VI
Théodore de Malpenser vivait dans une société qu'il apprit trop tard à connaître : pour cette raison, il ne put jamais s'y faire totalement, même s'il apprit un peu à s'y comporter.
On vivait alors dans un régime merveilleux, éblouissant, quasi utopique, qu'on nommait démocratie et république. La république est le régime de ceux qui laissent à d'autres le soin de penser à leur place et qui, en contrepartie, s'offrent de critiquer constamment les décisions qu'ils ont refusé eux-mêmes de prendre. Une telle société est une paix immense pour l'esprit : il n'y est un débat qui ne s'achève par un reproche fait à quelqu'un d'inconnu qu'on a cependant élu. La structure politique la plus propre à représenter un tel système s'appelle le bipartisme : c'est un extraordinaire et très pratique moyen de ne jamais réfléchir et de feindre d'avoir des idées. Il suffit pour cela d'acheter sa carte dans l'un des deux partis uniques et de s'opposer toujours au parti antagoniste sans prendre la peine de réflexion ou de nuances : une hargne automatique et partiale tient lieu de pensée. Au surplus, tout problème humain n'ayant, comme chacun sait, que deux réponses extrêmes et contradictoires possibles, il ne se peut évidemment que l'un des deux camps n'ait raison ; en somme, ainsi est-on garanti de n'avoir qu'une chance sur deux de se tromper. Mais encore faut-il prendre l'initiative de parler le premier pour ne point se laisser enfermer : cela n'est possible que si l'on formule des opinions en toute hâte et sans trop avoir songé au préalable à tout ce que l'on dit.
Aussi, la seule difficulté du bipartisme est de s'assurer qu'on ne critique pas une proposition qu'on a autrefois défendue, difficulté très grande et même insoluble à des bouches bavardes et impulsives et à des cerveaux dénués de mémoire : maints échecs en la matière se rencontraient dans la parole politique en particulier parmi les plus virulents, et nombre de contradictions flagrantes apparaissaient régulièrement, mettant en défaut les convictions des orateurs les plus ardents. Fort heureusement, la population avait à peu près la même mémoire que ses représentants, de sorte que généralement elle ne s'apercevait de rien, ou lorsqu'elle s'en apercevait, oubliait bientôt la déclaration embarrassante et honteuse.
Tout débat produisait ainsi des conclusions qui n'avaient que le défoulement pour vertu et qui empêchaient qu'on s'interrogeât vraiment sur les solutions qu'il faudrait : la haine et le mépris y tenaient lieu de réflexion, ainsi que les proverbes. Les proverbes, trouva Théodore, constituaient l'essentiel des échanges que ses collègues lui rendaient. Ils disaient tous par exemple : « Tous les politiques sont corrompus », ou bien : « Personne ne nous comprend. ». Il n'était à vrai dire aucun débat, même minuscule, même d'importance capitale, qui ne fût contaminé de pensées toute faites, d'a priori désarmants, de préjugés inconscients qui sans cesse répétés, présentassent à force les apparences fallacieuses de la vérité.
Pourtant, on craignait de s'exprimer, on ne parlait pas trop, on s'était formé à force une idée bien nette de ce qui n'était pas souhaitable de dire, et on se retenait même d'affirmer le juste et le vrai. Voici comment tout cela était venu, il y avait bien longtemps :
Il y avait eu une chose qu'on appelait la liberté d'expression et qui avait été le principe fondateur de la république. Tout le monde désirait qu'on pût dire tout ce qu'on voulait. Et puis quelque petit homme à la réputation douteuse jugea qu'on ne pouvait affirmer sur quelqu'un en particulier quelque chose qui nuisît à son honneur et ne fût point prouvé. On fit une loi. Seulement, pour prouver qu'une chose nuisible fût vraie, il fallait faire un procès, chose fastidieuse et qui n'empêchait point qu'on diffamât provisoirement quelqu'un. On ne permit donc plus de dire publiquement du mal sur une personne particulière, et l'on fit une loi. Or, songea-t-on, l'on pouvait encore critiquer des groupes, qui sont toujours des sommes de personnes particulières : la contradiction évidente fut jugée inacceptable : on fit une loi pour prévenir quiconque déclarerait quelque chose qui bafouât l'honneur d'un groupe ou d'un parti. Or, les partis ayant toujours trait à un fait historique et sociétal, on comprit qu'il ne pouvait être question de bafouer un fait, d'exposer une opinion négative sur quoi que ce fût : on fit une loi qui disait à peu près ceci : ceci n'est pas une opinion, c'est un délit (mais c'était aussi une opinion). Après quoi, il fut jugé que le compliment, étant une forme exclusive de bienveillance adressée à quelqu'un et excluant les autres, relevait implicitement de l'insulte à ceux qui ne le recevaient pas : on fit une loi pour l'interdire.
À la fin la démocratie conservait la liberté d'expression. Ce qu'il y avait, c'est qu'on ne pouvait pas l'exprimer. On s'y faisait, c'était juste : fallait-il permettre que quelqu'un fût insulté ? C'eût été malséant sans doute : on traquait sans cesse ce mépris des conventions qu'on trouvait dangereux et louche. Or, le juste et le vrai présentant toujours un caractère choquant dont la révélation éclatante est l'un des signes les plus évidents, on n'osait prononcer les hautes déclarations éloquentes qui bouleversent l'âme et font l'effet d'un grand ébranlement, et l'on ne s'en tenait plus qu'à des platitudes exaspérantes, qu'à des tautologies inutiles, qu'à des vérités d'usage qui, pour satisfaire la bienséance, ne pouvait réussir à contenter les élans passionnés de l'intuition, avide de lumières et de manifestations puissantes de la raison éclairée. Mais pour le moins, les oreilles n'étaient plus heurtées.
N'empêche, cet état de chose était délicat, il semblait bien à Théodore qu'aucune ville d'Afrique noire ne valait en organisation et en propreté un village de son pays : il ne pouvait le dire, c'eût été considéré comme outrageant et diffamatoire. Il lui semblait bien que les personnes de petite taille étaient moins propres à courir vite : ce propos était interdit et scandaleux, discriminatoire. Il lui semblait bien que les personnes obèses étaient moins belles, que les myopes voyaient moins bien, que les non-lecteurs étaient moins instruits, que les femmes étaient moins viriles et les hommes moins fins, il ne se risquait point à l'affirmer, de peur d'être poursuivi. Une stricte censure de tous veillait à la platitude commune, et il n'y avait plus que des lapalissades de conversation. Parler longuement, en soit, était mal vu, car il ne se pouvait à la fin qu'on ne dît quelque chose de déplacé. Par exemple, Théodore jugeait étrange que le président de sa nation fût une asiatique handicapée mentale, mais une rotation des minorités assurait à chacun le pouvoir à tour de rôle, de sorte qu'il n'y avait eu ce mandat-là qu'à choisir parmi neuf ou dix chinoises attardées : on avait dû élire seulement la plus « typique » d'entre elles.
La défense des minorités était dans cette société une préoccupation si grande qu'il fallait que toutes les fonctions d'importance fussent occupées par des individus représentatifs, méritants ou non : on veillait avant tout, par exemple avant d'élire un maire ou de désigner un ministre, à ce que le choix qu'on avait fait permît l'élection d'une fraction égalitaire de gens qui ne se trouvaient qu'en faible nombre parmi les foules : sexe, origine ethnique, âge, handicap, taille, confession, préférence sexuelle, main dirigeante, myopie, calvitie, étaient tout d'abord attentivement considérés, puis chacun formait ses vœux de façon à ce que personne ne fût en reste, à ce que toute minorité se sentît concernée et incarnée. C'était certes pousser l'égalité furieusement loin, car lorsque pour deux postes il fallait choisir entre deux juifs et un chrétien, entre deux noirs et un blanc, entre deux hommes et une femme, on pouvait être sûr que le chrétien, que le blanc, que la femme obtiendrait une place, et l'on ne s'interrogeait même pas s'il était le plus compétent pour l'exercer – mais c'était l'assurance pour tous que la démocratie, quoique formée des idiots les plus typiques, savait à qui elle s'adressait et tenait compte de ces troupeaux hétéroclites qu'elle méprisait par ailleurs. Aussi, on avait poussé les statistiques à un tel niveau de précision que s'il n'y avait eu dans un gouvernement par exemple la proportion exacte d'un homme pour une femme, on eût aussitôt crié au scandale ; aussi, pour cette raison, le nombre de places accessibles était toujours pair, et le plus souvent divisible par bien d'autres chiffres afin de mener au maximum la représentation des groupes les plus infimes et les plus potentiellement revendicatifs : cette science du compromis, accrue toujours davantage par le nombre croissant de groupes minoritaires exprimant leurs droits, rendait la politique singulièrement compliquée, c'est pourquoi les mathématiciens étaient les experts les plus consultés avant toute sorte de scrutin ou de désignation.
Ce principe sociétal était rendu plus pénible encore pour Théodore par la place singulière qu'il occupait au sein de cette société : il était instruit, il était beau, il était mince, il savait réfléchir : c'était le signe d'un élitisme qu'on suspectait de vouloir écraser les faibles, les lâches, les sans hygiène, les indisciplinés, les paresseux. Il y avait une maladie pour tout, excusable en tout et même par la génétique, mais la puissance seule était haïe : un gros – le pauvre ! – ne pouvait se réfréner, un athlétique quant à lui montrait son mépris des gros, et il disposait de surcroît d'une espèce de chance qu'on jalousait et qui suscitait plus la haine que l'envie.
Or, Théodore n'était entouré que de gros, d'imbéciles et de lâches, de paresseux et de négligés qu'une fatalité atavique avait poussés au vice : on le regardait comme une anomalie favorisée, privilégiée même, qu'on voulait anéantir.
Cette sorte de morale passive et irréfléchie imprégnait tout, de sorte que le jeune professeur se défendît presque totalement de s'adresser à d'autres adultes. Il était seul, mais il avait encore les enfants qu'il aimait. Cet amour – interdit – était tu. Il aimait pourtant leur curiosité naturelle et leur humilité : les gamins ne savaient pas grand-chose, mais ils savaient cela et demandaient à s'instruire sans préjugés. Or, ces préjugés inondaient les autres cours et leur famille, de sorte qu'ils étaient tout imprégnés de bêtise qu'il fallait incessamment laver.
On avait, par exemple, réussi à faire croire que la laïcité consistait à ne jamais donner son avis. Cette laïcité au départ était une idée simple, héritée d'une époque lointaine où l'on avait confondu la religion et l'état : on les avait séparés, et l'on ne devait plus montrer dans la fonction publique son appartenance religieuse. Les usagers d'un service public en revanche, par exemple le quidam qui demandait à la mairie une liste d'assistantes maternelles agréées, le quidam qui se promenait dans un parc, le quidam qui marchait dans la rue financée par l'État, ces quidams-là pouvaient exprimer leur religion en toute quiétude puisqu'ils ne représentaient point l'État. Or, on réussit à faire croire que l'éducation laïque interdisait même les signes religieux des usagers. Il s'agissait en fait d'une autre idée dont on avait abusé, qui voulait qu'on ne fît point de prosélytisme, qu'on n'incitât point, par des manœuvres de harcèlement, d'autres élèves à suivre une religion : mais la fille avec son voile, mais le garçon avec sa kipa ne voulaient pourtant convertir personne ! Théodore jugea étrange qu'on leur interdit l'entrée de son établissement : il ne voyait pas quelle difficulté il aurait eu à enseigner à des élèves voilées pourvu qu'il pût les reconnaître, il ne voyait pas quelle sorte d'insidieuse persuasion il y aurait eu à prier discrètement dans une salle surveillée, pourvu qu'il ne fût pas forcé d'entendre ces prière. Aussi, comme par souci de laïcité nul ne pouvait s'opposer à un enseignement, on en profitait pour enseigner la représentation de Mahomet, la certitude de l'athéisme, l'art d'uriner sur des bibles, la défiance des croyances non fondées sur la science ou le dégoût d'un jugement qui se départît de mesures. On faisait bien : les écoles publiques furent proprement nettoyées de toute pensée originale, et le privé s'enrichit d'une multitude de confessions complémentaires, parmi lesquelles la grande Philosophie, cette insupportable Hérésie, qui perdit fort heureusement sa place au sein de l'éducation nationale.
Ce qu'il y avait en revanche, c'est que l'enseignement n'était pas d'une grande neutralité. L'État avait institué des cours de morale qui tâchaient d'élever les « valeurs de la république », valeurs controuvées et plus ou moins chrétiennes parce qu'on n'en connaissait pas d'autres et qu'aucun professeur n'avait la culture de démontrer ou de contester : on disait ce qui était bien, c'est-à-dire un bien communément admis. On n'admettait point de réflexion là-dessus, et c'était tant mieux, autrement il eût fallu songer à ce qui signifiait les valeurs de quelque chose, et l'on eût été embêté de trouver que les valeurs du despotisme étaient l'obéissance à tout prix, que les valeurs de l'anarchie étaient la liberté effrénée, que les valeurs carcérales signifiaient le respect des criminels plus dangereux, bref, on eût reconnu qu'il fallait prévaloir d'enseigner les valeurs tout courts de l'homme, les valeurs absolues pour ainsi dire, faute de quoi tout était d'un relativisme inepte et désespérant. (Sinon autant s'imaginer qu'il y avait des vérités « selon certains », qu'une chose était belle « d'un certain point de vue », toutes mièvres pensées, toute sorte de relativisme piètre et lâche qu'un véritable philosophe ou esthète eût dénié ; par miracle, il n'en existait plus.). Donc, il était bien de voter. Il était bien d'aider une vieille dame à traverser la rue. Il était bien de respecter ses aînés. Il fallait donner ses organes à sa mort. Il était bien d'obéir aux lois. La mode était une chose inepte. Il était bien de faire l'aumône, de dire s'il vous plaît, de ne pas être brutal, d'être sociable, de ne point mépriser les méprisables, ni de s'élever contre qui que ce soit qui, d'un certain point de vue ne serait-ce que du sien, était respectable en quelque manière. En somme, on formait des lopes. La pensée fatalement était dissoute à ce régime. On ne débattait plus : il y avait des méchants clairement identifiés qu'il fallait pardonner mais pas trop, des bons évidents dont il ne fallait pas trop regarder au détail : c'était tout. Trouver un prétexte à un méchant, cela s'appelait apologie du terrorisme. Trouver de la beauté dans la maigreur, cela s'appelait apologie de l'anorexie. Trouver des doutes dans la narration d'un fait historique, cela s'appelait apologie du négationnisme. Trouver et lire un ouvrage qui évoquait ces pratiques oratoires ne fût-ce que pour les dénoncer, c'était... c'était ma foi impossible, on les interdisait, et il y avait des lois pour empêcher de dire ou d'écrire à peu près tout.
C'est pourquoi inviter ses élèves à réfléchir était pour Théodore une difficulté administrative sans nom. Car pour débattre, il faut toujours au moins deux points de vue, or tous les enfants ayant appris à être d'accord, il n'arrivait pas à leur communiquer le désir et la manière de défendre une idée à moins de prendre lui-même le rôle de l'opposant, rôle risqué qu'il n'avait d'ailleurs pas le droit de prendre. Il eût donc fallu choisir des débats de seconde zone concernant l'argent de poche, le permis de conduire, le traitement des déchets, les dangers de la navigation, les économies d'énergie, bref autant de sujets dont le fond faisait consensus, autant de débats sans controverse, sans réflexion véritable, sans intérêt majeur sur l'existence et sans grand rapport avec ce qui fait la conscience. Il devait donc ruser, emprunter des chemins de traverse, risquer des tentatives illégales pour arriver à ses fins. Et toujours, quand il existait une contradiction entre ce qu'il était contraint de faire et ce que son devoir lui intimait de faire, il agissait selon son cœur. Car il était un homme d'honneur, et ici peut-être le dernier.
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