VIII. Sculpture bicolore
Elles étaient deux corps, l'un contre l'autre, que la quasi pénombre entremêlait. Impossible de distinguer à qui était ce bras, d'où partait cette jambe. Elles étaient harmonie. Une sculpture au grain tendre, lisse, imparfait. Bicolore. Unie. Elles étaient deux corps que tout opposait ; l'ébène profond comme la nuit contre le blanc presque diaphane, leurs yeux éclats d'émeraude et d'agate, le feu d'une chevelure qui embrasait le bois doux de l'autre... Elles étaient deux âmes, que tout joignait ; leur amour presque éternel, inconditionnel. Elles étaient un rêve fou, leur rêve de toujours, leur souhait ultime au génie de la vie, elles étaient une valse en l'air, qui s'exalte pour ne jamais plus retomber. Elles étaient deux êtres étoilés, parce que l'univers les avait créées à partir de sa poussière météore. La lumière tamisée de la pièce venait caresser avec une quasi révérence leurs corps, se reflétait chaleureusement dans l'eau du bain. Quel jour était-on alors, quelle heure, dans quelle vie, tout n'était que futilités. Oh comme ces moments d'éternités peinaient à trouver chemin dans leur quotidien, et comme ils leur manquaient. Tout se faisait oublier alors, il n'existait plus que le beau, plus que l'instant présent, et le battement chaleureux d'un cœur apaisé, la douceur du grain de ta peau contre la mienne. Léo s'oubliait. Tout ce qu'elle était, tout ce qu'elle essayait d'être, ne pas être, tout s'effaçait devant la Tendresse, devant l'innocente candeur de ton corps contre le mien, ; pourquoi tu n'es pas là chaque nuit quand je suis moi, terriblement moi, et que je me noie ? Pourquoi tout n'est pas aussi simple que nos étreintes pérennité ?
Un rêve commun se forma dans les vapeurs qui embrumaient la salle de bain, celui que l'imagination retenait et explorait en détail à la moindre occasion. Celui, omniprésent, qui ne partait jamais bien loin. Le seul qui importait vraiment. Léo rêvait des doigts de Tamy sur un piano, et sa voix envoûtante qui venait caresser les touches, enchanter l'air autour d'elles, comme une prière à l'Univers, une ode à leur Lune protectrice. Tamy rêvait du visage endormi, apaisé de Léo, de l'odeur du café qui refroidissait parce qu'elle n'osait pas briser sa bulle si fragile de sommeil, et du sourire innocent que laissait Morphée sur son visage constellé. Elles rêvaient des bruits métalliques d'un fouet dans un saladier, et de la douce chaleur du four qui les attendait patiemment, douce musique métallique, chuintement promesse. Elles rêvaient d'étreintes, elles rêvaient de rires, elles rêvaient de la vie qui ne connaissait plus d'interdictions car l'autre était toujours là, pas loin, à portée de main ou d'oreille, contre elle ou dans la pièce d'à côté ; avec elle, avec moi, pour le reste de nos vies ou pour le plus longtemps possible. Elles rêvaient de ne plus se téléphoner, de ne plus s'écrire, jamais, sinon pour se demander ce que l'autre voulait manger le soir et s'il restait du chocolat. Tamy savait avec une presque certitude que Léo aspirait au même avenir qu'elle, mais elle connaissait également les angoisses de celle-ci, toujours présentes, prêtes à se libérer de leurs chaînes à la moindre seconde d'inattention. Et Léo, elle, avait repensé à ses entraves, et au chevalier dont elle devait accepter la présence rassurante, parce qu'elle n'était pas obligée d'être seule en attendant de se libérer. Il y avait un pas à franchir, un élan de vie, des ailes à déployer ; mais l'attente un peu confortable, trop apeurée, que l'autre le fît.
Tamy s'épanouissait dans son travail, s'offrait du temps libre avec ses collègues, retrouvait ses amis quand un créneau commun s'offrait à eux ; ses doutes étaient peurs de l'échec et chimères du passé au goût de promenade nocturne et de rejet pas encore digéré, mais elle s'avouait avec joie qu'elle était heureuse. Pas uniquement grâce à Léo, chaque aspect de sa vie l'emplissait d'un bonheur brillant, et l'être précieux au creux de ses bras n'en était que l'apogée. Elle était pleinement elle, depuis longtemps déjà, n'en déplaise à ceux qui la maintenaient dans les vestiges du regret, et le chemin pour y arriver avait été si long et semé d'embûches, que le reste lui semblait futilités. Pas de retour en arrière possible dans l'ascension du mont Plénitude ; vision des choses très personnelle, qui l'aidait à avancer toujours plus loin. Pour Léo, tout était différent, tout était lutte, tout était répit après la tempête de son propre esprit. Elle s'accrochait comme elle pouvait, mais il était des choses contre lesquelles elle ne parvenait à lutter ; inquiétudes démesurées. Handicap journalier, et ce sentiment terrible parfois, la peur de ne pouvoir s'en échapper. Rêver d'un quotidien où sa solitude s'amenuisait l'emplissait alors d'espoir ; celui d'un jour retrouver le contrôle. Il n'y avait qu'un pas supplémentaire à effectuer, une porte à ouvrir pour laisser entrer le chevalier ; laisser entrer Tamy.
Aucune d'elle ne chercha à briser le silence de la pièce, les pensées trop précieuses pour être écartées, parce qu'elles aident à avancer. Aucune d'elle ne se sentait enfermée dans sa bulle, coupée de l'autre par les barrières de son esprit ; elles étaient ensemble, deux corps entremêlés, sculpture harmonie. Tamy savourait la vision de son ascension, le chemin déjà parcouru et celui qu'il lui restait, gratitude et promesse ; arriver au sommet, et une fois campée la tête dans les nuages, savourer chaque bouffée d'air frais, sa course vers ses poumons, la pureté de sa respiration. Léo, elle, avançait lentement vers la porte, sans se juger pour une fois, un pas après l'autre, à son rythme. Elle était tout près...
« Vis avec moi, » énonça soudain l'une d'elles à voix haute.
Qui, n'avait pas d'importance. Qui, elles n'auraient même pas su le dire. Était-ce même réellement une question ? Leur bulle de connivence, hors du temps, ne se brisa pas pour autant, ne fit que s'amplifier. Et les bras pressèrent un peu plus le corps de l'autre, et les doigts cherchèrent le contact de leurs voisins.
Elles se sourirent.
Vis avec moi. Pas seulement chez moi, pas seulement avec moi. Vis. Cette vie que nous n'avons pas demandée, cette chose un peu étrange et incompréhensible, magnifique et terrifiante, vis-la avec moi. Pourquoi s'échiner à se demander si tu es la personne, la bonne comme disent les films, l'âme-sœur ou autre formule d'importance ; ça n'en a pas, d'importance. Viens, on fait le chemin de l'existence ensemble, toi et moi, et tous ceux qui voudront se joindre à nous, de près ou de loin, pour toujours ou pour un instant d'éphémère. Viens, ce jeu on l'essaye à deux, viens, même si on doit le perdre un jour, viens, on le fera ensemble. Pas seulement parce que je t'aime et parce que tu m'aimes ; sois ma partenaire dans cette chose qu'est la vie, nos vies, parce que je ne veux pas y évoluer seule, parce que je veux évoluer à tes côtés. Parce que c'est toi que je choisis. Laisse-moi découvrir les merveilles et les terreurs du monde avec toi, parce que seule j'ai trop peur, parce que seule c'est triste. Échouons ensemble, réessayons, trouvons les raccourcis et les étapes de cette mission qu'on nous a assignée, et gagnons ensemble, et perdons ensemble. Toi et moi, jusqu'à la fin, ou aussi longtemps qu'on le pourra, parce que c'est ce que je veux, c'est ce que je choisis, et le reste n'a pas d'importance. Pourquoi les échecs ne devraient-ils se jouer qu'à un contre un ? Laisse-moi protéger notre roi jusqu'à ce qu'il ne reste plus que lui sur le plateau et la certitude du mat.
Elles se sourirent.
La vie était un jeu, un chemin à parcourir, une chose imposée qu'elles n'avaient pas demandée. Mais elles avaient choisi leur partenaire. Leur acolyte dans cette quête de rien ; de lyrisme et de poésie. Et si l'alliance devait se rompre un jour, elles trouveraient un autre guerrier, une autre guerrière, chevalier, dragon, ou même paladin, simplement heureuses de ce chemin effectué ensemble, sans regrets, rien qu'en accord avec l'harmonie du monde. Au-dehors, la Lune heurtait les volets fermés de ses rayons d'argent, protectrice toujours présente, veilleur de nuit sur leur amour promesse.
Elles se sourirent.
Vis avec moi.
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