IV. La danse exaltée des flocons
La Lune accrochait de ses rayons d'argent la ville immaculée, et s'arrêta sur deux corps en mouvements, seuls êtres éveillés dans la torpeur nocturne. Léo avait entraîné Tamy au cœur de l'hiver, Tamy l'avait suivie jusqu'au creux de la nuit. Comme un doux rêve poudreux. Leurs rires tourbillons s'élevaient en volutes, se mêlaient à la danse exaltée des flocons qui tombaient de plus en plus dru. Leurs doigts, protégés de laine, se joignirent, et la brume de leur souffle s'éleva comme un unique nuage dans le ciel. Il faisait froid, et c'était magnifique. Tamy se promit d'offrir un hiver à Léo, un vrai, loin de la ville et ses lumières, loin de tout, perdues au milieu de la neige et de la nuit. En attendant, elles durent se contenter de regarder le ciel d'un peu loin, comme un peu flou, entre deux lampadaires. Impossible presque de distinguer qui, parmi les taches blanches, était une étoile, et qui était un flocon. Sinon celle qui, celui qui, juste devant elle, rien que pour elle, s'était posé. Léo se tourna vers elle, ignorant tout de la comparaison à laquelle elle venait d'être sujette, lui offrit l'éclat de son sourire. Tamy n'était pas amoureuse, son cœur ne fit pas une folle embardée, son esprit un soubresaut, mais elle lâcha ce petit soupir de bonheur qui se rend compte de sa chance, le sourire flottant qui se sait privilégié. Les longs cheveux roux de sa belle lâchés autour de son visage se paraient de blanc, comme des étoiles, reflet des constellations de ses joues, et l'autre fille ne l'en trouvait que plus belle. Comme un rêve. Et Léo le voyait, le lisait dans le regard noisette de sa petite amie. Elle ne s'était jamais demandé ce que le reste de l'humanité pouvait bien penser d'elle, si le commun des mortels l'avait fait entrer dans la case de ceux qui répondent aux normes, honorent les critères, ceux que l'on nomme beaux ; seul ce regard posé sur elle importait.
Léo se savait aimée de Tamy, de sa manière inconventionnelle à elle ; elle n'en voulait pas plus, elle se sentait suffisamment privilégiée de leur relation existante. Qui ne rêvait pas de passer son éternité avec son, avec sa meilleure amie ? Et dans son cas, la fille qu'elle aimait devant l'univers entier. Elle lui adressa un sourire amoureux, celui qui fait briller les yeux de mille flammes célestes.
Tamy sourit aussi, pour une autre raison cependant, repensa à une des seules phrases sensées prononcées par ses géniteurs. La frontière entre l'amour et l'amitié est floue et indéfinissable, pourtant dans un cas comme dans l'autre, si tu aimes réellement cette personne, chaque regard posé sur elle te rappelle que tu la veux à tes côtés pour toujours. Hochement de tête dans la nuit. Elle rendit à Léo un sourire tendresse pétillant d'étoiles.
Elles n'avaient pas besoin de mot pour se définir, elles étaient ensemble parce qu'elles s'aimaient, parce que le reste n'avait pas d'importance. La manière n'était qu'un détail, insignifiant et grandiose. Le genre de questions qu'on ne se pose pas parce que la vie est belle et parce que ta main est dans la mienne et les flocons sur nos corps et je veux danser avec toi chaque nuit, pour l'éternité. Parce que la vie est belle et toi aussi et que je t'aime. Qu'importe le reste ? Qu'importent les autres ? Nous sommes nous, et ça ne regarde personne que toi et moi, et la Lune aux reflets d'argent qui inonde nos corps entremêlés parce que la vie est belle et toi aussi et que je t'aime.
Un groupe passa au loin, rires gras, doigts pointés vers elles. Elles ne le virent pas, comme elles ne voyaient jamais les regards, les murmures, les menaces voilées, les si seulement. Si seulement on pouvait faire taire leurs rires, étouffer leur amour, si seulement elles pouvaient avoir honte, se cacher. Aucune naïveté de leur part pourtant, impossibilité de ne pas en avoir conscience ; elles ne leur accordaient aucune importance. Elles ne les voyaient pas. Pas plus qu'elles ne virent, cette nuit-là, cet homme un peu moins ivre, un peu poète, un peu ému, qui parvint à convaincre ses autres de les laisser tranquille, que ça n'en valait pas la peine.
L'air était glacé au-dehors, pourtant Samuel n'avait pas froid, réfugié au chaud, loin des flocons voltigeurs et du mistral, entre les bras brûlants de Vivian. Contre le corps brûlant de Vivian. Avec Vivian ; comme un soleil. Juste bien, là, heureux. Ils avaient mangé, ensemble, discuté, longuement, et s'étaient ensuite posés pour un moment de tendresse, heureux. Vivian racontait sa boîte qui peinait à se maintenir à flots, et ses employés jamais à même de le satisfaire. Vivian parlait et Samuel l'écoutait, toujours. Il écoutait son copain se plaindre et rouspéter et s'extasier et raconter comme une évidence des choses que Sam ne comprenait parfois pas, toujours, tous les jours. Quelques fois, ce dernier en venait à regretter de ne plus travailler, ses journées un peu longues à se contenter d'attendre le retour de Vivian et- n'importe quoi Sam, il a bien fait de te dire de quitter ton boulot, comme ça tu peux t'occuper de l'appartement pour que tout soit parfait pour lui, tais-toi, tu es un ingrat. Et Sam souriait et écoutait ce flot de paroles à sens unique. Il souriait parce que rien n'avait d'importance, ni la colère de la semaine précédente, ni l'état déplorable du monde ; rien que les bras de celui qu'il aimait autour de lui, rien que ses baisers réguliers, sur une joue, sur le creux de son cou, au coin de ses lèvres. Son cœur dansait dans sa poitrine, comme les flocons au-dehors, tourbillon à deux temps au tempo endiablé. Il était l'homme le plus heureux de cette planète, et le plus chanceux ; parce que Vivian l'aimait, parce qu'il était là, parce qu'il était son autre. Comme un rêve.
Dans ses bras, Samuel oubliait tout. Les colères de Vivian, parfois trop explosives, parfois tintées de nuances de bleu et de violet, ses larmes, ses peurs, il oubliait aussi les amis du collège qui prenaient régulièrement de ses nouvelles et à qui il n'avait pas le droit de répondre, ses anciens collègues qui voulaient l'inviter à boire un verre, en souvenir du bon vieux temps, Henry, son meilleur pote aux côtés duquel il aurait dû rester jusqu'à la fin et avec lequel il n'avait plus le moindre lien, et tous ceux qui avaient fini par ne plus tenter de le contacter. Il en oubliait sa famille, à qui il ne répondait qu'une fois par mois, quelques minutes furtives, pour rassurer, pour certifier que tout allait bien, pour mentir allègrement parce que tout allait merveilleusement bien, et qu'il s'était même vu attribuer de nouvelles responsabilités au travail, et que non, il ne serait pas là pour Noël cette année encore. Et puis les autres, ceux dont il ne serait jamais certain de l'existence, celle-là même qu'il redoutait. Il les oubliait, parce qu'ils n'étaient pas Vivian, et que Vivian l'aimait. Il était son autre, son tout, son âme-sœur, il était son amour, son rêve, son bourreau. Sursaut. À quoi tu penses Sam ?
Sournoise et sinueuse, une pensée se fraya un chemin. Vite balayée par un nouveau baiser. Il était son autre, son tout, son âme-sœur, il était son amour, son rêve, son univers.
Sous leurs fenêtres, Tamy et Léo étiraient le temps, cet instant de neige et de magie. Leurs corps frigorifiés grelottaient, suppliaient les deux femmes de retrouver la chaleur de leur foyer, pourtant celles-ci repoussaient jusqu'à l'ultime seconde le moment fatidique où elles n'auraient plus d'autre choix que de rentrer chez elles. Parce que la nuit est trop belle, et toi aussi, et ta main est dans la mienne et que je t'aime. Parce que tu es devant moi, scintillante comme une étoile, parsemée de flocons, aussi poétique qu'une feuille d'automne. Il n'y avait que la neige pour compétiter, en terme de lyrisme, avec la mort orangée de la nature. La neige et, aux yeux de Tamy, Léo. Le silence de la ville endormie les englobait, douce et réconfortante couverture. Et leurs yeux pétillaient, et leurs sourires illuminaient leurs visages, et elles oubliaient le froid qui s'infiltrait entre les couches de leurs vêtements jusqu'à leurs os, et elles contemplaient le fleuve presque gelé devant elles, et elles étaient heureuses. Tamy n'avait pas peur, parce qu'elle n'était pas seule. Et les angoisses de Léo se taisaient, parce qu'elle n'était pas seule elle non plus. La vie leur semblait alors si paisible, parce que la présence de l'autre suffisait à tout balayer, et puis rien n'existait alors.
Et finalement, il leur fallut rentrer, parce que les lèvres de Léo prenaient une teinte inquiétante, parce que Tamy n'avait de cesse de grelotter, et parce que demain était désormais aujourd'hui depuis bien longtemps.
Malgré l'heure tardive, aucune d'elles ne voulait dormir. Le lendemain n'existait pas, à cet instant, elles ne se posaient guère les questions angoissées qui se demandent si trois heures de sommeil suffiront pour affronter une journée de travail ; seul comptait le moment présent. Seul importait d'ôter gants, écharpes et couches de laine, et de briser l'espace entre leurs corps, et de danser. S'éloigner pour mieux se retrouver. Ne jamais complètement se lâcher. Sourire, s'aimer, et danser, les yeux dans les yeux, dans le silence de l'aube qui approchait. Leurs pas s'accordaient, suivaient un tempo qui résonnait dans leur esprit, parce qu'elles n'avaient pas besoin d'entendre la musique pour la ressentir. Seul comptait de danser, et leurs doigts toujours entremêlés. Cette nuit-là, elles oublièrent de dormir, oublièrent qu'il existait autre chose que le corps de l'autre contre le mien, qui s'éloigne, me revient, tourne, tourbillonne, et ces yeux qui ne me lâchent pas, ces yeux des mers tropicales, ces yeux des bois, éclats verts, éclats marrons, et ces lèvres pourpres qui ne cessent de sourire.
À l'étage inférieur, les rayons de Lune s'étaient déposés sur les corps nus des amants, reflétaient le grain de leur peau, se jouaient de leurs imperfections, comme une aquarelle. Ils étaient le tableau que personne ne peignait, figés par le sommeil, presque beaux, presque poétiques ; terriblement beaux, terriblement poétiques. L'innocence du sommeil venait balayer la réalité, la plongeait dans la peinture de l'oubli. La nuit honorait le vitiligo de Vivian, jouait des contrastes naturels de sa peau, et se heurtait aux hématomes de Samuel, comme si leur origine était similaire, même si l'un reflétait le beau et les autres témoignaient de l'affreux. La nuit semblait fermer les yeux sur la réalité, excusait, niait, pardonnait les horreurs du jour.
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