VIII

Théodore était seul, aussi seul qu'on peut l'être, c'est-à-dire : il n'avait pas d'ami. C'était un homme d'absolu : il voulait quelqu'un d'admirable qu'il pût considérer son égal ou son mentor, il n'avait autour de lui que des subordonnés, les derniers des valets de ses livres.

Il se morfondit alors. Le monde ne lui était plus une joie. Il lui tardait de rentrer chez lui, mais il lui fallait encore perdre du temps loin de son domaine et du manoir, car il était trop jeune encore, trop inexpérimenté pour gagner un établissement facile où l'expérience n'avait pas le moindre intérêt.

Ses collègues, qui le méprisaient pour son évidente supériorité, ne l'aimaient que parce qu'il se taisait auprès d'eux : il avait l'air de vouloir se faire pardonner d'être beau et distingué, c'était toujours quelque chose comme de la repentance. Et selon l'adage, il fallait toujours pardonner au pénitent.

À force d'être seul, il dépérit un peu. Il n'avait pas les moyens de se payer les livres qu'il avait dans sa bibliothèque, là-bas au manoir où il ne pouvait se rendre, faute d'argent – et d'ailleurs, beaucoup ne se vendaient plus. Il avait besoin d'aimer : il ne trouvait personne d'aimable parmi ses pairs. Le monde était fou, il avait constaté comme les femmes étaient fausses. Il en avait par hasard séduit quelques-unes qui, plus bêtes qu'il n'aurait cru, ne demandaient à peu près que le viol. Il les satisfit, non sans mesurer la petitesse des ambitions féminines, car il les faisait souvent rire sans qu'elles pussent entendre ses plaisanteries : il l'avait compris, l'humour pour elles n'était qu'une invite, qu'un piège, et il présageait comme elles seraient avec leurs futurs maris auprès de qui tout à coup, la bague au doigt, elles ne souriraient plus. La schizophrénie, chez elle, était la règle : il les détestait d'autant qu'elles ne l'aimaient jamais vraiment ; elles ne cherchaient même pas à le connaître, car elles ne savaient pas ce que signifiait connaître quelqu'un : elles n'avaient qu'elles à explorer, et c'était comme chercher au fond d'une assiette plate, vide et transparente : il ne leur semblait pas qu'il y eût une raison pour que le reste du monde fût très différent d'elles, et, à l'époque dont nous parlons, il se peut fort qu'elles n'avaient pas du tout tort.

Mais Théodore, ne se donnant pas le droit de haïr, éprouvait toujours instamment le besoin d'aimer. Comme il ne recevait nulle bonne surprise de ces adultes viles et décérébrées qui l'environnaient, il trouva que certaines de ses élèves étaient douées et pures : il les aima. La chose, il le savait, était dangereuse dans son monde aveugle et puritain, mais il ne craignait rien tant qu'il se taisait, tant qu'il ne montrait rien : d'ailleurs, ces filles, il ne les désirait pas, il les regardait à peine : il les aimait. C'est-à-dire qu'il les admirait à tour de rôle, car parmi elles plusieurs n'étaient point perverties, et comme il avait cette pédagogie étrange de faire réfléchir ses élèves, beaucoup en étaient reconnaissants et l'admiraient aussi ; or, cette admiration mutuelle est toujours le début de l'amour. Même, il aimait le plus celles qu'il croyait surprendre à l'admirer le plus, car il trouvait dans cette faculté de percevoir la grandeur une pureté, une honnêteté, une bonté qui le touchait mieux que tout le reste.

Heureusement pour lui, il n'aimait pas longtemps ses élèves. Quand il en avait élu une, il l'explorait de toute son âme, l'idéalisait, songeait à ses manières délicates et à ses questionnements naïfs, et puis le lendemain, quand il retournait lui faire cours, il la trouvait assez commune et décevante, une gamine de treize ou quatorze ans, assez mature sans plus. Ses amours duraient un jour et une nuit, peut-être deux ; il n'y pensait jamais du reste pour satisfaire quelque besoin physique ; c'était plutôt, quelque désir moral d'aimer, mais d'aimer vraiment, sans toutes les turpitudes du corps, qui l'envahissait par passades.

Il rencontra Marie la quatrième rentrée de sa carrière, et il l'aima elle-aussi. Mais l'amour, cette fois, fut plus long.

Marie était déjà une belle jeune femme : ceci n'est point hypocrisie pour signifier une excuse à Théodore, c'est la vérité. Elle avait de la finesse et de l'élégance, ayant grandi dans une famille de parias : des intellectuels. Son père et sa mère écrivaient des articles littéraires dans une revue élitiste, et ils avaient rencontré quelque nécessité de lire autrefois des textes anciens et d'en comprendre les fondements. Marie avait été élevée avec cet héritage.

Dès le début, Théodore sentit que les choses étaient différentes avec elle, car il ne chercha pas à l'idéaliser, et même, il ne la choisit pas d'emblée parmi ses élues d'un jour : son inconscient l'ignora, sans doute par crainte du péril. Mais comme il devait faire classe et qu'il n'avait guère de raison de se faire moins admirable qu'il n'était, elle l'admira un peu, et lui demanda quelques petites choses précises sur des auteurs dont il avait parlé. Un jour, elle ne put se procurer un livre qu'il avait vanté et que tous ces imbéciles d'éditeurs avaient oublié de réimprimer : il lui prêta le livre, pente fatale. Car on ne prête jamais une chose avec d'autre espoir que de toucher la main qui vous la rendra, ou bien il faut être singulièrement inconséquent : Théodore ne l'était pas. D'ailleurs, il ne prêtait point ses livres depuis qu'à maintes reprises on les lui avait rendus abîmés ; à plus forte raison un livre rare, dans un cartable de collégienne, n'aurait jamais dû partir de chez lui. Il le laissa aller, pourtant.

Marie le lui rendit en bon état : première surprise. Deuxième surprise : elle l'avait lu. Troisième surprise : elle en parlait plutôt bien. Théodore en fut assez retourné pour commencer à l'aimer, ce qui n'eût guère présenté de conséquences s'il n'avait songé à converser avec elle.

Cette faute flagrante admet une circonstance atténuante qu'il faut ici expliquer. Notre jeune homme était malheureusement pourvu d'un esprit classique et absolu : il ignorait à peu près le tabou des rapports entre adolescents et adultes. Nous savons tous aujourd'hui que l'idée, la seule idée, d'une affection mutuelle entre une jeune femme de dix-sept ans et un homme si mûr qu'il en a dix-neuf est capable de révulser les yeux, de répugner à l'âme, de faire hurler à l'attentat à la pudeur pendant des mois toute une société idéale et civilisée. A fortiori, Théodore en avait vingt-neuf et Marie seulement quatorze : ce fait est suffisant pour refermer ce livre et faire condamner l'ouvrage. On imagine sans peine de nos jours, rien qu'à placer ces deux images ensemble – un homme, une adolescente – les débauches les plus notoirement insensées, la perversion la plus incontestable, le vice le plus crapuleux et abusif – sexe, orgie, vidéo, sado-masochisme, pressions morales et pulsions dévastatrices et dépravées de l'homme immonde. Mais Théodore n'en avait pas la plus petite conception, ô ignorance inadmissible : il n'avait seulement pas regardé le corps de Marie, il préférait voir en elle et dans son âme. L'idée d'un lit ne lui avait même jamais traversé l'esprit : il ne la trouvait belle que depuis qu'il l'avait sentie intelligente et sensible. Même, s'il l'avait désirée, il ne l'aurait point aimée, car il se serait défié de lui-même, sachant comme la luxure conseille mal. Il aimait noblement : elle était douce, Marie ; or, cette imprégnation des mœurs de notre haute et estimable société ne s'étant point faite en lui, il n'envisageait pas les cuisses d'une femme, les fesses d'une femme, les seins d'une femme, les lèvres d'une femme, avant de la choisir ; l'idée d'arracher de plaisir les cheveux d'une femme n'entrait point dans ses critères de prédilection ; et il n'avait pas comme nous autres, parmi les questionnements intérieurs qui déterminent en premier lieu la fréquentation et le choix d'une compagne, la nécessité de se figurer quels sous-vêtements elle pouvait porter pour plaire et si elle pratiquait régulièrement la fellation comme conviction ou par simple habitude.

Il aimait – et l'on voit que ce mot dans les livres anciens signifiait autrefois tout à fait autre chose qu'aujourd'hui. Il ne concevait rien de ces mœurs saines parmi lesquelles il vivait, de ces mœurs solides et avancées où la taille et l'ouverture d'une bouche préludent aux bonheurs inestimables que nous connaissons tous grâce à Dieu.

Il eut la sottise, Théodore, d'inviter Marie à dîner. Il était si innocent qu'il ne prit point quelque travail pour prétexte, comme tant de pervers honnêtes : il téléphona carrément aux parents de la fille pour leur signifier qu'il voulait mieux la connaître car elle lui plaisait assez et souhaitait mesurer pleinement cette grâce entrevue qui l'avait tant touché.

Les parents acceptèrent : la demande, il est vrai, les surprit, mais ils avaient déjà rencontré le jeune professeur qu'ils avaient jugé un être recommandable. Ils offrirent à Marie de poursuivre la conversation téléphonique : il lui répéta son souhait, avec franchise et distinction, et elle accepta avec beauté, car tout en elle n'était que beauté.

Et bien sûr, il viendrait la chercher chez elle, car elle n'avait pas le permis.

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