IX
Théodore se présenta ce soir-là au domicile de Marie, où il rencontra de nouveau ses parents qui lui firent bon accueil. Elle était ravissante, et il la vit descendre les escaliers vêtue d'une robe élégante et légère qui le rendit confus, car il s'aperçut pour la première fois qu'elle était belle, et qu'elle deviendrait une femme des plus magnifiques.
Il parla avec M. et Mme Marie assez longtemps pour faire taire les odieux soupçons qui, depuis son appel, faisaient quelque peu douter les responsables légaux. Il étonna par ses connaissances littéraires : ni monsieur ni madame n'avait jamais rencontré un professeur de littérature qui savait (si bien) les livres. Ils furent agréablement stupéfaits. Ils laissèrent s'enfuir leur bien-aimée fille de la maison avec confiance, obnubilés non tant par les incertitudes de son retour que par la sapience spectaculaire et saine du jeune homme.
Quel bonheur ! Théodore emportait avec elle sa pupille, sa reine fragile, sa dame. Il la vit marcher à son côté, cependant qu'elle dissimulait l'inhabitude de sa sortie par quelque propos pertinent. Cependant, il faut dire ceci, oui, il faut le dire : Théodore, l'admirant, n'était pas des mieux intentionnés. Voilà pourquoi :
Ni qu'il voulût nuire à la fille, ni qu'il prétendît l'embrasser le premier soir, l'épater ou la séduire, non : il souhaitait surtout la mesurer pour s'en dégoûter. Puisque nul être au monde n'avait tenu la rigueur de ses jugements, elle finirait par lui déplaire sans doute, il en serait certainement déçu. Il aspirait à cette déception, à ce retour d'enthousiasme cuisant, car depuis des jours il ne se reconnaissait plus, et il sentait que son amour avait besoin de cesser. Il n'avait trouvé que cela pour faire taire ses élans, probablement pour toujours : goûter un peu davantage de cette fille prometteuse, et puis assez pour deviner qu'il l'avait surestimée. Il rentrerait ensuite chez lui redevenu le Théodore ordinaire.
Il l'invita à une crêperie pour ne pas la forcer à admirer quelque étalage de luxe, chose facile pour un homme de son âge. Le serveur ne remarqua rien, considérant automatiquement qu'il devait y avoir une parenté entre ces deux-là. Il les plaça en un endroit isolé et propice aux conversations sérieuses de famille.
Elle avait – bon sang ! – une grâce invincible, un regard profond, une distinction comme de sang qui la lui faisaient admirer davantage. Elle portait en reine un menton loyal, son entretien était doux, même quand Théodore tentait volontairement quelque maladresse pour mesurer ses perceptions. Mais elle pardonnait, sans ignorer ; et puis il ne pouvait feindre d'être toujours grossier, c'eût été tricher. Alors, il redevint lui-même, et se fit aimer, car il avait un naturel de vouloir se faire aimer qu'il avait oublié depuis des années. Elle voulut – chose qu'il n'avait jamais rencontrée en ce monde – savoir qui il était, lui posa des questions sur sa jeunesse, sur ses goûts, sa famille... Diantre ! il lui parla même de Jack, de l'odieuse façon dont il avait dû l'enterrer seul, assisté seulement des employés des pompes funèbres, épais comme des singes, et costauds surtout par désir d'impressionner pour se faire payer. Vraiment ! elle eut une larme quand il en parla, et il ne put s'empêcher d'en être retourné : il avait tant oublié que d'autres pussent être sensibles et pleurer quelquefois !
Il s'enquerrait d'elle également, et elle répondait des choses jeunes, naïves, saines et belles. Elle semblait croire qu'il ne valait rien d'évoquer sa vie, car elle n'avait rien à dire, ayant si peu vécu : Dieu ! qu'elle était pure ! Il la voyait peu à peu comme à travers un prisme éblouissant, comme si son regard donnait accès à des secrets insoupçonnés de son âme à lui. Il entendit les déceptions qu'elle avait déjà vécues, amoureuses notamment avec des garçons de son âge : elle rougit de honte d'en parler si vainement à un homme comme lui. Il retint sa gêne : non, il n'avait jamais entendu d'adultes en parler aussi bien. Les adultes en ce monde... – ma foi ! c'était des êtres sinistres qu'il valait mieux ne pas connaître. Elle s'étonna de cette remarque, mais il préféra ne pas approfondir : il ne souhaitait pas la désillusionner d'emblée, elle avait tant d'espoirs si nécessaires à entretenir.
Après le dîner, il paya – geste désuet, devenu discriminatoire. Comme elle sortait, il lui ouvrit la porte – une tablée de dîneuses modernes discuta longtemps de ces mufles-là. Il l'accompagna à la voiture, regarda par mégarde le dessus de la jambe de Marie quand il s'assit au volant : il ne sut pas si elle le remarqua, il s'en voulut, ce n'était pourtant point volontaire ! Pendant le trajet du retour, il était heureux, et il voulait pleurer aussi, non de joie : une conversation agréable masqua ce trouble. Ils arrivèrent bientôt chez elle, à l'heure qu'il était prévu, que les parents de Marie avaient concédée. Il arrêta la voiture, la regarda en souriant : il eut peur de la trouver belle, et quand il la vit, elle l'était. Ce n'était point pourtant l'effet de son parfum discret, de ses regards pudiques, de ses mots qui ne sortaient pas suggestifs de lèvres trop maquillées : elle était belle simplement, comme on aime en son âme. Vrai, vrai, vrai : un affolement le prit, et il avait confiance, et il ne savait quoi dire, et les mots venaient simplement. Elle sourit. Que faisaient-ils dans cette bagnole arrêtée ? Que faisaient-ils au milieu de ce monde ? Que faisaient-ils loin de chez lui, de son manoir, de son domaine, de son royaume ? Vrai, vrai, vrai, vrai nom de Dieu ! il ne voulut point ce qui arriva, mais il lui sembla, nom de Dieu de nom de Dieu, que la chose arriva d'elle-même, parce qu'elle s'approcha de lui et qu'il s'approcha d'elle, et qu'il l'embrassa tendrement avec un cœur de fou comme s'il avait douze ans, et elle, calme, pudique, douce encore, posa gentiment sa main sur son cœur, et sentant comme il palpitait, l'embrassa encore plus sagement, plus posément, plus passionnément en quelque profonde sorte qu'on n'imagine plus guère, cependant que de l'autre main elle posait sur son visage d'homme une main consolante, parce qu'une larme y coulait.
Puis elle partit comme elle le devait, et elle franchit l'espace jusqu'à la porte de chez elle non comme une dame : comme une déesse, avec le regard en arrière qu'il fallait, mais exactement celui qu'il fallait.
Il resta là un instant dans la voiture, constatant, songeant comme son programme avait échoué : il n'était pas déçu, il ne l'aimait pas moins : il l'aimait davantage.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top