Chapitre 5


J'émergeai au son d'un tintement de cloche. Pendant une seconde, l'image d'une petite fée rieuse se matérialisa derrière mes paupières, laissant sur son sillage une traînée de poudre dorée. Merci les dessins animés de Walt Disney. Très vite, elle s'estompa, remplacée par des silhouettes sombres mouvantes qui grouillaient autour de moi. Une brume marron, gris et bleu envahissait mon champ de vision, sans que je parvienne à la percer. Peu à peu, mon cerveau se reconnecta à mes membres, ma vue s'améliora. Je compris où je me trouvais : sur le navire que j'avais tenté de fuir.

Une brusque angoisse me saisit, et j'essayai de me lever. Une douleur constante alourdissait mes épaules, je restais clouée au sol. Mes poignets me brûlaient à cause du frottement d'une corde, et la peau nue de mes jambes rougissait au contact du soleil. Des soleils, me repris-je.

Oh, mon Dieu, je n'avais pas cauchemardé.

Des cordages entouraient mon corps et plaquaient mes mains contre me taille. Je ne pouvais plus bouger ou très peu. Autour de moi, des types habillés de vêtements amples et sombres s'affairaient comme des mouches en activité. Certains nettoyaient le vaste pont du navire, d'autres semblaient le réparer avec de lourds outils et j'en vis certains se battre à l'épée en riant aux éclats. Les autres rangeaient les cordages, s'occupaient de barils ou encore recousaient des voiles noires.

Noires, comme celle située au-dessus de ma tête et gonflée par le vent. Je déglutis, la gorge asséchée à la fois par la peur et la soif. Les soleils tapaient fort, mais ils descendaient lentement sur le fil de l'horizon. J'ignorais combien de temps j'étais restée immobile, mais je mourrais de faim. Nerveuse, je me forçai au calme, pendant que je tendis l'oreille pour capter quelques conversations. Il régnait un tumulte constant sur le pont. Plus loin, j'entendais les vagues s'écraser contre la coque. Le roulis du navire commençait à éveiller ma nausée, alors que je n'avais jamais eu le mal de mer en bateau. Peut-être que mon enlèvement me rendait malade, et ça ne m'aurait pas étonnée.

Sous mes fesses, le plancher rendait ma position franchement inconfortable, tout comme ces épaisses cordes qui cinglaient mon corps déjà douloureux. Je fermai les yeux en m'obligeant à réfléchir avec logique.

Je rêvais. Impossible d'expliquer la situation autrement. J'entendais encore l'autre type me dire que je me trouvais au Pays imaginaire, ce qui ne pouvait clairement pas être possible. Mon imagination me jouait un tour. Elle avait bien trahi ma grand-mère au point de la rendre démente. Il m'arrivait la même chose. Je ravalai mes larmes, parce que pleurer n'allait servir à rien. Il fallait que je reste forte jusqu'à ce que je me réveille. Même si tout ce que j'éprouvais et vivais me semblait tellement réel.

Mais à mesure que les minutes passaient, la situation ne s'arrangea pas. Une douleur de plus en plus prononcée me brûlait la main à l'endroit où je m'étais coupée ; ma migraine s'intensifiait ; le monde perdait peu à peu de ses couleurs. Tout m'apparaissait si terne, si... hostile. Une ombre s'abattit sur moi, tandis que j'essayais de desserrer mes liens.

— Bois, m'ordonna un jeune homme dans la vingtaine, plutôt maigre et au teint livide.

— Qui... êtes-vous ?

Au lieu de me répondre, il porta un gobelet en bois à mes lèvres. Même si la prudence me soufflait de me méfier, j'avalai l'eau froide qui dessécha un peu ma trachée. Un léger goût acide me tira une grimace, mais trop assoiffée pour m'en préoccuper, je terminai le verre. Seulement après, je demandai :

— Qu'est-ce que c'était ?

— De l'eau de source avec des herbes énergisantes broyées, ça te remettra d'aplomb, m'informa l'inconnu en me montrant le fond du récipient.

Une sorte d'amas vert sombre dégageait une odeur horrible. Le type récupéra le mélange du bout des doigts, crocheta mes joues avec assurance, et les pressa pour m'obliger à ouvrir la bouche pour y fourrer la mixture. Je me débâtis, mais étant solidement attachée, je ne parvins pas à me défendre. Le goût âcre déferla sur ma langue, tandis que le pirate m'ordonnait :

— Avale.

Il pencha ma tête en arrière, et je fus forcée de lui obéir. Un haut-le-cœur me saisit, mais je ne vomis pas.

— Ça t'aidera à récupérer et à soigner ta main aussi. J'ai ajouté quelques plantes cicatrisantes.

— N'importe quoi, sifflai-je.

— Écoute-le, me somma une voix grondante à ma gauche. C'est le médecin du navire. Sans lui, beaucoup de mes hommes parleraient au poisson, à l'heure actuelle. Il te remettra sur pied en un rien de temps. Tu peux y aller, Sly.

Un médecin aussi jeune ? Voilà qu'elle était ma première pensée cohérente. Tandis que le garçon me contournait pour filer en vitesse, l'autre prit sa place. Je reconnus le pirate que j'avais croisé dans la forêt, juste avant de perdre connaissance. Sa présence envahit tout à coup mon âme et me colla des frissons désagréables, bien qu'il ne me souriait sans aucune malveillance. Comme si j'avais pu m'enfoncer à travers le mât pour lui échapper, j'eus un mouvement de recul.

— Nous n'avons pas vraiment eu le temps d'être présentés, Darling. Que faisait un magnifique joyau en compagnie de raclures de pirates ?

Mon regard tomba sur ses hommes, juste derrière lui. Ils ressemblaient tous à des bandits des mers, arborant des cache-œil, des foulards dans les cheveux, des tatouages, d'horribles cicatrices.

— Vous êtes tout aussi pirates qu'eux, répliquai-je du bout des lèvres.

Il m'observa quelques secondes avec une intensité si particulière que je frissonnai. Son assurance accroissait son expression espiègle omniprésente, tandis que ses iris verts luisaient d'un obscur amusement. Mais il y avait autre chose chez lui qui me troublait : une force profonde et ténébreuse, autant aiguisée que la lame de l'épée qui pendait à sa ceinture.

— Tu as raison, finit-il par rétorquer de sa voix si enivrante, on est tous des pirates, mais bien mieux qu'eux.

— Désolée si je ne te crois pas sur parole, grommelé-je en essayant, encore une fois, de me libérer. Détache-moi.

— Avant, j'aimerais qu'on se présente, si tu le veux bien. N'agissons pas comme des gens dénués de civilité. Je suis le capitaine Pan.

Son nom me surprit, de même que la chaleur qu'il alimenta sous ma peau.

— Pan ? Comme Peter Pan ?

— Très perspicace.

Toujours accroupi devant moi, le capitaine me répondit par un sourire bien trop blanc pour quelqu'un possédant le titre de pirate. Je le détaillai sans scrupule, agacée par son amusement. Ses vêtements, savant mélange de cuir et de tissus, épousaient un corps délié, aux muscles bien dessinés. Il portait une ceinture contenant toutes sortes de lames de couteaux qui brillaient à la lumière, et il en cachait d'autres dans ses lourdes bottes noires.

Mon attention remonta vers son visage parfaitement rasé, dont le teint hâlé renforçait la profondeur de son regard ourlé de cils sombres. J'avais face à moi le plus bel homme que je n'avais jamais vu. Pourtant, en tant que cheerleader, j'en croisais des garçons sportifs au charme certain. Mais lui, ce capitaine Pan...

Ses lèvres pleines s'étirèrent davantage, et je me détournai avec l'impression qu'il lisait dans mes pensées.

— Tu prétends l'avoir tué, continuai-je d'une voix tremblante. Pourquoi ?

— Et toi tu prétends le chercher. Pourquoi ?

On s'observa un long moment, moi avec l'envie de l'étrangler, lui toujours aussi détaché.

— J'ai été envoyé ici pour essayer de comprendre un phénomène qui se passe actuellement à Londres.

Surpris, il écarquilla les yeux, juste avant d'éclater de rire. Puis, il soupira lentement, son regard tomba sur le plancher, se voilà un instant.

— Londres ? Tu n'es donc pas originaire du Pays imaginaire. Comment es-tu arrivée ? Une fée t'a conduite ici ? Laquelle ? Sais-tu où elle se trouve ?

Il prononça ces questions avec un ton emprunt de ténèbres. Terminé le magnifique capitaine aux airs malicieux, je faisais face à un homme aussi terrifiant que cruel. Ce dernier détail étant souligné par le couteau qu'il avait tiré et qu'il s'amusait à jeter en l'air avant de le rattraper. Ma confiance déjà pas franche vacilla.

— Je... je ne suis pas venue par le biais d'une fée.

Plus je parlais, plus je me rendais à l'évidence : je me trouvais bien au célèbre Pays imaginaire, et je n'allais pas me réveiller. Certes, cet endroit était loin de ressembler à ce que m'avait décrit Jeanne. Les pirates existaient dans le conte, mais en croiser autant depuis mon arrivée ne me disait rien qui vaille.

Comme le capitaine Pan ne cessait de me fixer de plus en plus sombrement, je m'exclamai :

— Je n'ai aucune idée de comment je suis arrivée là ! Je m'occupais de fouiller dans les cartons de ma grand-mère quand j'ai trouvé un crochet et...

— Un crochet ? me coupa-t-il sans douceur.

Je désignai la boursouflure dans la poche de mon peignoir. En prenant garde de ne pas me toucher, le jeune homme saisit l'objet en acier en le portant à hauteur de son visage. Il semblait ne pas croire ce qu'il voyait. Sa bouche entrouverte de surprise n'était rien comparé au choc qui imprimait ses traits. Avec lenteur, il focalisa son attention sur moi. J'aurais préféré qu'il ne le fasse pas, parce que la peur m'agrippa le ventre.

— Je vais te reposer une dernière fois la question et je veux une réponse claire et précise. Si tu refuses de coopérer, je te jette aux crocodiles par-dessus bord. Qui es-tu ?

Je croyais qu'il le savait, vu le surnom qu'il m'avait donné. Visiblement, je me trompais.

— Je m'appelle Wendy. Wendy Darling. Quand j'ai saisi ce crochet, il s'est passé quelque chose de surnaturel, et je me suis retrouvée dans l'océan. J'ignore ce qui s'est produit exactement. Je suis... perdue.

Mes yeux me brûlèrent, mais je luttai contre les larmes. Je ne voulais pas que mon geôlier me voie pleurer. Il ne trahissait plus aucune émotion, et ça me fichait la trouille.

— Wendy, répéta-t-il. Comme celle qui a aidé Peter Pan par le passé ?

— Je suis sa descendante.

Je n'en revenais pas de dire une chose pareille. J'entendais par-là : prétendre que mon arrière-grand-mère était effectivement celle qui avait voyagé jusqu'ici. Mais je devais admettre que la situation ne me laissait plus aucun doute : le conte était réel. Ses personnages aussi.

— Donc, tu as trouvé ce crochet dans le carton de ta grand-mère...

— Oui, c'est ça. Il m'a conduite ici.

Il serrait si fort l'objet entre ses doigts que ses jointures blanchissaient. À la manière dont il contractait les mâchoires, je devinai sa colère.

— Comment est-il entré en sa possession ?

— Je l'ignore.

— Wendy, murmura-t-il avec une menace évidente dans la voix.

Mon corps se mit à trembler et j'écarquillai les yeux. S'il décidait de me jeter par-dessus bord, je ne reverrais plus jamais les miens.

— Crois-moi. Je te dis la vérité.

— Admettons, ricana-t-il en faisant glisser le couteau entre ses doigts. Peter Pan est mort.

— Je ne peux pas le croire. Les enfants de Londres tombent dans le coma parce que leurs ombres sont emmenées au Pays imaginaire ! Qui d'autre que lui pourrait faire ça ?

— Dans le coma ?

Il se redressa lentement et son attention se riva au loin. Je tentai de voir par-dessus le bastingage, mais sans succès.

— Il n'est pas mort, ajoutai-je. Tu portes son nom.

— Parce que c'est moi qui l'aie tué, Darling, je te l'ai dit. Ma meilleure prise. J'ai éliminé le garçon qui ne grandit pas, et après ça, je suis devenu le plus puissant pirate du Pays imaginaire.

Je me débâtis encore une fois, en proie à une colère subite.

— Non, je refuse de l'accepter ! Relâche-moi ! Il est quelque part, je dois le trouver. Je ne vais quand même pas croire un pirate ?

L'homme se saisit du manche de son arme, la leva au-dessus de ma tête et l'abattit sur moi. Du moins, je pensais qu'il allait me poignarder. À la place, il trancha mes liens.

— Les femmes, lança-t-il, ne sont pas nombreuses au Pays imaginaire. Cet endroit grouille de bandits. Tu ne feras pas un pas sans tomber sur l'un d'entre nous. Tous ne sont pas aussi affables que moi, Darling. Repars chez toi.

Je secouai la tête. Non seulement j'ignorais comment faire, mais en plus je refusais de m'en aller sans avoir retrouvé mon petit frère. Je me levai lentement, le corps endolori, et jetai un coup d'œil à ma main qui me brûlait. Un bandage en tissu propre couvrait la plaie.

— Non, répondis-je. Je reste. Maintenant, laisse-moi descendre.

Je le défiai du regard, et il reprit son air taquin si particulièrement sexy. Mais je ne devais pas oublier qu'il se vantait d'avoir tué un enfant et que dorénavant, il portait son nom en guise de trophée. C'était trop glauque.

— Tu veux donc te mettre à la recherche de Peter Pan, gloussa-t-il.

— Je souhaite juste... quitter ce navire.

Chercher Mike, et trouver un moyen de rentrer. Je tendis la main en direction du crochet, et le capitaine le plaça hors de ma portée.

— Je dois le récupérer. S'il m'a conduite jusqu'ici, il me ramènera une fois que j'aurais terminé ma mission.

Au lieu de me le rendre, il effectua des pas lents autour de moi. Ses bottes ne produisaient aucun bruit sur le plancher, et il me rappela ces prédateurs silencieux que je voyais dans les émissions animalières.

— Non, je vais garder cet objet.

— Mais...

— Et je vais te garder toi aussi.

Son culot m'arracha un hoquet de stupeur. Je serrai les poings, avant de le regretter quand une onde de souffrance traversa ma paume blessée.

— Je suis ta prisonnière ? m'exclamai-je, en proie à une lourde terreur.

— Plutôt mon invité, Darling. Je veux comprendre pourquoi et comment tu es arrivée ici.

— C'est évident ! m'écriai-je. Par magie ! On est au Pays imaginaire, non ?

Il s'arrêta face à moi, la posture bien droite, les mains dans le dos. Son regard me parcourut de la tête aux pieds, et un étrange éclat envahit ses iris. Presque aussi étonnant que cette chaleur agréable qui m'inondait et que je ne contrôlais pas. À mon avis, je développais le syndrome de Stockholm. Comment expliquer l'effet que possédait ce curieux personnage sur mon corps, sinon ? Les pirates, que ce soit dans les contes, les films, les autres livres, ne m'avaient jamais réellement fasciné. Mais lui... mon Dieu, lui, me retournait le cerveau. Et ce, depuis que j'avais croisé son regard vert dans la forêt.

— Tu n'as donc pas compris, Darling, reprit-il d'une voix traînante. La magie n'existe plus. Elle est morte en même temps que Peter. Cette île, aussi fabuleuse soit-elle par sa beauté, n'est plus que l'ombre d'elle-même. Ton arrivée parmi nous demeure un mystère. Tu es bien trop vieille pour avoir été attirée ici, comme les enfants.

J'écarquillai les yeux, espérant qu'il ne se jouait pas encore de moi.

— Les enfants ? Donc tu sais où ils se trouvent ? Conduis-moi auprès d'eux !

— Et pourquoi je ferais ça, Darling ?

— Pour les sauver ! Pour qu'ils retrouvent leur vie à Londres, qu'ils... reprennent leur place auprès de leurs familles à qui ils manquent. Dis-moi où ils sont, je t'en prie.

Cette fois, les larmes inondèrent mes yeux et je ne pus les réprimer. Mike était quelque part dans ce monde, tout seul. Et contrairement à ce que croyait Jeanne, à mon avis il ne s'amusait pas.

J'observai les alentours en aspirant trouver une issue qui me conduirait hors de ce gigantesque navire. Mais en dehors de dizaines de pirates affairés, et d'un océan qui encerclaient le bateau, il n'y avait rien. Même si je sautais à l'eau, je finirais noyée avant de dénicher un morceau de terre. Le désespoir m'inonda avec la violence d'une vague, et le capitaine Pan esquissa son sourire moqueur.

— Tu as saisi ? me demanda-t-il. Tu es coincée avec mon équipage et moi. Je ne te laisserais pas entreprendre ta quête.

— Pourquoi ? chuchotai-je, incapable de lui hurler dessus.

Je me sentais brusquement fatiguée, dénuée de force.

— Qu'est-ce que je t'ai fait ? repris-je.

— Oh, mais comme tu l'as si justement fait remarquer, je suis un pirate. Je pille, je vole, je tue. Ce sont mes principales activités, ainsi que celles de la plupart des humains du Pays imaginaire. Parce que ce dernier est gangrené, il oblige ses habitants à dévoiler la pire partie d'eux-mêmes afin qu'ils puissent survivre. Donc, je vais te garder avec moi, je te trouve fascinante. Et également, car te regarde me détend. Tu as éveillé une magie endormie depuis des décennies. Je veux comprendre pourquoi, et surtout voir ce que ta présence dans ce monde impliquera par la suite. Mets-toi à l'aise, Darling. Autrement, le temps te semblera un peu long.


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