VII

La société où vivait Théodore existait dans un état d'hypocrisie continuel dont on ne savait s'il fallait s'en louer ou s'en plaindre. Chacun était insatisfait et convoitait la situation d'un autre, mais relativement à ses propres droits particuliers, chacun pouvait s'avouer content et favorisé.

Théodore, qui avait lu, ne pouvait s'empêcher de trouver à tout cela quelque relent de 1984 et de Fahrenheit 451, bien que rien ne fût véritablement érigé en doctrine comme dans ces livres glaçants.

Il y avait certes la culture de la bonne pensée, mais sans parti unique, sans complot redoutable ni vrai mensonge d'état. Il y avait la censure, mais tout le monde s'en jugeait satisfait : les censeurs étaient les citoyens. Il y avait les arrestations, mais elles n'étaient arbitraires que relativement à un idéal devenu inaccessible à la compréhension de tous. Il y avait les suicides aussi : on mourait beaucoup sous sa propre main, mais une campagne du gouvernement tâchait de les prévenir, d'en révéler la faute morale, la lâcheté, la maladie. Ce n'était pourtant dans ce monde altéré que l'expression d'une vertu intuitive, la dernière peut-être, d'un courage puissant, l'ultime gloire de l'être humain, d'une santé mentale sans faille, quelque suprême signe d'équilibre car il fallait être fou pour vivre la moyenne d'un siècle d'existence à laquelle on avait droit dans ce monde exaspérant.

Justement, un autre paradoxe était que chacun passait sa vie à espérer la retraite, et que chacun qui la vivait passait ses dernières années à regretter les jours de son activité. La raison en était simple et tenait pour beaucoup d'une chose qu'on appelait « régime des retraites » et qu'il convient d'expliquer ici.

Dans les débuts de la république, on avait constaté comme la misère imprégnait les couches de la société qui ne travaillaient pas, parmi lesquelles les vieillards dont la force de travail expirante n'incitait plus les employeurs à les garder. Or, la société vieillissait par l'efficacité d'une autre chose qu'on appelait le progrès scientifique, de sorte que les vieillards étaient toujours plus nombreux, et qu'il était quelque peu embarrassant pour une société neuve et développée de croiser à tout coin de rue une troupe de mourants en loques qui quémandaient dans l'indifférence générale. Un tel état de choses ne pouvait s'accommoder avec l'image de justice et d'accomplissement qu'on voulait transmettre de la république : il fut donc décidé, chose salutaire, qu'on ne laisserait plus agoniser comme cela nos aînés, et qu'après le temps de leurs premiers déclins ils pourraient demeurer en repos, l'État fier de leur ancien service, dans le bénéfice d'une pension jusqu'au trépas.

Belle et noble idée ! Mais il fallait de l'argent pour cela, et l'on n'en avait point : un homme politique, passé maître dans l'art des escroqueries les plus indignes, fit croire au monde qu'il n'était nul besoin pour payer un sou de le posséder soi-même : il suffisait qu'un autre le possédât. On appela donc solidarité le système d'une société où les travailleurs, appelés actifs, dépensaient pour les vieillards qu'ils méprisaient, qu'ils haïssaient, qu'ils eussent voulu pendre l'un après l'autre à la première occasion, les pensions dont ceux-ci se régalaient. Cette pension, bien sûr, devait être la même pour tous, attendu qu'un homme qui ne fait plus rien ne doit point se distinguer par l'argent qu'il touche d'un autre homme qui ne fait également plus rien.

Cette idée de solidarité dégénéra parce qu'on avait feint de ne pas s'imaginer qu'un jour l'actif serait moins nombreux que le retraité et qu'à la fin il faudrait payer beaucoup plus à l'actif que cet actif ne pouvait posséder. On jugea aussi qu'un actif millionnaire méritait une pension de retraite de millionnaire, et qu'un actif pauvre valait en vieillard une pension de pauvre. On considéra qu'un homme ne pouvait prétendre à la retraite que s'il avait été actif, et si son activité avait été assez longue. On estima qu'un actif fatigué méritait une retraite anticipée, mais démontrer cette fatigue était impossible, d'autant qu'elle pouvait être psychologique et que les moins éreintés étaient ceux qui se plaignaient souvent le plus fort. Il arriva à la fin ce produit intéressant et admirable : la misère imprégnait les couches de la société qui ne travaillaient pas, parmi lesquelles les vieillards dont la force de travail expirante n'incitait plus les employeurs à les garder.

Au surplus, on était parvenu au résultat que l'actif méprisait le vieillard parce qu'il payait pour lui plus qu'il ne recevait lui-même, que l'actif détestait l'actif qui ne bénéficiait pas des mêmes conditions de retraite que lui, et que le vieillard avait la nostalgie de l'activité parce que souvent il touchait fort peu, et aussi parce que n'ayant jamais appris à se servir de sa caboche du temps où le travail l'abrutissait tant qu'il ne songeait qu'à souffrir pour offrir des pensions à des croulants qui, croyait-il, se la coulaient douce, il ne savait plus quoi faire de tout ce temps libre qui se déployait infiniment devant lui, n'ayant pas même l'esprit d'avoir jamais ambitionné de faire quelque chose que travailler : un néant naissait dans un cerveau, qu'on tâchait de ne point montrer. Il eut été embarrassant en effet de dire qu'on ne se repaissait pas de cet état qu'on avait tant désiré et pour lequel on avait tant haï : mais fort heureusement, tout cela s'appelait : solidarité.

De cette hypocrisie omniprésente et souhaitable prenaient leur essor « les médias », invention moderne et gratuite, garantissant la paix. La « télévision » informait de ce qu'il fallait penser, mais, n'empêchant point de penser par elle-même, elle n'interdisait nullement de penser tout l'inverse, créant une scission non seulement entre les espaces publics où l'on professait et les espaces privés où l'on discutait, mais aussi dans l'esprit des citoyens qui, à force, devenaient tous plus ou moins schizophrènes. La chose ainsi dite est un peu compliquée et théorique : il faut y apporter des exemples concrets.

En plus de détester le vieux, le citoyen détestait l'étranger, le pauvre, le con. C'était un fait : le citoyen, fort de l'éducation qu'il avait reçue et dont nous avons déjà longuement parlé, ne voyait pas au-delà de cela : l'autre lui coûtait, et il n'avait peut-être pas tort. Mais ces duretés ne pouvaient être dites, elles ne l'étaient pas publiquement. Voilà donc mon exemple : un bateau franchissait un détroit avec à son bord cinq ou six cents immigrés qui s'échouaient tout ou partie. Les médias languissants s'en plaignaient, c'était un scandale, une honte, pays d'accueil, ô mère patrie ; les politiciens prenaient aussitôt le relai, c'était un scandale, une honte, pays d'accueil, ô mère patrie : ils ne représentaient personne. Les spectateurs voyaient défiler des cadavres foncés sur une mer claire où ils eussent aimé prendre des vacances : le fait ne les choquait pas, sinon qu'à la place des émigrés ils n'eussent point quitté leur pays en fuyards pour se foutre en un lieu où personne ne les voulait et où, au surplus, d'autres devaient payer pour cette salve de misère humaine, loqueteuse et sans bravoure qui ne leur ressemblait même pas.

Autre exemple : un avion s'effondrait, tuant trois cents personnes : larmes, affliction, désastre, ô sinistre destinée des hommes : discours public et de bon ton. Mais bon dieu : qui étaient donc tous ces gens qui pouvaient se payer un voyage en avion et qu'au surplus il fallait plaindre ! On mesurait l'argent supplémentaire que les impôts réclameraient pour dégager l'épave, et on pestait, on maudissait la mauvaise fortune non d'avoir tué tant de gens, mais de ne point avoir effondré l'engin quelque part où il n'en coûterait rien.

Et tout était ainsi, TOUT était ainsi. Une bonne morale se chargeait de tout, et chacun détestait la bonne morale, voulait dire son fait. Les déclarations sincères et particulières étant interdites, on trouvait souvent des statistiques qui révélaient anonymement l'état moral des concitoyens : leur haine remisée, refoulée si longtemps, éclataient à l'abord d'une question qu'on leur posait. Bien sûr il fallait réprouver la peine de mort (pourquoi ? Ma foi : parce que), mais diantre, comme une belle exécution dégagerait les prisons et montrerait bien l'exemple ! On n'était point raciste, ça ne se faisait pas, mais zut alors, ces hordes d'étrangers méritaient bien le sort qu'on leur faisait subir quand jadis on les avait parqués dans des camps ou bien réduits en esclavage ! Bien sûr, on déplorait l'assassinat de journalistes extrêmement adeptes de la liberté d'expression, mais nom de Dieu, fallait-il être puéril à ce point pour prétendre au journalisme quand on n'avait que des caricatures de potaches et des provocations inutiles à exprimer ?

C'était toujours ainsi, au point qu'on ne savait plus démêler la raison de la passion, la raison se mettant toujours du côté de cette bonne pensée suave qui ne méritait au fond nulle réflexion, et la passion étant ce mal automatique, ce défoulement de puissance et d'orgueil dont les médias relayaient le danger mais semblaient ignorer la jouissance. Ainsi, lorsqu'un opposant politique demandait à un représentant du gouvernement d'expliquer, au moment d'une crise, une faute qu'il avait commise et qui était sévèrement critiquée, le politicien d'État répondait, d'un air faussement outré : « Créer une polémique dans un tel moment de douleur est indécent », au lieu de répondre en se justifiant. Or, dans l'inefficacité régulière où l'on était faute de comprendre les choses, tout moment était un moment de douleur pour tous les gouvernements successifs, et nulle polémique n'était jamais admise : ainsi n'y avait-il plus que des élans feints d'indignation, là où l'on aurait souhaité des pensées débattues et quelque espèce de réponse assumée.

Cette opposition avait des conséquences sur la forme des lois et l'état de la société : en refoulant la passion, on créait les conditions de la frustration propices au crime. Par exemple on avait voulu aider les prostituées qu'on plaignait beaucoup d'un travail pénible qui s'exerçait dans la rue à l'exposition du danger et de la misère. On les exposa à un danger et à une misère plus grands en interdisant à leurs clients d'abuser d'elles, c'est-à-dire d'aller les trouver ; on eût pu leur offrir un gîte décent pour leurs activités, des conditions plus sûres : on n'osait pas dire que tout en plaignant les prostituées, sans raison on haïssait la prostitution. Les filles durent fuir la police qui chassait les clients : elles allèrent dans des bois plus reculés, demandèrent la protection d'hommes louches dont elle n'avait eu autrefois nul besoin, elle se mirent sous d'intolérables dépendances. À la fin, les clients ne vinrent plus, préférèrent satisfaire leurs pulsions devant quelque écran où d'autres filles leur faisaient de l'avance : chose hideuse, condamnable, mal, mal, mal ! On interdit par la loi de regarder cela, on punit sévèrement les hommes qui, n'ayant pas d'autre moyen parce qu'ils étaient souvent laids d'exprimer leur lubricité, en furent réduits à pousser des vices exacerbés et à défouler leur contention insupportable sur quelques mineurs innocents de passage.

Cette contention d'esprit était partout, omniprésente, et presque palpable. Chacun se méfiait de l'autre et de ce qu'il pouvait dire, une crainte continuelle imprégnait les pensées. À la fin, en observant dans les médias ce qui était réprouvé – crime, viol, incendie – une envie naissait presque automatiquement en loin d'essayer : si c'était interdit, c'était bon sans doute. Personne ne donnait plus entièrement dans les prohibitions qu'on prétendait instaurer : c'était une sorte de conditionnement trop vague et qui avait mal pris, qu'on questionnait en sourdine. Chacun admirait en secret ce qu'il devait réprouver, et par l'effet d'un esprit particulier à cette nation, chacun réprouvait en secret ce qu'il devait admirer. C'est-à-dire : le peuple où vivait Théodore était libre, mais réprimé ; sa nature était niée, mais ses droits toujours vantés, quoique jamais absolus. Qu'était donc la nature de ce peuple ? Un peuple d'opposants, un peuple de contradicteurs, un peuple de contestation – et toutes leurs rebuffades, toutes leurs marques d'insoumission étaient accompagnées d'un désir fier d'honnêteté et de franchise. Un politicien qui l'eût compris eût fait de ce peuple le plus grand de tous, l'eût poussé où il voulait, l'eût mené jusqu'aux plus glorieuses limites de l'intelligence humaine, mais tout dirigeant ignorait la nature fondamentale de ce peuple. Là où il eût fallu réunir une nation en montrant combien cette perpétuelle opposition des uns et des autres était une qualité élevée qui rendait chacun libre et formait le jugement, on tâchait inutilement de réunir tout cet amas hétéroclite par un ensemble de valeurs controuvées auxquelles personne, bien sûr, n'adhérait uniformément. Là où il eût fallu renouveler l'amour national de la controverse – ce qui eût fondé la seule unanimité possible et saluée – on jugea que la controverse était malsaine, dangereuse même, qu'elle mettait en péril l'équilibre de la société, qu'il était meilleur que chacun se conformât à une opinion qu'on devait élire ensemble : or, personne n'était d'accord, on se déchirait davantage. Les dirigeants, ayant appris dès leur école d'élite la plus grande méfiance à l'abord de la parole populaire, ne tenaient à la démocratie qu'ainsi que le berger tient à son troupeau : demande-t-on à une bête ce qu'elle pense de son état ? On lui avait autrefois posé des questions par voie de referendum, mais mécontent de ses réponses, le politique avait interprété des refus catégoriques en nuances pour ne point perdre la face. Au fond, le peuple, qui savait le mépris qu'on faisait de ses opinions, en était au point où, ne désirant pas nécessairement telle chose pour le profit qu'il pouvait en tirer, ne faisait chaque fois qu'exprimer son désir d'émancipation par des dénégations provocantes : qu'importe s'il répondait mal, s'il prenait des décisions absurdes et nuisibles à lui-même, s'il formait des vœux contraires aux valeurs et aux vertus, il voulait seulement que cette réponse, ces décisions, ces vœux, fussent absolument siens, ce qu'une déraison manifeste rendait plus évident aux élites dédaigneuses. Il voulait agir, il voulait se soulever, il voulait prendre son destin en main : on oublia le referendum, même quand les statistiques donnaient raison aux politiciens qui avaient pris position, car sitôt ces statistiques publiées, le peuple changeait d'avis, et l'on n'était plus jamais en mesure de prévoir ce qu'il allait répondre. La question au fond l'intéressait fort peu, et il faisait toujours le choix de la révolte, conformément à sa nature profonde. C'est qu'il avait été depuis longtemps déshabitué de réfléchir, et qu'il savait que ses avis de toute façon seraient négligés, même quand les plus forts engagements avaient été pris pour les respecter.

À la fin, la vertu de ce peuple – le goût de la franchise et de la réflexion contradictoire – ayant été réprimée sous des paroles lénifiantes qu'on n'osait plus contredire par peur des lois, s'éteignit. Car on pouvait tout dire, tout sauf, sauf, sauf, etc. Des centaines d'années de règles cumulées rendaient incompréhensible l'usage des libertés : on se contint, on se frustra, et il n'y eut à la fin qu'une poignée d'hommes pour s'en satisfaire, ceux qui précisément n'avaient point cette sorte d'esprit national dont nous avons parlé et qui régnaient en maîtres sur tous les autres.

Cet abaissement de la faculté de réfléchir – qui valait presque une interdiction – avait donné naissance à une société de la bêtise où le temps libre ne servait jamais au développement des facultés intellectuelles ou créatives.

Les écrans – loisir accessible et populaire – servaient la majorité, et l'État les encourageait parce qu'étant responsable des transmissions, il croyait pouvoir grâce à eux façonner l'esprit de la nation. Il y eut le sport : le plus idiot fut élu de préférence, qu'on appelait football. Des règles imbéciles et contre nature : un ballon, et pas de mains ; un spectacle indigent : un match sans point était « intéressant » tout de même ; des moyens scandaleux : un seul joueur eût pu rembourser en un an le quart des dettes de l'État. Avec cela, des affaires louches qu'on s'efforçait d'ignorer : Théodore lui-même, qui assista par entraînement ou par hasard à quelqu'une de ces mascarades, n'en crut pas ses yeux : comment les foules pouvaient-elles donner dans ce panneau ? Car il était évident que les joueurs étaient corrompus, quand ce n'était point l'arbitre lui-même ; Théodore ne savait au juste s'ils étaient de bons joueurs, mais il ne faisait aucun doute qu'ils étaient des acteurs déplorables : ils commettaient des maladresses et des fautes qui eussent condamné n'importe quel autre sportif à un ridicule évident et à une désaffection totale et définitive si le public eût eu assez de psychologie, c'est-à-dire la moindre, pour seulement s'en rendre compte. L'argent y faisait tout, et l'on n'allait plus de l'avant vers le but adverse quand le score préalablement fixé avait été atteint. La différence des matchs truqués et des rares qui ne l'étaient pas eût pu scandaliser les foules tant elle était flagrante, au lieu de quoi l'on jugeait que les rencontres honnêtes étaient la preuve que les autres ne l'étaient point et ne souffraient aucune contestation.

On aimait ainsi tous les délassements pauvres et suspects. À la fin, les spectateurs se massaient toujours au spectacle long et ennuyeux d'une centaine de coureurs à vélo dont les performances inhumaines et les précédents innombrables établissaient scientifiquement la certitude de leur dopage : tant pis. Après tout, pourquoi pas. Certes, un temps on avait voulu l'interdire, et puis on avait tant déclassé les sportifs qu'on ne trouvait plus qu'un quarantième ou cinquantième coureur qu'il fallait porter à la première place, provisoirement du moins avant qu'il ne se fasse prendre à son tour : tout cela était fastidieux et cassait l'intérêt des podiums. On s'en lassa, et on fit comme si de rien était, en dépit des overdoses, de plus en plus rares par amélioration des produits stupéfiants, qui laissaient raides morts un ou deux coureurs chaque année.

D'autres idioties de telle sorte occupaient la vacuité intellectuelle on l'on était plongé : le jardinage fut estimé une activité admirable. Par milliers on avait son petit potager inutile planté de légumes mutants mais qu'on feignait de trouver meilleurs que dans le commerce : des heures étaient ainsi passées à cultiver un petit bout de terre. Quelle satisfaction : acheter des bottes, chasser les limaces, planter, bêcher, trouver des astuces, des bâches, des instruments nouveaux : quel inestimable bonheur ! Le mari rentrait de travail sous la pluie : ô joie ! les tomates à défricher ce soir ! Dedans elles on foutait son nez encore dégoulinant de l'averse qui vous rendait malade : chouette, la bonne odeur de terre humide, et tout cela qu'il fallait nettoyer ! C'était assez occuper son temps à faire tant de choses pour de si maigres profits : la beauté du geste, sans doute !

On s'adonnait semblablement à d'autres hobbies inutiles et passifs : découpages, collections, coloriages, bronzage... Il fallait du moins que le peu d'activité fournie n'eût aucun effet notable sur le développement de l'esprit humain. On eût pu créer vraiment, se livrer à quelque activité artiste et vraiment unique : à quoi bon ? Savait-on seulement ce qu'était l'art ?

On avait développé sur l'art depuis deux ou trois cents ans des idées tout à fait originales et entraînantes. L'axiome en était qu'une société démocratique ne se doit point d'avoir des goûts trop pointus : l'élitisme y déplaît toujours. Un enfant qui voulait apprendre davantage à l'école que ce qui y était enseigné pour tous était discrètement rabroué : on ne tolérait plus les concours dont les résultats formaient à l'inégalité, c'est-à-dire à l'émulation. Ainsi, en art, qui longtemps avait été l'expression d'esprits élevés et d'une compétence exemplaire un peu hautaine, on finit par estimer que tout se valait à peu près : l'art était certes toujours le beau, mais qu'était-ce le beau ? Autrefois on eût aisément répondu à la question par les techniques et l'effet, mais c'eût aujourd'hui été jugé bassement anti-démocratique ; alors on avait dit : « L'art est dans l'œil du spectateur », proverbe majestueux. Dès lors, tout était beau, on ne contestait plus rien, même les plus grands artistes n'osaient dire qu'une chose était laide, ils n'avaient pas plus d'autorité que la république, même sur leurs propres œuvres. On fit des tableaux nombreux, majoritaires, qui stupéfièrent Théodore qui n'avait jamais eu que ceux de la propriété familiale à explorer : on ne représentait plus, l'abstrait prévalait, il ne fallait rien montrer qui démontrât le goût ni même le soin. Autrefois, on eût estimé que cet art, relevant pour beaucoup de l'instinct et anéantissant une grande partie des techniques nécessaires à représenter une chose – perspective, contraste, lumières, grandeurs, cadrages – était d'un enfant immature et prétentieux, mais fort heureusement cet avis était passé : on se pressait par foule devant des artistes multimillionnaires dont l'art consistait à nouer des ballons ou à projeter des gouttes de peinture. Une machine à cacas avait trouvé preneur à un prix scandaleux. On confondait une cloison du musée avec un monochrome. Un artiste vendait ses essais souvent plus cher que ses réussites. Un autre dont l'enfant handicapé mental avait barbouillé quelques maladresses sur une toile voulut se mesurer à lui : il exposa ces œuvres comme les siennes. À la fin, dépité de leur succès, il révéla l'imposture : on lui fit voir comme son fils, pour être stupide comme un bœuf et maladroit comme un veau, était remarquablement doué. À plus forte raison, comme l'enfant ne savait rien faire, on jugea que son œuvre, qui n'exprimait rien non plus, était merveilleusement riche en symboles : la revanche de l'exclusion, le triomphe de l'humilité, la figuration de la béatitude etc. L'artiste s'en consola au moyen des sous qu'il réussit à voler à ce concurrent familial. Tous les spectateurs de ce fatras pseudo-artistes, à force d'imprégnation, ne reconnaissaient plus le talent ni l'effort : on portait aux nues des imbéciles prétentieux qui expliquaient davantage leurs œuvres qu'ils n'en peignaient, et quantité de créateurs méticuleux, consciencieux, appliqués demeuraient inconnus. On adorait la danse qui ne disait pas grand-chose, les opéras incompréhensibles où des vieux ventripotents feignaient les jeunes premiers en hurlant des chansons, et un modeste écrivain qui eût parlé de la vie en présentant dans un récit structuré des personnages vraisemblables eût été décrié comme ringard et conformiste : on aimait les œuvres qui ne parlaient que d'extravagances actuelles sur un style oral et plein d'excès, et l'on en venait à tolérer, quand on les reconnaissait, quatre ou cinq fautes d'orthographe par page que l'auteur, quand il en était finalement averti, s'arrangeait pour faire passer pour l'expression volontaire de sa fraîche et tendre et louable spontanéité.

Une autre passion de ce peuple allait pour les régimes. En effet, il était d'usage d'être gros, mais on aimait maigrir par moments. Un commerce redoutable favorisait les régimes inefficaces, attendu qu'un homme qui parvient durablement à mincir ne fait plus de profit. On inventa toutes sortes de procédés coûteux grâce auxquels on pouvait perdre du poids : les mêmes firmes vendaient d'autres produits appétissants auxquels en même temps on ne savait résister. Un esprit archaïquement sage eût considéré le cynisme avec lequel on dépensait des fortunes pour faire ce qu'une économie d'aliments eût réalisé, mais c'est qu'il eût ignoré que la mode était à mincir sans effort : cet effort, élitiste encore, anti-démocratique, était négligé. Croyez-vous qu'un médecin eût proclamé que pour maigrir, il faut à l'organisme dissoudre les graisses présentes dans le corps et ainsi ressentir la sensation d'un manque ? Point : un tel médecin eût été lapidé ! Des centaines d'autres en revanche avaient charge d'expliquer comme on pouvait affiner sa silhouette sans éprouver moindrement sa volonté ou son entrain : le manque était inutile, en moins de vingt ou trente ans, on pouvait perdre grâce à eux facilement trois kilos. Le jeu de ces spécialistes au fond était le même que celui des entreprises qui vendaient à la fois des régimes et des aliments gras : un patient qui sait comment maigrir ne rapporte plus rien ; il fallait donc taire ce secret terrible et ignoré des foules : pour maigrir, il faut cesser de manger ; et le meilleur remède au surpoids, c'est la faim.

Une science similaire servait au divertissement des foules : non point diététicien : psychanalyste. Une rumeur prétendait que l'état déplorable d'une société bâillonnée n'était point responsable des maux de l'homme, mais que l'homme seul, en les analysant, y pouvait pourvoir. Or, cette analyse étant intime et particulière, le client ne les trouvait qu'à force de s'interroger, et le psychanalyste n'y faisait rien. C'était une profession merveilleusement bâtie pour des gens qui n'avaient qu'à s'asseoir et écouter des malades qui ne l'étaient point ; de surcroît, comme toujours lorsque le guérisseur est le seul maître des diagnostics et décide lui-même d'une guérison invisible, ce dernier choisissait le terme du traitement en fonction de son emploi du temps et des demandes de sa clientèle. Ainsi, au gré des pressions, un malade se trouvait soigné du jour au lendemain après trois ans de thérapie et sans même qu'on lui eût annoncé l'amélioration de son état.

Tous ces paradoxes, que Théodore sentait et découvrait par degrés, achevèrent de le décourager du monde. Nulle conversation menée avec quiconque n'avançait assez loin pour que ce quiconque pût se rendre compte de l'état d'abêtissement et de servitude où il vivait. D'infinies contradictions entraient dans la révélation de cette humiliation omniprésente, en particulier il fallait avoir sur la société un recul dont on n'était plus capable, y étant nés ou n'ayant pas eu la vigueur de lire des livres qui en parlaient. Il fallait du temps aussi : or, nous l'avons vu, tous les loisirs nécessaires, innombrables et sains que les citoyens de la république affectionnaient les empêchaient de trouver – mais c'était bien malgré eux ! – les ressorts qu'il leur aurait fallu pour seulement deviner le piège où ils avaient sombré – sans même parler de tâcher de s'en extraire !

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