Chapitre 3


Malgré les dix-neuf heures passées, Nana tenait encore compagnie à Jeanne quand je rentrai à la maison. La brunette au sourire lumineux me prévint que ma mère venait d'arriver et qu'elle prenait une douche. Dans la foulée, elle me donna une serviette éponge qu'elle avait pris soin de descendre.

Il pleuvait des cordes, dehors. Mes vêtements trempés me collaient à la peau, et mes chaussures faisaient de drôles de bruits à chacun de mes pas. Je les abandonnai dans l'entrée en essuyant mes longs cheveux sombres.

— Tu es frigorifiée ! lança nana. Je vais te préparer un bon thé.

— Merci. Grand-mère est en bas ?

— Dans le salon, elle fait ses mots croisés. Aujourd'hui, je l'ai trouvé vraiment très fatiguée. Elle n'a pas arrêté de scruter la fenêtre, le regard dans le vague.

Oh non. Ça me terrifiait d'entendre de tels mots, parce que les médecins disaient que grand-mère risquait de mourir à chaque instant. Selon eux, des signes comme la démence annonceraient le drame. Et déjà depuis quelques semaines, Jeanne peinait à se raccrocher à la réalité.

— Je vais aller la voir.

Avant cela, je pris le temps de monter me changer. J'optai simplement pour un peignoir, après avoir enlevé mes vêtements mouillés. Je redescendis tout aussi vite pour entrer dans le salon. Le feu brûlait dans la cheminée et projetait une douce lumière sur les boiseries. Assise dans le canapé, Jeanne regardait la page de sa revue, mais comme si elle ne la voyait pas vraiment. Ainsi penchée en avant, le dos voûté, ses lunettes sur le bout du nez, elle semblait si fragile. Comme elle ne me remarqua pas, je frôlai son bras. Elle sursauta.

— Oh, maman ? chuchota-t-elle en écarquillant les yeux.

— Non, grand-mère, c'est Wendy, ta petite-fille.

Elle lutta quelques instants pour démêler son passé avec le présent, puis me sourit.

— Wendy, bien entendu. Excuse-moi. Tu ressembles tellement à ton arrière-grand-mère.

Ça oui, je le savais : un portrait d'elle trônait dans la salle à manger. Notre ressemblance me mettait mal à l'aise, parfois.

— Comment va Mike ? s'enquit Jeanne en posant sa main sur la mienne.

— Toujours pareil. Aujourd'hui, dans la chambre, j'ai...

Je mourrais d'envie de lui dire pour son ombre. Mais si Nana m'entendait, elle risquait de dire à papa que j'entraînais Jeanne dans des histoires à dormir debout. Depuis des mois, on faisait tout pour que ma grand-mère garde les pieds sur terre. Alors, lui parler de Peter Pan maintenant...

— Quelque chose ne va pas, Wendy ?

— Non, ce n'est rien. Nous en reparlerons ce soir, d'accord ? Tu as passé une bonne journée ?

Elle me couva de son regard si aimant et maternel. Il dégageait tant de chaleur et de douceur que parfois, je regrettais que Jeanne ne soit pas ma mère.

— Très bien, me répondit-elle. Ton contrôle de mathématiques s'est bien passé ?

— Trop facile, pouffai-je. D'ailleurs, j'ai des devoirs à terminer. Je monte. À tout à l'heure, grand-mère.

Je grimpai l'escalier quatre à quatre, saluai ma mère qui sortait de la salle de bain, les cheveux encore dégoulinants, et m'enfermai dans mon antre. Comme d'habitude, je filai m'asseoir directement sur le lit de Mike. Je fermai les yeux et me laissai bercer par l'illusion qu'il se trouvait toujours près de moi.

— Je vais te sauver, Mike.

Un tintement cristallin, ressemblant à celui que ferait le son de plusieurs clochettes, s'éleva dans la pièce.

— Mais qu'est-ce que...

À ma grande surprise, la flûte de Pan reposait sur l'oreiller de mon frère. Jeanne avait dû la mettre ici à mon intention. Le cœur lancé à mille à l'heure, je saisis l'objet étrangement chaud entre mes doigts.

— Il faut que ça fonctionne ! Par pitié !

J'amenai l'extrémité des tubes en bois à mes lèvres et soufflai dedans.

Il ne se passa rien.

Je n'entendis pas le moindre son, n'éprouvais pas la plus légère vibration. Quelque chose se fendilla en moi. Sûrement l'espoir né de l'illusion apportée par le célèbre conte de fées. Je recommençai en soufflant plus fort, mais pareil.

Grand-mère prétendait que cet instrument jouait toujours la même mélodie, et que pour l'entendre, je devais croire en la magie.

J'avais vu l'absence d'ombre de Mike, à l'hôpital. Que me fallait de plus ? Peut-être que je devais faire taire cette voix à l'intérieur de ma tête qui me chuchotait qu'une explication rationnelle existait ?

Je fourrai l'instrument dans la poche de mon peignoir en retenant mes larmes. Ensuite, je me postai derrière la fenêtre, le cœur brisé. Le crépuscule embrassait Londres de ses teintes dorées, rappelant les toiles d'un tableau. Les rues pavées étincelaient à la lueur des réverbères, comme des lucioles par millier. Je scrutai l'immensité céleste, espérant apercevoir une étoile filante, un signe, n'importe quoi qui pourrait me donner une réponse. Le Pays imaginaire de mon enfance s'évanouissait dans le lointain. Je me trompais, il n'existait pas. Jeanne aussi se leurrait. La magie ne brillait que dans les livres.

Ma mère m'appela pour dîner quelques minutes plus tard, mettant définitivement fin à mes ridicules rêveries. À table, elle me demanda des nouvelles de Mike, tandis que papa mangeait en silence. Grand-mère chantonnait une douce mélodie que je ne connaissais pas et Nana nous souriait avec gentillesse. Elle restait souvent à la maison le soir, à la demande de ma famille.

— Comme d'habitude, répondis-je à la question de ma mère. C'était comment le boulot ?

Je m'adressai surtout à papa, qui avait annulé sa visite à l'hôpital à la dernière minute. Son sourire embarrassé et son air navré ne gommèrent pas l'agacement que je ressentais pour lui, depuis son dernier SMS. Si Mike nous entendait, il avait dû penser que notre père avait mieux à faire que de venir le voir.

— L'un des stagiaires a eu un problème, m'expliqua-t-il. Il doit faire et mémoire et son...

— Je m'en fiche, grognai-je en haussant les épaules.

— Wendy ! s'exclama grand-mère. Ne parle pas ainsi à James !

Je me rembrunis, déçue qu'elle le défende. Après ça, je laissai les adultes avec leur conversation ennuyeuse, triturant le contenu de mon assiette comme une vraie gamine. Vint le moment de laver la vaisselle, et je m'y collais pendant que ma famille prenait le dessert. Je n'avais plus faim, de toute façon. Je les entendais rire à côté avec Nana et ça me rendait... rah ! Si en colère ! Leur fils se trouvait dans un lit d'hôpital, comment pouvaient-il passer du bon temps ?

Un verre éclata entre mes mains. Par chance, les morceaux n'entaillèrent pas ma peau, et je me baissai avec le ramasse-poussière pour nettoyer le grabuge. Tandis que je réunissais les bouts de verre, l'un d'eux accrocha la lumière de la cuisine. Un filament argenté brilla sur la surface, m'obligeant à lever la tête vers le plafond. La bouche entrouverte, je fouillais la pièce du regard à la recherche de ce qui avait pu générer ce phénomène. Une fée ?

— Brindille ? soufflai-je, incertaine.

Je n'eus droit qu'à un nouvel éclat de rire de la part de ma mère.

— Chérie, tout va bien ? s'inquiéta ma grand-mère en me rejoignant.

— Oui, j'ai fait tomber un verre. Rien de grave. Tu peux retourner t'asseoir, je m'occupe de tout.

Mais elle se baissa à ma hauteur malgré son mal de dos. Elle passa les doigts sous mon menton, puis le souleva pour me forcer à la regarder. Tant de douceur inondait son visage qu'elle me donnait envie de la serrer contre moi.

— Tu es triste, aujourd'hui ? Et en colère.

La seconde phrase n'était pas une question. Je soupirai, finis de ramasser le verre brisé, et on s'installa à la table de la cuisine.

— Papa aurait pu faire un effort pour venir.

— Tu sais, ma grande, quand on décroche un emploi et qu'on dépend d'un patron, on ne peut pas faire ce qu'on souhaite.

— Oui, mais on parle de son fils ! De Mike, je veux dire... moi il m'est déjà arrivé de sécher le lycée pour aller lui rendre visite.

Mes joues s'embrasèrent et je me mordis la lèvre. Quand j'étais furieuse, je disais tout et n'importe quoi. Je lâchais certains de mes secrets, comme si plus tard il n'y aurait pas de conséquences. Au lieu de me gronder, Jeanne rit.

— En voilà un étrange aveu. N'en veut pas à ton père, il fait de son mieux.

J'opinai et ravalai ma rancœur. Ça ne servirait à rien de continuer sur cette pente, de toute façon.

— Si nous montions dans ma chambre ? proposa-t-elle. Je suis un peu fatiguée. Va prévenir tes parents, et rejoins-moi là-haut.

Deux minutes plus tard, elle se brossait les cheveux devant sa coiffeuse. J'attrapai sa brosse, et la remplaçai. Ses mèches grises, si douces au toucher, semblaient presque irréelles.

— Tu as posé la flûte pan sur l'oreiller. Pourquoi ?

— Pour que tu l'utilises.

Évidemment, logique.

— Mais j'ai essayé ! m'emportai-je. Ça ne fonctionne pas. J'aurai dix-huit ans le mois prochain, grand-mère. Si ça se trouve, je suis trop vieille.

Elle secoua lentement la tête en m'adressant un sourire compatissant à travers le miroir. À la lueur des lampions disséminés dans la pièce, elle brillait. Elle ressemblait à un ange.

— Non, Wendy. Tu le seras le jour de ton anniversaire, pas avant. Tu dois croire en tes capacités, et surtout en la magie.

Je me laissai tomber sur le petit siège, à sa gauche. J'attrapai une de ses barrettes à cheveux, toujours de mauvaise humeur.

— J'ai vu son ombre. Ou plutôt son absence d'ombre, lui avouai-je.

— De quoi parles-tu ?

— De Mike. Tu avais raison.

Sa bouche forma un O parfait, puis elle me sourit.

— Oh, voilà le pourquoi du revirement dont tu fais preuve. Tu y crois. Mais quand tu as soufflé dans la flûte, rien ne s'est produit...

J'opinai du chef, l'attention rivée sur la brosse toujours vissée dans ma main. Je sentais le poids de la flûte de pan dans ma poche, mais je refusais de la sortir. Pourtant, elle pesait de plus en plus lourd, comme si elle voulait retourner auprès de ma grand-mère.

— Réessaie, me proposa Jeanne.

— Non, je... je pense que ça ne marchera pas.

J'étais gênée surtout. Jeanne plissa les yeux pour m'examiner avec une intensité assez étonnante, pour quelqu'un d'aussi malade.

— C'est parce que tu n'oses pas y croire complètement.

Possible. En tout cas, je refusais de m'humilier devant elle.

— Tu as dit, enfin, me rattrapai-je, Brindille t'a dit que Peter Pan avait disparu, pas vrai ?

L'inquiétude déforma ses traits, et son regard se voilà de tristesse. Je pris sa main dans la mienne pour tenter de lui remonter le moral.

— C'est ce qu'elle prétend, oui. L'enfant qui ne grandit pas a quitté le Pays Imaginaire.

— Pour aller où ?

Elle haussa les épaules, l'air un peu perdu.

— Je l'ignore, Wendy, je l'ignore. Mais si le Pays Imaginaire existe encore, alors Peter également. L'un et l'autre ne sont pas dissociables.

— Donc, il est toujours là-bas, quelque part.

Peu à peu, j'aimais penser qu'elle avait raison. Qu'un monde magique me tendait les bras, aussi merveilleux que magnifique, et que mon frère s'y amusait actuellement.

— Oui, chérie.

— Et c'est pareil que dans les livres ?

Elle opina, et me remémora quelques détails de certaines histoires qu'elle me lisait quand j'étais petite. Elle me parla d'arbres enchantés capables de s'exprimer, de rivières scintillantes remplies de poissons volants, d'oiseaux géants qui planaient à travers des îlots suspendus dans le ciel.

— On s'amusait tellement là-bas, Wendy. Mais ce n'était pas toujours paisible. Certains combats avec les pirates se terminaient mal pour les enfants perdus. À la mort de Crochet, si tu avais vu le sourire de Peter. Il semblait réaliser que plus rien ne se mettrait en traves de son chemin, que dorénavant, il pouvait vivre dans un rêve perpétuel. Après mon retour à Londres, Peter revenait me raconter certaines de ses aventures avec d'autres pirates venus des confins du monde. Peu à peu, ses visites se sont espacées... et un jour, je ne l'ai jamais revu. J'ai vieilli, j'ai eu une merveilleuse fille et de très jolis petits enfants.

Elle passa une main maternelle dans mes cheveux. Je pressai sa paume contre ma joue pour me nourrir de ce contact si fabuleux.

— Tu ne regrettes pas d'être devenue adulte ?

— Non. Parce que l'être humain est fait pour évoluer. Tous les enfants grandissent...

— Sauf un, la taquinai-je en souriant.

Elle rit et se leva pour marcher en direction de son lit.

— Oui, sauf un. Garde la flûte de pan, tu veux ? Réessaie autant de fois que possible. Peter ou quelqu'un d'autre du Pays Imaginaire t'entendra, j'en suis persuadée. Je continuerai à te raconter des histoires pour éveiller ton âme d'enfants et te donner une chance d'y arriver. On le fera ensemble, ma Wendy.

Mais elle se trompait. Car dans la nuit, sa vie s'éteignit comme la flamme d'une bougie qu'on souffle. Jeanne Darling quitta ce monde avec un sourire sur les lèvres. Me laissant seule avec la tâche terrible de croire en la magie, alors qu'elle avait emporté avec elle le peu qu'il me restait...


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