avait longuement interrogé l'élève qui l'avait frappé, sous l'assistance de deux ou trois avocats fort experts, afin de connaître les motivations de l'adolescent qu'on ne souhaitait surtout pas priver du droit de se défendre. Il est vrai que se jouait dans cette explication la place de l'élève dans l'établissement, et il y avait des procédures subtiles qu'il fallait suivre et qui donnaient au moins largement autant de droits au coupable qu'à la victime : la société était bien faite et l'enfance, même criminelle, surtout criminelle, était abondamment chérie, et l'on y tuait couramment en toute impunité avant d'avoir atteint l'âge adulte.

Le gamin, qui n'avait pas grande justification pour son geste, finit par se souvenir de ses soupçons impliquant une relation entre son professeur et Marie : il les dit sous l'incitation d'un de ses hommes de loi qui estimait en lui-même que la plus digne façon de se défendre est évidemment de mordre et de déchirer à pleines dents dans toutes les directions jusqu'à ce qu'on trouve une chair bien tendre et propre à recevoir les coups dont on était la cible. Il fallait vérifier cette suspicion : on convoqua Marie qui, n'étant guère au fait du droit de cette société où elle avait vécu un peu comme marginale, n'eut pas la présence d'esprit de mentir et de tout nier comme ses contemporains l'eussent fait : oui, elle aimait son professeur – l'idée parut bénigne et acceptable, la perversion universelle se chargeant toujours de fabriquer un semblant d'amour envers tous ceux qu'on ne pouvait pas atteindre –, et oui M. de Malpenser l'avait invitée à un dîner qu'elle avait accepté : cette représentation fit crier scandale, chacun se figurant aisément en lui-même les pensées qui avaient présidé à cette invite et que la seule vue de Marie inspirait à la plupart. On lui fit avouer qu'elle avait embrassé son professeur : le cas fut jugé pendable, et elle eut beau prendre sa défense en prétextant qu'il n'avait fait que recevoir sans se défendre ses lèvres, on ne l'écouta même pas : le lendemain Théodore fut convoqué au rectorat.

Le professeur, encore convalescent, pensait tout d'abord qu'on le requérait pour porter plainte et recevoir sa déposition, mais il avait eu toute la nuit pour y renoncer, jugeant que son élève ne l'avait frappé que par incompréhension et qu'il saurait, par de plus nobles motifs que ceux de la loi, lui inspirer le repentir suffisant à ne pas recommencer. Aussi déclara-t-il en préambule devant un parterre de recteurs, d'inspecteurs et de toutes sortes de gens spécialistes de l'éducation qui, de leur vie, n'avaient parlé qu'à deux ou trois enfants, ayant eu bien soin de n'en pas avoir eux-mêmes, sa décision de ne point poursuivre son agresseur : cette déclaration d'emblée le fit mal entendre, et avec la plus grande suspicion : s'il n'était point plaignant, c'est qu'il était forcément le coupable ; il fallait donc le punir. Un homme qui ne s'était point présenté, aux allures à la fois de juge et de bourreau, lui rendit les conclusions de l'interrogatoire qu'on avait mené sans lui, et demanda si Théodore y souscrivait : toutes les nuances étaient déformées que le professeur se chargea de rectifier, mais on ne l'entendit qu'approuver. La séance fut close, le temps de délibérations. Sept minutes plus tard, le jury se représenta et fit entendre sa sentence : le professeur de Malpenser était révoqué.

Ce jugement scandalisa Théodore qui naïvement ne se représentait pas qu'on pût le renvoyer pour une faute qu'il n'avait pas commise ! Mais comme il avait eu sept minutes pour s'apprêter à cette décision, il prit aussitôt la parole, qui glaça son auditoire : il menaça ouvertement cette cour incompétente de poursuite, et il le fit avec tant d'artifices que le jury suspendit son jugement : on s'était trompé peut-être, il fallait certainement reprendre les délibérations. On estima du moins que pour défendre Marie, on devait éloigner son professeur : ce dernier y consentait-il ? Au comble de la fureur, Théodore sentit passer une aubaine vengeresse et commanda à retourner chez lui, près du domaine de Malpenser dont il languissait depuis des ans. La procédure ordinaire fut donc requise : le jury accepta. Théodore ignorait qu'on menait ainsi depuis des décennies et des siècles les professeurs les plus nuisibles et récalcitrants : on les mutait exactement où ils voulaient se rendre. C'était même devenu une technique parmi les plus retors qui ambitionnaient de rentrer chez eux : feindre quelque dysfonctionnement, frapper quelque élève sans raison ; on était garanti de retrouver les charmes du foyer natal ou du pays rêvé. La réputation et l'honneur souffraient un peu de ce procédé, mais on ignorait presque tout à fait ce dont il s'agissait, et l'on n'était plus à l'époque de prétendre aux scrupules et aux cas de conscience. Pourtant Théodore, lui, dans cette décision, se sentit tout autant satisfait que navré : c'est qu'il ne reverrait plus Marie, la belle Marie qu'il avait tant aimée.

Dès le lendemain il s'enfuit, la mine basse, sans pouvoir même parler à sa bien-aimée qu'on avait interdit de revenir au collège pendant plusieurs jours. Il partit donc, quittant ce lieu funeste de laideurs grises et de mornes quartiers que jamais il n'avait feint d'apprécier, et prit la direction du manoir des Malpenser. Cependant il n'y entra pas tout de suite, voici pourquoi :

La demeure abandonnée depuis des ans avait été investie par une bande de parasites – chômeurs riches et obèses avecque leurs enfants méchants et leurs épouses difformes. Quand Théodore prétendit à entrer chez lui, on lui en interdit l'accès : les serrures des portes avaient été refaites et ses protestations indignées ne trouvèrent pas même quelque semblant d'âme pour l'entendre. Il voulut entrer de force : la force n'était pas permise, et les occupants étaient armés. Deux nuits d'hôtel au prix scandaleux – les marchands de chambre étant, de toutes les sociétés, avecque les banquiers et les notaires, ceux dont on se fait voler le plus aisément et avec le plus de légales et insupportables procédures – obligèrent Théodore à requérir main forte auprès du droit : on lui fit savoir qu'on connaissait fort cette famille dont les vices étaient connus de longue date, qu'elle rencontrait souvent police et magistrats depuis des lustres, que n'ayant pas de quoi rendre l'argent qu'elle devait on lui faisait cadeau de ses dettes au gré d'une chose fort généreuse qu'on appelait alors insolvabilité, que ses enfants étant mineurs et toujours chargés des plus grandes fautes on ne les punissait point au gré d'une chose fort généreuse qu'on appelait alors irresponsabilité pénale, et aussi qu'il faisait bien froid depuis l'automne et qu'on ne pouvait point renvoyer des occupants d'un foyer depuis le premier août jusqu'au trente-et-un juillet de l'année suivante, au gré d'une chose fort généreuse qu'on appelait alors trêve hivernale. Le mieux, admit le policier auprès de qui Théodore fit valoir sa plainte, était de payer les occupants pour qu'ils déguerpissent de bon gré, mais il y avait au fond bien peu de chances qu'ils y consentissent, vu la façon dont ces gens avaient déjà profité des dons de la société. Quant à faire intervenir une escouade, il ne fallait pas y penser : la chose était payante, dangereuse pour tous, et l'on aimait moins le danger que le droit, en particulier quand des enfants y étaient mêlés.

Théodore quitta le commissariat dépité et furieux, n'ayant pas même eu le temps depuis son départ de penser à l'infortune de sa séparation d'avec Marie.

Le troisième jour, il rusa, ce qui lui occasionna une dépense : il se renseigna, puis fit imprimer des papiers annonçant une remise exceptionnelle à saisir ce jour pour quelque voyage d'une semaine à Casablanca. Il fit placarder ces promotions devant chez lui, tout en demeurant aux aguets : l'appât finit par prendre et toute la famille indésirée quitta son refuge pour se rendre à l'agence qui ne les comprit point. Théodore en profita pour briser la porte de chez lui, investir les lieux et changer les serrures. Les squatteurs déçus de l'escroquerie eurent l'audace de revenir : il les accueillit assez convenablement dans sa forteresse pour les dissuader de se représenter, jugeant qu'insulter, que menacer à la batte, que molester des gens comportaient infiniment moins de risque pour lui que de faire valoir son droit, ce en quoi, comme chacun le sait, il avait parfaitement raison.

Entre-temps, la demeure empuantie avait été grandement dégradée : les murs étaient salis, les tableaux volés, les marqueteries gravées ; le plus douloureux fut la bibliothèque qu'il trouva saccagée, au milieu de laquelle on avait chié : ses livres chéris avaient servi pour quelque ignoble usage. Théodore, découvrant cela, se retint de pleurer, mais il en fut plus choqué que s'il avait découvert un cadavre : les hommes de son temps, savait-il, ne valaient pas autant que ses ouvrages.

Il commença un ménage méticuleux qu'il abandonna vite, découvrant à mesure l'étendue des dégâts, des infamies, des sévices. Il erra tristement dans ce château ainsi qu'une ombre : ses bras ballants recevaient la noirceur de l'édifice dont les lustres avaient été arrachés. Tout y sentait la pisse, la décrépitude et l'humidité : il trouva qu'il ne pouvait plus s'y laver, parce que les sanitaires avaient été utilisés à saigner du bétail pour quelque fête religieuse qu'il n'approuvait point. Heureusement, il touchait encore son salaire de professeur dont l'administration n'avait pas eu le courage de le priver, et il parvint encore à vivre.

Comme la mairie de ce lieu avait appris son retour, il ne tarda pas à recevoir une lettre qui l'enjoignit à payer d'autres taxes. C'est que l'état, mesurant le manque de place où l'on était pour s'établir dans la région, avait fait voter une loi obligeant fiscalement ses citoyens à ne point disposer de plus d'une certaine étendue pour prospérer. Théodore avait reçu par legs tout un domaine dont il n'avait pas justification de l'usage : il fallait séparer tout cela en lots nombreux qui devaient servir à agrandir les lotissements alentour, ou bien payer chaque année plus que le propriétaire n'était capable de verser en dix ans.

Théodore ne put cette fois-ci faire valoir son scandale et la qualité de son écriture : une loi, explicite, l'empêchait d'obtenir gain de cause. Cette loi de surcroît était renforcée par une idéologie inattaquable, fondée sur quelque idée d'écologie : il est vrai que des habitants se pressaient au bas de la colline des Malpenser, attendant la désertion du propriétaire des lieux dont ils avaient un temps espéré la mort : ce vaste espace de forêts, d'herbes, de chemins et d'eaux suscitait alors bien des convoitises. On admettait que pour appartenir au plus grand nombre, il fallait parcourir tout cela de bitume et le recouvrir de maisons basse-consommation toutes identiques et laides. La société même était bâtie de cette contradiction que pour garantir l'avenir de la nature, il fallait renoncer présentement au plaisir d'en profiter. Il n'y avait pourtant pas mille moyens d'obtenir ce qu'on voulait – la pureté des arbres et un sol fertile : l'homme devait cesser de croître et de proliférer. Mais toute l'écologie moderne était soumise et vouée à ce paradoxe infrangible qu'on refusait de remettre en cause : l'humanité devait multiplier. Théodore songeait combien insensées étaient les propositions en faveur de l'environnement : il ne fallait point interdire les ordures, ni les voitures, ni les cheminées, ni les pets de moutons, il fallait cesser d'encourager les hommes à faire des enfants et conserver leur nombre à peu près comme il était, au risque de voir toutes les saines choses de la nature péricliter et finalement disparaître.

Théodore résista longtemps aux poursuites. Il s'enferma dans ce manoir où il savait qu'on ne pouvait le chasser avant des ans. Mais la république commandait à son expulsion, et la république a des droits que les citoyens n'ont pas : elle s'acharna avec des arguments moins légitimes mais plus légaux. Pendant trois ans, l'habitant résista, demeurant toujours chez lui, se faisant livrer tout ce dont il avait besoin. Bien sûr, il ne se rendit point au collège où il avait été affecté, et bien sûr il continua de percevoir son salaire, comme cela se fait encore couramment aujourd'hui : simplement, on lui trouva un remplaçant qui prit un congé maladie longue durée, et un remplaçant remplaça le remplaçant – ainsi, trois salaires payaient sa place, mais la place était effectivement occupée et les parents d'élèves ne râlaient point.

À la fin, comme il sentait que les pressions augmentaient et devenaient pressantes, il fit une chose qu'il n'aurait jamais crue : il négocia le prix de son domaine qu'il déclara vouloir vendre à l'État. Ses résolutions étaient prises, il avait eu le temps d'y songer. La municipalité lui proposa une somme pitoyable, indécente, honteuse : il s'y attendait. Il fit valoir auprès d'un journal local qu'il était prêt à vendre ce lieu auquel un si grand nombre prétendait, et que la ville lui proposait un montant ridicule qu'il eut l'audace de faire connaître : tout le monde, sachant les loyers que la municipalité faisait payer à ses locataires, s'en offusqua, et presque à sa place. À la parfin, une délégation demanda à Théodore de fixer son prix, qu'il communiqua par voie de presse, en un tour magnifique : il fit voir combien il avait racheté ses propres terres il y avait des années lors de la succession de son grand-père, et il demanda sur ce montant le surplus de l'inflation. On ne put lui refuser par pression des foules cupides, et la ville s'endetta sur soixante ans : il devint aussitôt riche.

Mais au moment où il dut quitter son foyer, il regarda les murs, contempla les meubles restants, arpenta les escaliers en spirales et les salles modelées d'alcôves délicates et de moulures fines ; il admira par les fenêtres la vue splendide qu'on avait sur son domaine, par un couchant nostalgique où la lumière effondrait ses derniers rayons dans l'horizon d'azur, et dégoûté, enfin remis d'un seul coup de sa dépression d'univers, il fit une chose pour laquelle il n'avait aucun droit.

Il sortit de la demeure – ses affaires étaient prêtes. L'habitation, il le savait, devait être détruite : le tolérerait-il ? Il contempla l'édifice une dernière fois, alluma la mèche de tissu qu'il tenait dans sa main gauche au bout d'une bouteille, et il jeta le tout par la fenêtre du salon, au cœur du manoir qu'il avait inondé de carburant. La bâtisse se désintégra en moins de trois heures, et les pompiers n'y purent rien.

Théodore ne bougea pas, assista à tous les efforts inutiles pour sauver le séjour de ses aïeux. Des larmes étranges coulaient le long de son visage, dont on ne savait si elles étaient de tristesse ou de béatitude : il y avait des deux. On ne toucherait plus jamais au vestige des grands hommes qui l'avaient précédé – ni lui non plus.

Une fourgonnette de police vint le chercher. Il avoua, bien qu'il n'y eût pas grand crime à incendier un bâtiment qu'il eût coûté plus cher à l'État de détruire par petits bouts, comme la législation l'obligeait. Il fut cependant jugé en comparution immédiate, et quoique riche, écopa d'une peine de deux mois de prison ferme, qu'il devait purger avant de profiter de sa fortune. Il les fit, voici de quelle manière :

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top