II
M. Jacquelin arrivait toujours au manoir avec une sacoche noire et sinistre. Il avait un air sournois et rebutant et paraissait très vieux, bien plus vieux que le grand-père de Théodore, bien qu'il fût indéniable qu'il était en vérité plus jeune. De mauvaise grâce, Jack l'accueillait dans le hall : Jacquelin lui tendait une main molle que son hôte ne serrait pas toujours.
Jack le faisait entrer, accéder à une chambre où il le laissait avec Théodore : c'est qu'il n'avait guère le choix, voici pourquoi : la république, conservant un reste de ses principes fondateurs, continuait d'admettre que tous les enfants avaient droit à l'instruction. Que cette instruction eût lieu au sein des écoles ou du domicile familial n'y changeait rien, mais c'était là un point qu'on promettait de rectifier sous peu, bien qu'on ajournât toujours cette décision, sans doute parce que les grands hommes de la république qui votaient les lois n'avaient en majorité point suivi cette éducation publique qu'on prétendait à toute force admirer.
De là, l'inspecteur Jacquelin devait s'assurer que l'enfant Théodore recevait un enseignement conforme au programme officiel. Cet enseignement ne posait problème à Jack que parce qu'il ne consistait qu'en une somme de bêtises inutiles et superficielles faciles à enseigner, et Théodore très jeune était devenu si capable d'apprendre qu'il ne lui fallut bientôt que quelques heures chaque année pour intégrer toutes les notions officielles que tant de pédagogues se prétendaient incapables de transmettre en un an. Au surplus, comme Théodore n'était point limité dans l'éventail même de ces connaissances, il prit très tôt de l'avance par rapport à la norme, et il fut bientôt en état de ne plus se contenter d'apprendre les domaines spécifiques et restreints que son âge le rendait obligé de connaître : il les savait déjà depuis fort longtemps quand le temps venait où il devait les redire. Même, son grand-père ne lui cachant rien, il savait qui était l'inspecteur et la raison de sa venue bien avant l'âge où il eût dû avoir conscience de telles choses, et comme Jack lui donnait à lire les programmes eux-mêmes – rares documents parmi tous les livres de la bibliothèque qui fussent récents et concernassent les choses du monde contemporain –, Théodore en venait à savoir mieux que son inspecteur sur quoi il était interrogé.
C'est pourquoi Jacquelin manifestait toujours une effroyable gêne quand il entrait dans la chambre, et même avant quand il entrait dans le manoir Malpenser, et même avant quand il franchissait les limites de la propriété des Malpenser, et même avant quand, trois ou quatre mois auparavant cette inspection, il songeait que dans trois ou quatre mois il devrait se rendre chez le petit Malpenser.
L'inspection là-bas lui était une véritable torture. D'abord, Jacquelin ne pouvait y arborer cet air de suffisance et de supériorité qu'il affichait ordinairement au cours de ses tournées. D'habitude, les gens avaient peur de lui, les parents surtout : sa visite était d'importance, s'il établissait un rapport défavorable l'administration tançait vertement les adultes irresponsables et les menaçait de reprendre leurs enfants et de les placer où ils seraient instruits. Cette menace, quoique lointaine et rarement appliquée – mais quelquefois cependant – suffisait toujours à inspirer la crainte du contrôleur : partout on était attentif à ses conseils et à ses ordres, et même si l'inspection s'achevait par une appréciation positive, on lui demandait encore comment s'améliorer, redoutant la prochaine fois qui pouvait être pire. Souvent, Jacquelin buvait et mangeait, car les familles ne s'empêchaient pas d'essayer, par l'étalage de maintes politesses, de le stipendier. Il était incorruptible, bien sûr, mais ces manières-là, qui le faisaient paraître un peu seigneur au milieu d'une foule de subordonnés, lui plaisaient beaucoup, et compensaient la façon un peu dure dont il était traité par ses supérieurs au ministère.
Mais chez les Malpenser, il n'y avait que ce vieillard distingué, par même tremblant, qui lui refusait souvent même sa main à serrer. Là, on ne le vénérait pas : on le haïssait ; on ne le craignait point.
Il est vrai que Jack était sûr de l'éducation qu'il donnait, mais il avait une autre raison de ne rien redouter : il connaissait un peu ce monde moderne qu'il détestait, pourtant il n'ignorait pas que la relativité des conventions sociales eussent pu interdire à son petit-enfant de jouir de la studieuse liberté qu'il lui offrait au manoir. Mais aussi, Jack savait le Droit par cœur, et sa plume était d'une redoutable efficacité pour percer les assauts d'une société qu'une moindre peccadille soulevait souvent. Il avait déjà gagné cinq ou six procès, en avait déjà prévenu par ses lettres trente ou quarante autres dont on l'avait menacé, et toutes les intelligences réunies contre lui ne valait pas la sienne, parce qu'elles avaient grandi dans un cercle de savoirs circonscrits où nulle subtilité n'infusait vraiment. Ainsi, Jack savait se battre, ce dont il s'empêchait presque toujours en sachant simplement faire peur par l'argument de la Loi.
Or, les lois étant devenues si nombreuses qu'elles se contredisaient fatalement – on en rajoutait tout de même d'autres continuellement –, le vieillard savait l'endroit où il pouvait toujours se défendre : par l'incohérence des lois. Et d'autres vieillards dont on n'avait pu se débarrasser et qui formaient un conseil veillant sur la conformité des lois pouvaient être saisis d'une objection qui, s'ils la confirmaient, annulait la loi : c'est ce que Jack avait réussi à faire dans chacun de ces procès, et la société, loin d'être rancunière, ne demandait qu'à le laisser en paix pour conserver le bénéfice de cinq ou six cents lois inutiles, inconstitutionnelles et superfétatoires qu'on votait encore par complaisance chaque année.
Ainsi, Jack, fier et digne, ne craignait rien, quand Jacquelin, appréhensif et rabougri, retenait ses diarrhées.
Ce qui fâchait surtout l'inspecteur et, pour tout dire, le plongeait dans une vertigineuse perplexité, c'était l'innocente aisance avec laquelle le jeune Théodore répondait à toutes ses questions. Car le représentant du ministère devinait en quoi consistait la méthode d'apprentissage des Malpenser, et il ne se pouvait que cette méthode aboutît à des résultats si concluants, attendu qu'elle était extrêmement distincte de ce à quoi on contraignait les élèves dans toute la société moderne. Or, le jeune Théodore savait des choses qu'il ne pouvait pas savoir : c'était admettre tacitement que le ministère n'appliquait pas la seule méthode possible – hérésie inadmissible pour un fonctionnaire d'État. Cependant, il fallait bien constater les faits : Théodore avait su ses tables de multiplication par cœur bien plus tôt qu'il n'était normal – il les récitait cependant un peu trop vite –, et plus tard il connut les auteurs au programme sans qu'il fût pour lui nécessaire de les lire dans des éditions abrégées et expurgées – ce que n'avait pas toujours réussi à faire, même à son âge, l'inspecteur de l'éducation nationale. Au surplus, l'enfant écrivait remarquablement, d'une écriture soignée et sans faute – Jacquelin crut en identifier une fois, mais il s'abstint de la remarquer, car il n'était pas sûr d'avoir raison. La seule chose qu'il y avait à redire, c'est que Théodore ne travaillait pas avec les outils modernes : il n'utilisait pas de manuel bien sûr, mais il ne se servait pas surtout d'un ordinateur. Cet usage étant obligatoire, il fallut bien y venir chez les Malpenser : on installa une machine et on apprit à s'en servir, mais on ne s'en servit point : elle demeura dans une salle une mécanique inutile un peu pareil à un domestique trop vieux et remisé quelque part à qui l'on n'ose pas commander.
Il régnait, au cours de ces entretiens entre l'enfant et l'inspecteur, une remarquable incompréhension dont Jacquelin ne devinait point la cause. Ces entretiens se déroulaient à peu près ainsi ; par exemple, l'homme voulant s'assurer que l'enfant était bien traité demandait :
« Ton grand-père est-il gentil avec toi ? »
A quoi l'enfant répondait, sans justification :
« Non.
— Mais, reprenait l'autre choqué et cherchant un stylo pour noter l'infraction, de quelle façon ton grand-père est-il méchant avec toi ?
— Je n'ai pas dit qu'il était méchant, j'ai dit qu'il n'était pas gentil.
— Oui, mais en quoi n'est-il pas gentil avec toi ? Te force-t-il à faire des choses ? Est-ce qu'il te blesse quelquefois ?
— Oui, il me force à apprendre quand je m'entête à dire des bêtises, et aussi il me blesse quelquefois quand il me dit des choses vraies pour me faire voir mon erreur. »
Jacquelin relevait alors son stylo, songeant qu'il n'y avait pas là le moindre motif d'un rapport auprès des services sociaux. Il s'obstinait pourtant :
« Mais pourquoi dis-tu alors qu'il n'est pas gentil ? Que te fait-il de mal, puisqu'il n'est pas gentil avec toi ?
— Il ne me fait rien de mal, répondait Théodore. Il n'est pas gentil avec moi parce qu'il n'a pas de raison de l'être. Il n'a pas pitié de moi, il ne me méprise pas : pourquoi se forcerait-il à être particulièrement gentil ? Il est lui-même et sans condescendance, il ne me protège pas, parce qu'il ne ment jamais. Pourquoi serait-il plus gentil que cela ? Et quel rapport y a-t-il entre le fait de ne pas être gentil, et le fait de faire du mal ? Grand-père ne me fait jamais beaucoup de mal, il me fait beaucoup de bien en revanche en m'aidant à savoir les choses avec neutralité et sévérité : s'il était gentil, là il me semble qu'il me ferait du mal. »
Et dans cet exemple, Théodore n'avait que sept ans, aussi incroyable que cela paraisse à tous ceux qui suivent le cycle d'inepties ordinaire.
Jacquelin ressortait de ces conversations avec une douleur au cerveau qui ne s'arrêtait pas avant plusieurs nuits. Il tâchait pourtant de réduire ses échanges avec Théodore, de se limiter au strict nécessaire de la procédure-de-vérification-des-compétences-des-connaissances-et-du-savoir-être-républicain, mais il ne se pouvait qu'il ne parlât un peu, n'était-ce pour vérifier si Théodore était pourvu d'une élocution normale : une moindre réponse alors lui était d'un effet redoutable et douloureux. Une même souffrance d'ailleurs accompagnait la correction des copies d'examens obligatoires ; Jacquelin le savait, car il connaissait au ministère le responsable des corrections : il fallait un temps considérable ainsi que l'apport d'un dictionnaire ancien, pour que le travail de l'élève fût seulement considéré et compris. Quant à le corriger, il n'y avait rien à faire, on ne savait pas seulement combien de temps il eût fallu pour en mesurer la portée, cela dépassait les compétences du fonctionnaire lui-même qui n'était lui aussi qu'un bureaucrate d'une assez vile espèce.
C'est pourquoi à la fin le contrôle ne se faisait-il plus que d'une façon automatique : la visite était un point noir dans l'esprit de Jacquelin, il l'appréhendait d'abord puis l'effectuait avec l'aveuglement d'une bête attelée à une tâche technique, et quand il quittait la demeure, plein de pensées contradictoires, il ne tâchait qu'à oublier l'objet de sa venue et la sorte si particulière d'êtres humains qu'il avait rencontrés.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top