Chapitre 2


Le lendemain matin, je ne me sentais pas moins en colère. Au contraire. Cette nuit, des cauchemars dans lesquels Mike mourrait m'avaient plusieurs fois réveillé. Forcément, je pris mon petit déjeuner dans le plus grand des silences, l'air maussade.

Mon père ne m'adressa pas un mot. Il avala son café en quatrième vitesse en lisant les actualités sur son portable, tout en jouant avec le nœud de sa cravate. Ma mère resta tout du long au téléphone avec quelqu'un de son bureau. En lui envoyant un regard assassin, mon attention se focalisa sur la chaise vide de mon petit frère. Un matin semblable à ceux que je vivais depuis six mois, à la différence qu'aujourd'hui, grand-mère faisait la grasse matinée.

Ce qu'elle m'avait dit à propos de l'ombre des enfants plongés dans le coma me revint en mémoire. Avec ça, l'un de mes rêves : je volais au côté d'une silhouette masculine arborant un chapeau à plume. Mike m'appelait depuis la plage d'une île immense vers laquelle je descendais à vive allure.

J'aurais aimé que la vie ressemble à cela : un conte de fées magique et insouciant. Mais mon existence se résumait à des journées banales, dans un lycée banal et des soirées banales devant une télévision banale... bref, on était bien loin du roman de monsieur Barrie. N'empêche qu'à une époque, je ressentais clairement une fascination pour Peter Pan. J'adorais écouter les histoires rocambolesques qu'inventait grand-mère chaque soir. Généralement, lorsqu'elle quittait ma chambre, j'avais des étoiles plein les yeux et la tête envahie de visions colorées. Il m'arrivait de m'imaginer mes propres aventures au côté du garçon qui ne grandit jamais.

Mais moi, j'avais grandi, abandonnant ma part d'insouciance. Parfois, je jalousais grand-mère qui avait réussi à préserver la sienne, malgré son âge avancé.

Je me rappelais ensuite que sa créativité creusait à présent un fossé entre elle et nous.

Tout en avalant une gorgée de thé, je me concentrai sur maman. Elle venait de raccrocher avec sa collègue et grillait du pain en jonglant avec la sacoche de son PC portable.

— Je file, annonça-t-elle en déposant un baiser dans mes cheveux, j'ai une réunion très importante. Je ne serais pas rentrée pour aller voir Mike, ce soir, faites-lui un bisou pour moi.

Déjà, elle déguerpit à travers la grande maison. Je me concentrai sur les murs jaunes de la cuisine pour dissimuler ma soudaine amertume. Après l'université, ma vie ressemblerait sans doute à la sienne. Ça me rendait malade par avance. Devenir cheerleader pro ne m'enchantait plus autant qu'avant. Pour dire vrai, plus grand-chose ne m'attirait, aujourd'hui. Pendant une seconde, j'imaginai que Mike se trouvait à côté de moi. Dans cette situation, il lancerait probablement un truc du genre :

« C'est vraiment trop nul d'être adulte ».

Moi, je répondrais :

« Clairement, ouais. Si on allait manger une glace après l'école ? Ce n'est pas nul les glaces. ».

Mais on n'ira pas, parce qu'il refusait de se réveiller. Un lit d'hôpital l'emprisonnait, comme il enchaînait mon bonheur depuis 181 jours, exactement. Je détestais ma vie.

— Qu'est-ce que tu dis ?

Je me tournai vers mon père qui m'examinait, les sourcils froncés. Fait qui me troublait depuis toujours : il ressemblait au père de la Wendy Darling du livre Peter Pan. C'était un homme imposant, tout en élégance, avec une silhouette élancée et une allure distinguée. Il coiffait ses cheveux d'ébène en arrière, plaçant chaque mèche avec une précision obsessionnelle. Il ne portait pas la moindre trace de barbe, sa peau lisse soulignée par le résultat d'une routine quotidienne d'après-rasage. J'aimais son charme intemporelle de gentleman de l'époque victorienne.

— Tu as dit quelque chose, insista-t-il.

— Non, répondis-je en croquant dans une tartine de pain grillée, préalablement trempée dans du jaune d'œuf. Tu seras là quand j'arriverai à l'hôpital ?

— Oui, j'ai décalé les séances de travail que je dois faire avec les stagiaires. Bon, allez, je décolle. Nana va arriver d'ici une minute. N'oublie pas de lui dire que j'ai posé l'ordonnance de grand-mère dans la coupe, sur le buffet.

Il s'éclipsa à son tour. Je me retrouvai seule dans cette grande pièce baignée par la lumière du soleil. Le silence me filait la nausée. Quand Mike était là, le bruit continu rendait la maison plus... vivante. Avec un soupir, j'agitai les doigts pour regarder mon ombre projetée sur le mur. Une étrange question me vint. Mike possédait-il toujours la sienne ?

Évidemment que oui, pensai-je en sautant sur mes pieds. Qu'est-ce qui me prenait de rentrée dans les délires de Jeanne ? D'un bond, je me levai et me concentrai sur le présent. Une interro m'attendait. Ô joie.

J'attrapai mon sac à dos pendu à la rambarde de l'escalier, jetai un coup d'œil à ma montre, et grimpai les marches le plus silencieusement possible. Ma discrétion ne servit pas à grand-chose, parce que grand-mère se nattait les cheveux devant sa vieille coiffeuse d'époque. Elle me vit à travers le miroir et m'invita à entrer.

— Bonjour ! Tu as bien dormi ? lui demandai-je en allant vérifier qu'elle avait bien rallumé le radiateur.

Sa tendance à attendre un certain gamin volant devant la fenêtre, la nuit, la poussait à éteindre le chauffage.

— Oh, tu sais, je n'ai pas arrêté de penser à Mike, m'avoua-t-elle avec une peine évidente dans la voix.

— Moi aussi. On va le voir, ce soir, tu veux nous accompagner ?

Je me plantai derrière elle et posai une main sur son épaule frêle.

— Pas aujourd'hui, ma Wendy, j'ai mal aux jambes.

Son moral lui jouait des tours. Ça lui arrivait de plus en plus fréquemment. Elle pouvait rester des jours sans sortir de sa chambre, refusant les balades que lui proposait Nana.

— D'accord, Nana ne va pas tarder pour t'aider à te préparer. Je crois aussi qu'elle a prévu une matinée jeu de société, ça va être trop cool. Bien plus cool que mon contrôle de maths, grimaçai-je.

— Je n'en doute pas, gloussa-t-elle. Passe une bonne journée, ma chérie.

Je l'embrassai et la serre contre moi, prise d'un élan de regrets en songeant à la colère qui m'avait étreint cette nuit. Elle souffrait d'une maladie, elle ne pouvait rien contre ses passages délirants.

— Je t'aime, lui chuchotai-je.

— Moi aussi.

Je me redressai pour constater qu'elle portait la flûte de Pan en collier, autour de son cou. Son regard suivit le mien, et elle toucha l'instrument du bout des doigts.

— J'espère que Peter va bien, soupira-t-elle.

— J'espère également. Il va peut-être revenir ? S'il a perdu sa meilleure amie, c'est logique qu'il ait envie de s'isoler.

Son sourire n'atteignit pas ses yeux.

— Tu as sûrement raison. Je sais que tout cela te semble incohérent, et tu cherches à me préserver en feignant d'y croire. Mais la magie existe, Wendy. Elle est partout, et en chacun de nous. On en a conscience quand on est enfant, mais lorsqu'on lui tourne le dos, elle s'éteint. C'est ce qui arrive chez la plupart des adultes. Fais en sorte que chez toi, elle ne meure jamais.

Elle attrapa ma main avec un désespoir qui me surprit. Je déglutis en gardant mon calme, même si cette comédie recommençait à m'énerver. Mes nerfs étaient sur le point de se rompre, je le sentais.

— La magie n'aidera pas Mike, grand-mère, lui répondis-je d'une petite voix. Mais j'aimerais que ce soit le cas, vraiment. Il faut que j'y aille, le bus va arriver.

Comme mes parents quand ils filaient travailler, je fuis la maison. À peine ouvris-je la porte d'entrée qu'une jolie femme brune, un peu rondelette, baissa le doigt qu'elle s'apprêtait à presser sur la sonnette.

— Nana ! m'exclamai-je. Bonjour. Grand-mère est là-haut, elle n'a pas très bien dormi, et elle a mal aux jambes. L'ordonnance pour renouveler ses médicaments est posée sur le buffet de l'entrée. Passez une bonne journée !

L'employée éclate de rire en me rendant mon salut. Elle agita la main et referma la porte derrière elle. Je la trouvais sympa, joyeuse, drôle, et elle plaisait à Jeanne. De plus, ses cookies et ses muffins étaient à tomber !

Je lançai un coup d'œil à ma montre. Il me restait cinq minutes pour rejoindre l'arrêt de bus. Par chance, cette journée de juin s'annonçait radieuse.

Prise d'une lubie étrange, je m'arrêtai sur le trottoir observant le quartier de Bloomsbury. Il était pourvu d'un caractère historique unique. D'élégantes rangées de maisons géorgiennes s'étendaient sans la rue calme. Sans trop savoir pourquoi, je levai les yeux en direction de ma fenêtre de chambre.

Cette même fenêtre qui avait servi d'ancrage à l'auteur de Peter Pan, celle qui avait permis au conte de voir le jour et de faire rêver des tas d'enfants.

Un camion de lait passa et klaxonna un lycéen qui traversait la route sans regarder. Je revins dans la réalité, me précipitant à traves les nombreuses voitures garées. Très vite, j'oubliais le garçon qui ne grandissait pas, au profit de mon interro de maths. Les joies du monde réel...

Mais étrangement, je le réussis haut la main. Enfin, je l'espérais. Les problèmes ne m'avaient pas posé autant de soucis que je le croyais, ce qui rendit ma journée plus supportable. Il régnait dans le lycée la même ambiance que celle des rues de Londres : triste, lourde. Ici, un élève sur trois avait un frère, une sœur, un cousin, une cousine, un voisin ou une voisine à l'hôpital, dans un état comateux. Là où en début d'année, la cafeteria grouillait d'activité tous les midis, le silence d'aujourd'hui me plombait encore plus le moral.

Après les cours, je partis directement à l'hôpital. Je pris les couloirs que je connaissais par cœur, je respirai ce même air aseptisé que je connaissais tant, croisai le personnel soignant que j'avais fini par reconnaître au fil de mes visites.

— Bonjour Wendy, lança l'un d'eux.

— Bonjour, Marc.

Je venais ici presque tous les jours. Comme d'habitude, je déposai mon sac à dos à l'entrée de la chambre. Les murs gris et nu n'auraient pas plu à mon petit frère. Lui préférait les couleurs, les tons joyeux, tout ce qui pouvait tirer un sourire. Raison pour laquelle je placardais un autocollant près de sa tête de lit. Un pour chacune de mes visites. Le cent soixante douzième.

— C'est une girafe avec un contour brillant, dis-je en guise de bonjour. Je l'ai trouvé dans un vieux magazine. J'en ai commandé d'autres sur internet. Du coup, bientôt je plaquerais des stickers Barbie partout autour de toi. Si ça t'embête, réveille-toi pour me le dire.

Évidemment, il demeura silencieux et immobile. Il ne semblait ni triste ni souffrant. Il dormait, simplement.

— Papa a du retard, le prévins-je. J'ai reçu un SMS de lui, sur la route pour venir ici. Il risque même de ne pas rentrer assez tôt pour passer. Mais pas de panique, j'ai ce qu'il faut pour te remonter le moral.

Je m'installai à côté de lui, sortis le livre de Peter Pan, et commençai à lui lire. Quand j'arrivai au passage où il était question de l'ombre de Peter, je m'arrêtai. Mon regard se perdit sur la fenêtre derrière laquelle le soleil se couchait doucement.

— Grand-mère a parlé d'un truc trop bizarre, cette nuit, l'informai-je. Il paraîtrait que vous... les enfants qui tombent dans le coma, ne possédez plus votre ombre. Elle dit que vous n'être plus vraiment ici, mais au Pays Imaginaire.

Avec espoir, je scrutais son visage dans l'espoir d'y voir naître un sourire. Rien du tout. Je tapotai la page du bouquin du bout de l'index, le cœur serré.

— Ce serait cool que tu reviennes, OK ? continuai-je tout bas. Tu me manques, Mike.

Je lui saisis la main en la pressant aussi fort que possible. Voilà, mes larmes se remettaient à couler. Ces traîtresses ! Je soufflai en décidant de me dégourdir les jambes. Je filai à la machine à café pour me prendre un chocolat chaud, et revins dans la chambre.

Les ombres du mobilier et du lit dansaient doucement sur le mur. L'attention dans le vague, je fixai ce spectacle magnifique, qui valait toujours mieux que l'immobilité de Mike. Alors que je m'apprêtai à retourner m'asseoir pour continuer à lui lire son histoire favorite, un détail curieux m'interpella.

Je repérais l'ombre du lit, celle de la carafe d'eau, ainsi que de l'appareil qui prenait les constantes de mon frère... mais pas celle de ce dernier, justement. Comme si... il n'y avait personne allongé sur les draps gris. Mon cœur rata un battement, ma gorge s'assécha.

Impossible, pensai-je.

Pourtant, je rejoignis Mike et lui soulevais le bras en fixant le mur, de l'autre côté de la pièce. Je ne vis que mon ombre.

Interloquée, je dus m'asseoir pour ne pas tomber dans les pommes.

— Tout va bien, mademoiselle ? s'inquiéta une infirmière en entrant.

Je ne réagis pas. Elle m'approcha, posa une main doucement sur mon poignet et me sourit.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

— Il n'a pas d'ombre.

— Quoi ?

Je me redressai à toute vitesse, bousculai la femme sans faire exprès, m'excusai et attrapai mon sac de cours. Déjà, je me précipitai dans le couloir de l'hôpital.

Il fallait que je parle à ma grand-mère, et vite.

           

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