Chapitre 9 partie 2


Je m'extirpai maladroitement de la barque. Mes bottes s'imbibèrent d'eau de mer, et un frisson remonta dans ma colonne vertébrale. J'avais envie de pleurer, de hurler. Je vivais un véritable cauchemar. J'observai autour de moi, craignant de voir apparaître l'ombre meurtrière de Peter Pan. Mais il n'y avait rien du tout en dehors du sable blanc, des soleils qui me brûlaient la peau, des vagues sauvages et des arbres chamarrés à perte de vue. Pour m'assurer que je ne courrais aucun risque, je portai la flûte de Pan à mes lèvres et soufflai dedans. La dernière fois que j'avais fait ça, j'avais révélé l'ombre en train de tirer ma barque en pleine nuit. Toutefois, aucun son n'en était sorti... jusqu'à maintenant. Une douce mélodie aux notes enivrantes s'échappa de l'instrument. Surprise, j'observai les tubes en bois qui conservaient leur aspect habituel.

Quelque chose avait changé.

Une vague d'espoir me saisit. Si la magie revenait, peut-être que ce monde retrouverait bientôt sa paix d'antan. Mais pour ça, il fallait que je convainque Peter Pan de me garder à ses côtés. Je n'apercevais déjà plus son bateau au loin. Il ne fallait pas que je baisse les bras. Prise d'une fougue nouvelle, je me dirigeai vers un promontoire rocheux pour réfléchir à la situation. À l'ombre des soleils qui descendaient lentement sur le fil de l'horizon, je fixai la mer en espérant un miracle. Pan allait revenir. Forcément. Sous le coup de la colère, il m'avait abandonné, mais il connaissait les dangers qui me guettaient sur l'île. Il me suffisait d'attendre...

Mais la nuit tombait et le Jolly Roger ne revenait pas.

— Tout va bien Wendy, soufflai-je. Ce n'est pas comme si tu allais mourir de froid et de faim très bientôt.

Sauf que si. La nuit apportait toujours avec elle des températures négatives. Oh mon Dieu... je fermai les yeux afin de retenir mes larmes. La fatigue m'envahissait peu à peu, sans compter que j'avais mal partout. Je n'osais même pas regarder ma plaie sous le bandage qui entourait ma main, de peur d'y découvrir une blessure infectée.

— Peter, reviens, suppliai-je sous les éclats lumineux des étoiles naissantes.

— Alors tu l'as retrouvé.

La voix de ma grand-mère m'envoya une vague d'énergie dans le corps. Je me redressai en sursaut, les paupières écarquillées. Elle se tenait là, assise à côté de moi, dans sa chemise de nuit préférée. Je détaillai son visage serein strié de rides, son sourire profond, la bienveillance dans ses yeux bleus. Ses cheveux argentés brillaient, comme recouverts d'une légère bruine. Les larmes dévalèrent mon visage sans que je puisse les contrôler.

— Oh, grand-mère, c'est bien toi ? Tu es ici, au Pays Imaginaire ?

Elle tendit la main et caressa doucement mes cheveux.

— Je crains que non, ma Wendy. Je ne suis pas vraiment à tes côtés. Je n'existe que dans ton esprit.

— Tu veux dire... que j'hallucine ?

Elle opina doucement, malgré cela, je ne me sentais pas triste. Au contraire. Je me gorgeai de sa présence, de son parfum, de l'énergie maternelle qu'elle dégageait.

— Tu me manques tellement. Je suis perdue sans toi, Jeanne. Tout est si... confus. Surtout depuis que je suis arrivée ici.

— Je sais, ma petite fille. Mais tu ne dois pas baisser les bras. L'ombre n'attend que ça. Dans ton cœur brille un morceau de magie qu'elle ne pourra jamais t'enlever.

— De la magie ?

— Celle que Peter Pan a trouvée chez les Darling au fil des générations, et dont il s'est nourri pour s'épanouir.

Je poussai un soupir en portant mon attention sur la mer. Les vagues s'échouaient sur la roche, un mètre plus bas, et l'air sentait fortement le sel. Craignant que détourner le regard fasse disparaître Jeanne, je me tournai vers elle précipitamment.

— Je l'ai retrouvé, grand-mère. J'ai retrouvé Peter, mais il n'est plus un enfant. Il est devenu le capitaine du Jolly Roger, il parcourt l'océan comme un simple pirate assoiffé de sang et de violence. Je crois qu'il ne m'aidera pas à sortir Mike des griffes de son ombre. Le garçon qui ne grandit pas... n'est plus, sanglotai-je en utilisant exactement la même formule que Clochette.

Maintenant, je comprenais ses paroles. Tout s'éclaircissait, mais pour autant... cette histoire jetait les ténèbres sur mon âme. Jamais encore je ne m'étais sentie aussi triste.

— Tu l'as retrouvé, c'est déjà une avancée formidable.

— C'est un adulte, aujourd'hui !

D'un revers de manche, j'essuyai mes larmes de plus en plus ruisselantes.

— Son âge n'a aucune importance. Il est et il restera à jamais Peter Pan, le cœur de cette île. Il s'est simplement... oublié. Et je crois que tu es là pour lui rappeler qu'il est la lumière de ce monde.

— Comment ?

— En lui montrant qu'il existe encore de belles choses autour de lui... et en lui. Les pensées merveilleuses possèdent de grands pouvoirs, Wendy, tu devrais le savoir.

Je ris malgré moi, et soufflai :

— Elles font voler.

— Exactement. Voilà la clef du problème. Quand il saura de nouveau s'élancer vers le ciel, il récupérera son identité. Ainsi, il pourra affronter son ombre et gagner. Il est le seul à pouvoir y arriver.

Trop facile. Donc, je devais apprendre à un pirate à voler parmi les étoiles... alors que moi-même, je ne savais pas le faire.

— Wendy, reprit ma grand-mère, je crois que l'histoire des Darling a existé pour nous mener à cet instant précis. Tu y arriveras. Je compte sur toi.

Ça me semblait, pour le moment, plutôt difficile.

— Allons marcher, m'ordonna-t-elle en se levant avec une grâce étonnante. Il commence à faire froid, il ne faut pas demeurer immobile.

Elle sauta dans le sable et attendit que je la rejoigne. Un battement de paupières plus tard, Jeanne n'avait plus quatre-vingt-trois ans, mais environ treize ans. Elle me ressemblait. Ses longs cheveux noirs cascadaient dans son dos, et ses grands yeux bleus pétillaient toujours autant d'énergie. Ce changement aurait dû me terrifier, ou au moins me surprendre. Mais peut-être parce qu'il s'opérait simplement dans ma tête, je l'acceptai.

On marcha silencieusement vers la forêt. Le couvert des arbres me protégeait un peu du froid naissant. Il fallait que je trouve un abri... après avoir profité de ma grand-mère au maximum. La végétation luminescente formait une sorte de chemin de lumière qu'on emprunta à travers les troncs. Mes pas étouffés par un tapis de mousse ne faisaient pas plus de bruit que ceux de Jeanne.

— Où va-t-on ? demandai-je, curieuse.

— Là où, à une époque, la magie était la plus puissante.

J'ignore exactement combien de temps on chemina au cœur des plantes lumineuses. En tout cas, assez longtemps pour que des animaux nocturnes traversent mon champ de vision. Les arbres devinrent bientôt plus espacés, moins larges, moins écrasants. Je tendis l'oreille au son d'une cascade lointaine, tandis que le chemin grimpait. On évolua encore un moment sans parler, et bientôt, le paysage me coupa le souffle. Là, perché sur le bord d'une majestueuse falaise, au sommet de quelques arbres, apparut un village enchanté. Les petites maisons en bois étaient suspendues dans les branches, leurs façades ornées de fleurs colorées et de vignes luxuriantes. Des ponts les reliaient entre elles, des lianes nouées en échelle bougeaient doucement au rythme du vent. Alors qu'une seconde plus tôt, le silence dominait les lieux, à présent des petites fées volaient, et des rires d'enfants éclataient à mes oreilles. Je cherchai les bambins des yeux, sans en apercevoir un seul.

Je me dirigeai vers une cascade d'une beauté saisissante qui se jetait du haut de la falaise. L'eau scintillait sous la lumière de la lune. Je me sentis envahie d'une profonde émotion en contemplant ce lieu d'une beauté surréaliste. Il régnait une paix incroyable, une innocence pure. Ici, rien de mal ne pouvait arriver. Je levai les yeux en direction d'un chêne géant en percevant la mélodie de la flûte de Pan. Un garçon d'environ onze ou douze ans se tenait assis sur une large branche, les pieds dans le vide. Il portait les mêmes vêtements que j'avais trouvés dans le coffre du capitaine, sous le plancher de son bateau.

Peter Pan.

Je voulus m'approcher de lui, mais la main de ma grand-mère se posa sur mon épaule, m'arrêtant net.

— Ce que tu vois a eu lieu il y a des décennies, ma petite fille.

Mes épaules s'affaissèrent. Le garçon continua de jouer de la flûte, et des enfants apparurent par dizaine. Ils jouaient dans les arbres, ils courraient sur les ponts, dans les allées, ils sautillaient au milieu des fées dorées. Une insouciance troublante baignait l'air d'un délicieux parfum.

— Que fait-on ici, grand-mère ?

— C'est là que tout a commencé, répéta-t-elle, ce sera là que tout devra finir, ma jolie Wendy. N'oublie pas : si Peter se rappelle la beauté du monde, alors il vaincra.

Un cri étrange, profond et mélodieux, franchit la bouche de Peter Pan, et il s'envola dans les airs. Quand je me tournai vers Jeanne, avec un large sourire, elle avait disparu. Lentement, la vision s'effaça, une pénombre marquée envahit les lieux. Le silence retomba, presque terrifiant.

Les cabanes nichées dans les arbres étaient toujours là, mais leur bois pourri disparaissait presque derrière la végétation qui avait repris le dessus. Je m'approchai du chêne géant, frigorifiée. Une entrée creusée dans son large tronc attira mon attention derrière un rideau de lierre. Je m'engouffrai dans le tronc en claquant des dents. L'obscurité des lieux m'obligea à retourner dehors pour cueillir plusieurs fleurs luminescentes, et ce laps de temps suffit à former un nuage de fumée devant ma bouche. Je retournai à l'intérieur et disposai les trouvailles de façon que je puisse voir chaque détail de cette pièce.

Des toiles d'araignées drapaient les coins, certaines épaisses et anciennes, d'autres encore fraîches et occupées. Des livres poussiéreux s'empilaient partout, tandis que des pages jaunies de vieux ouvrages jonchaient le sol. Les reliques de jouets anciens s'alignaient sur des étagères, recouvertes d'une fine couche de poussière. Un vieux coffre, écorné et usé par le temps, trônait au centre de la pièce. Je m'approchai pour découvrir des tas de vieux chiffons. Non, des vêtements d'enfants venant probablement de Londres, mais à des époques différentes. Incroyable. Les murs, autrefois ornés de dessins et de mises en scène imaginaires, apparaissaient maintenant ternes et délavés. Comme si les couleurs elles-mêmes avaient perdu leur éclat, leur... vie. Je m'assis au milieu de ces ruines et soufflai dans la flûte.

Peut-être que ça éveillerait la magie ? Grand-mère prétendait qu'autrefois, ce village d'enfants en était gorgé.

La mélodie envahit la pièce, et je fermai les yeux en imaginant la Jeanne adolescente en train de discuter avec Peter Pan. Sous mes fesses, le sol frémit légèrement. Je me stoppai net, et me rendis compte que les plantes brillaient plus fort, et que sur les murs, d'étranges symboles lumineux venaient d'apparaître. Je continuai de jouer sur la flûte magique. Un grand feu jaillit alors d'une cheminée, et plusieurs bougies s'allumèrent. Pleine d'euphorie, je filai me réchauffer.

Bien, maintenant je pouvais réfléchir. Comment revenir dans la vie de Pan s'il ne voulait plus de moi ?

Selon Clochette, je devais simplement le ramener à la raison. Plus facile à dire qu'à faire. Le temps ne s'écoulait pas pareil sur Terre et au Pays Imaginaire. Depuis combien d'années Peter Pan vivait-il dans la peau du capitaine ? Dix, vingt ans ?

Trop épuisée pour me creuser la tête, je sombrai dans le sommeil, allongée sur les tas de vieux vêtements. La brûlure de ma paume me réveilla le lendemain matin. Un gémissement de souffrance m'échappa. J'ôtai doucement le bandage après m'être redressée avec difficulté. J'observai la chair rougie et irritée. Les bords de la blessure viraient au noir. Les battements sourds de mon cœur palpitaient dans ma main, des stries écarlates s'étendaient le long de mon bras, indiquant que l'infection avait commencé à se propager. Je n'arrivais même plus à plier les doigts. De plus, mon crâne m'élançait également. Incapable de me lever, je me nichai dans un bout de tissu en guise de couverture.

Une éternité s'écoula. Je perdis le compte des palpitations qui irradiaient dans ma main, en même temps de perdre conscience. Je rêvai de mes parents. On dînait autour de la table de cuisine, l'odeur de lasagne flottait dans l'air. Mon père parlait sans que je parvienne à entendre ses mots, seules ses lèvres s'agitaient. Maman opinait, répondait parfois, mais je ne déchiffrais pas ses paroles. Mon regard tomba sur la chaise de Mike, désespérément vide.

— Il est au Pays Imaginaire ! m'écriai-je pour essayer de prévenir mes parents. J'y suis moi aussi. On va revenir !

Aucune réaction de leur part.

— Maman ? Papa ?

Ma vision s'obscurcit, tout devint trouble. Quelqu'un prononça mon prénom, et un tintement de clochette s'éleva. J'ouvris les yeux au moment où une silhouette entrait dans l'arbre.

— Wendy ? murmura ma grand-mère. Réveille-toi. Wendy...

Les paupières mi-clauses, je cherchai Jeanne dans la petite pièce circulaire, mais elle demeurait invisible. Pourtant, sa voix continuait de résonner au fond de moi, tout comme sa présence, qui ne m'avait jamais vraiment quitté. Épuisée, je luttai contre le sommeil afin de comprendre ce qui se passait. Je remarquai la silhouette en train de m'observer, assise dans la semi-obscurité.

— Peter ?

— Voilà bien des années que j'ai pas entendu ce nom, grommela le type.

L'homme m'approcha. Il devait avoir la soixantaine, il possédait de longs cheveux blancs et une barbe grise sur lesquels se reflétaient les flammes de la cheminée.

— Qui... êtes-vous ?

— Mouche. Permets-moi de te retourner la question. Profite en pour me dire ce que tu fiches chez moi.

Chez lui ? Je ne comprenais pas.

— J'ai... soif.

L'inconnu attrapa doucement ma tête et la redressa pour que je puisse avaler un peu d'eau. L'odeur qu'il dégageait me donnait envie de vomir. Il ne se lavait pas très souvent.

— Qu'est-ce qui m'arrive ? réussis-je à articuler.

— Tu es en train de mourir. Tes blessures s'infectent. Je dirais que dans un jour ou deux, tu succomberas à une infection.

Les larmes coulèrent sur mon visage brûlant.

— Non...

— J'ai peut-être été pirate, mais je vais t'accompagner pendant tes derniers instants. Que les fées m'entendent, j'espère que ça lavera un peu le sang que j'ai sur mes mains. Mange ça, faut que tu reprennes un peu de force.

Il me donna des morceaux de fruits au goût sucré et juteux.

— Mouche...

— Ouais ?

— Vous êtes...

Celui du conte, voulus-je dire. Mais je tombai dans les pommes et la dernière chose que j'entendis, ce fut la voix de ma mère.

« Tiens le coup, ma Wendy... »

  

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