Samuel laissa son maquillage couler le long de ses joues, cascade noire et or. Il ne pleurait pas, ce n'étaient pas ses larmes, plutôt celles de la pluie, qui s'insinuait entre ses longs cils, se jouait d'eux, et continuait sa chute le long de son épiderme, colorée de son intrusion. Il tremblait, réfugié contre le canapé – pas de pluie, donc, des larmes –, secoué, terrifié. Autour de lui, les débris de verre reflétaient à l'infini son visage comme une peinture ratée. Et le silence environnant le prit soudain à la gorge et manqua de l'étouffer. C'était fini, il était encore en vie, tout allait bien aller – alors pourquoi ne cessait-il pas de trembler ? Le garçon rassembla comme il put ses esprits et les morceaux éparpillés de son cœur, et se releva, flageolant. Il fallait qu'il rangeât l'appartement avant le retour de Vivian, les meubles qu'il avait renversés, le miroir qu'il avait brisé, les objets qu'il avait jetés, devant un Samuel terrifié. S'il revenait seulement. Sam ne se souvenait même plus, comment s'était-il retrouvé ici, avec ses larmes de pluie et son verre morcelé ? Sa faute, sa faute à lui, c'était tout ce qu'il savait, c'était tout ce qui importait. Vivian s'était énervé à cause de lui, était parti à cause de lui, et Sam ne savait même pas quand il reviendrait. Quelques heures, plusieurs jours ? Sa main tremblante rencontra le fil du miroir, et une nouvelle couleur se mit à s'échapper de son corps. Nouvelle bruine sur son visage, de douleur et de fatigue. Il aurait voulu s'endormir quelque part, oublier, attendre le lendemain, mais il devait ranger, autrement la colère estompée de Vivian repartirait comme un brasier.
D'un autre côté, offrir à l'appartement son ordre naturel entretenait l'espoir que cette fois-ci, Vivian revînt auprès de lui, et que tout fût oublié. Qu'ils reprissent ensemble la soirée en amoureux dont Sam avait tant rêvé, et qui avait si bien débuté avant qu'il ne – qu'avait-il seulement fait ?
La radio chantait, entraînait Léo dans une ronde exaltée, douce et harmonieuse. Elle n'était que grâce et poésie, comme une nymphe de Lune, qui fit naître dans le creux du cœur de Tamy un soleil, et rayonner sur ses lèvres un sourire d'or et d'argent. Ensemble, elles étaient astrales, deux amantes cosmiques inondées de lumière. Être de la nuit, Léo dansait, tourbillonnante quand le monde autour d'elles s'était enfoncé dans les méandres du sommeil. Elle rendait vie à l'heure endormie, et elle était belle, tellement incroyablement belle. Le feu de ses cheveux, l'émeraude un peu pâle de ses iris, les constellations rousses sur ses joues, et son élégance presque sauvage, tournaient en rythme, toupillaient, pour Léo, pour Tamy, et pour le reste du monde éteint. Elle donnait l'impression d'avoir chaussé des nuages, de flotter au-dessus du sol.
I can't see me lovin' nobody but you
For all my life
When you're with me baby, the skies'll be blue
For all my life
Léo avait attrapé les mains de Tamy, et l'avait entraînée dans sa danse. Leurs yeux perdus les uns dans les autres, éclats verts, éclats marrons, brillaient de mille promesses.
Me and you and you and me
No matter how they toss the dice, it had to be
The only one for me is you, and you for me
So happy together
Elles dansaient. Elles s'aimaient. Elles.
Le monde se craquelait. Dans l'immeuble endormi, à un étage d'écart, l'amour se confrontait à l'amour. Le beau heurtait le terrifiant, le terrifié. Éclats de voix, éclats de verre. Ronde nocturne. Léo cessa de danser, éteignit le poste, s'ouvrit au silence. Ça hurlait, encore. Sam. La rousse aux cheveux fous abandonna ses chaussons de nuages et sortit dans la nuit, sous la lumière qui grésillait du couloir. Artificielle. Une porte claqua, elle pouvait y aller. Tamy la regarda faire sans comprendre, sans protester pourtant. Attendit simplement. Elle connaissait Léo pour soupçonner ce qui se passait, et patienta de découvrir qui était l'âme en détresse qu'elle avait recueillie un jour où elle était seule.
Le pantin désarticulé en question n'avait cessé de trembler, mais s'efforçait de remettre de l'ordre dans le salon, le corps coloré. Le noir et or de son visage, le rouge involontaire perlant sur une main, et sa peau peinturlurée de nuances froides. Il fallait ranger, il fallait réordonner, effacer le drame, oublier la dernière heure, faire comme si de rien n'était. Pour que Vivian lui revînt.
La porte résonna de trois coups discrets, Samuel se figea. Trop tôt, le salon toujours comme un champ de bataille, lui comme un rescapé du front et Vivian, déjà là, il allait se mettre en colère, il-
C'est Léo
Sam est-ce que tout va bien ?
J'ai entendu crier
Va-t-en
Reste
Pars
Sauve-moi
Grincement de porte, voix murmure comme un chant ancien dans la nuit, qui s'élève. La main bienveillante de Léo se glissa dans celle terrifiée de Samuel, comme une bouée, comme une promesse. Viens. Sam se leva, automate brisé, et la suivit aussi loin qu'un étage au-dessus, à l'abri, sain et sauf. Tamy lui sourit, le même sourire qui colorait le monde que quelques jours auparavant, et sans poser la moindre question, lui offrit une couverture, la douceur et la chaleur qui lui faisaient défaut. Cela faisait un mois, à quelques poussières près, que Léo restait régulièrement attentive aux hurlements qui manquaient rarement de s'élever de l'appartement de Samuel, et venait inlassablement s'assurer qu'il allait bien. Non, il n'allait jamais bien après, elle le savait ; s'assurer qu'il était toujours en vie, surtout. Il ne la laissait pas toujours entrer, il refusait souvent son aide, mais parfois, des fois comme celle-ci, hébété, terrifié, il acceptait son cocon de réconfort.
Tamy ne savait pas, mais elle comprit en un rien de regard. Il suffisait de savoir observer, et de repérer les bras bleuis qui s'échappaient des manches, la peinture verticale des larmes sur son visage, et son corps qui ne voulait cesser de trembler. Elle ne savait pas tout, bien sûr, les détails lui échappaient ; l'autre avait-il, avait-elle porté volontairement les coups, ou était-ce le fruit d'une poigne trop brusque, d'une colère trop terrible ? Mais surtout, elle sut qu'il y retournerait, qu'il y retournait inlassablement, parce que l'amour était trop fort et trop explosif, aveuglant. Elle ne voyait rien des montagnes russes, des jours ou des heures de bonheur absolu qui précédaient la tempête. Et qui en suivaient une autre. Elle distinguait pourtant, invisibles, les serres noircies qui emprisonnaient le cœur de Sam depuis trois ans et ne voulaient plus le lâcher. Elle regarda Léo, son cœur émietté dans le regard. N'y avait-il rien à faire ? Non Tam' parfois, parfois la lumière des autres ne parvient pas à éclairer ton chemin. Ça ne veut rien dire ; si, ça veut dire que si Sam ne peut faire le premier pas qui est de réaliser la toxicité de sa relation, nous ne pourrons rien faire pour lui.
Samuel s'endormit d'un sommeil lourd, pas vraiment reposant, pas vraiment beau. Le sommeil assommant qui vient avec l'épuisement. Léo veilla sur lui un instant d'éternité, et si elle l'avait pu, elle aurait soufflé tout autour de lui pour chasser ses cauchemars.
Des notes s'élevèrent dans l'air, volutes noires et blanches, poésie musicale. Avec une très grande douceur, comme un murmure. Léo leva son regard, le clavier dans un coin de la pièce ; Tamy, ses doigts de fée, y entamait une mélopée. Apaisante et réparatrice. Comme un murmure. Comme un rêve. Le regard de Léo, illuminé d'un amour nouveau, systématique, poétique. Elle aurait brûlé le monde pour voir Tamy jouer. Sourire tendresse. Admiration. Le monde était sombre, elle en avait une preuve endormie sous les yeux, mais elle était heureuse. Pas tout le temps, mais en cet instant, plus que tout. Elle se leva, vint rejoindre la pianiste sur son banc, échangea un regard avec la Lune. Sur leurs visages, un sourire d'argent. Promesse commune. Léo veillait sur Tamy, de toutes ses forces, de tout son cœur, guerrière aguerrie contre les monstres de son esprit, contre les chimères de la rue. Et l'astre les protégeait, eux les brisés, eux les noctambules, eux les êtres de la nuit à l'esprit déchiré, au cœur à recoller. Tamy aurait voulu presser sa main, mais les siennes ne quittaient le clavier, continuant leur douce offrande lyrique. Comme un murmure. Sourire. Et la tête de Léo sur son épaule, et son cœur qui se gonfle, éclate en une pluie d'étoiles, juste un bonheur un peu niais, un peu bête, mais terriblement beau.
Lorsque le jour remplaça la nuit, brisant sa bulle hors du temps, Vivian revint. Samuel s'était réveillé quelques heures plus tôt et, avec l'aide de deux fées, s'était occupé de rendre à son appartement une allure décente. Comme s'il ne s'était rien passé. Il ne pouvait pas oublier pourtant, les poignets douloureux d'avoir été trop serrés, et les images en boucle dans sa tête, mais quand Vivian reviendrait, ils pourraient prétendre qu'ils ne s'étaient pas disputés, que Sam n'avait pas – qu'avait-il seulement fait cette fois – et ils pourraient reprendre leur quotidien. Il devait faire plus attention à ne pas énerver son compagnon, ses sources de stress, sa famille, le travail, trop nombreuses déjà ; à lui de demeurer irréprochable, ne pas l'énerver, ne rien mal faire – mais qu'avait-il fait bon sang ?
« Mon amour ? Tu es là ? »
Bien sûr, toujours. Jamais je ne pars, jamais je ne m'éloigne, toujours là pour toi. Quand ai-je vu mes amis pour la dernière fois, quand suis-je sorti sans toi, juste comme ça, pour prendre du temps pour moi ? Jamais plus. Mes amis, toxiques, tu me l'as dit, pas bon pour moi, je te crois, mes amis – quels amis ? Plus d'amis. Léo, Léo comme un jardin secret. Tu ne dois pas savoir, tu ne peux pas savoir, mon amour pardonne-moi, ne m'en veux pas si elle, je la garde pour moi. Elle a peur, peur que tu me tues et moi- tu ne ferais pas ça n'est-ce pas ? Je t'aime, si tu savais comme je t'aime...
« Dans la cuisine, j'ai préparé des pancakes.
– Tu as mis des pépites de chocolat ?
– Bien sûr mon ange.
– Tu es parfait. »
Je suis parfait. Deux bras s'enroulent autour de lui, un baiser humide contre sa chair, cou pris de frisson, et l'envol des papillons dans l'estomac, comme au premier jour, comme tous les jours depuis le premier. Vivian était de retour, Vivian n'était pas fâché, c'était tout ce qui comptait. Il était parfait.
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