II. Reflets de Lune

Léo avait tout essayé. Se perdre entre les pages noircies d'un auteur angoissé, s'enivrer de musique, chanter, danser, rallumer la lumière, rester dans un noir pas vraiment total... rien n'y faisait. La froideur de la nuit avait enveloppé son cœur, et, recroquevillée sous son épaisse couette, elle grelottait d'angoisse. Pourtant, à choisir, elle préférait habituellement la poésie constellée de la nuit à la lumière brute du jour, qu'elle trouvait trop vulgaire, trop peuplée. Le monde nocturne apparaissait comme une bulle calme et silencieuse, qu'elle chérissait avec la même admiration qu'un trésor oublié. Mais ce coffre-là recelait des monstres qui refusaient de l'ignorer, fût-ce pour une seule nuit. Alors, elle se répétait que si les personnages des romans de fantasy pouvaient aimer leur monde rempli de créatures terrifiantes – comme des croisements entre des lézards et des mantes religieuses géantes –, elle-même pouvait bien se sentir à sa place dans son univers de ténèbres et d'étoiles, tout en se sachant évoluer dans un terrain hostile ; celui de son esprit. Cette crise-là, particulièrement forte, oscillait entre angoisses dévorantes et certitudes terrifiantes, la laissait pantelante de terreur.

L'air était chargé de flocons, reflets de Lune, danse glaciale et sublime. Comme un rêve. Tamy ne rêvait pas, pourtant, et la course de son cœur lâché à vive allure lui rappelait la réalité poignante de ce qu'elle vivait. Terrifiante. Il avait suffi d'une culture, un climat de peur généralisée, pour que les rues nocturnes ne soient plus lieu rassurant. Et il avait suffi d'une seule fois pour qu'elles lui glacent le sang. Ce soir-ci, pourtant, elle affrontait son cœur en tambour et les bruits de pas comme des souvenirs dans sa tête. Certaines peurs ne faisaient pas le poids face à d'autres ; les siennes avaient perdu leur priorité en un claquement de doigt, en un appel de détresse. Alors, au milieu de cette tempête blanche, Tamy se protégea un peu plus dans son écharpe bleue, et accéléra. Le monde, terrain obscur, hurlait ses ricanements ; il ne manquait plus qu'une bande son aux crissements angoissants pour qu'il ressemblât à un film d'horreur. Des monstres, partout, les pires d'entre eux ; humains. Ceux qui n'approchaient pas, regards, lueur lubrique, immonde, terrifiante. Pas s'accélèrent, foulées s'allongent. Il avait suffi d'une fois, une fois unique qui ne connaissait pas la certitude de le rester. Son cœur se mit à courir, cheval lâché au triple galop qui se heurte contre la cage de ses côtes, se retrouve bloqué, acculé. Tamy voulait courir, elle aussi, ne le pouvait même pas. Et puis il y avait ceux qui ne savaient se contenter d'un regard éphémère, ceux qui prolongeaient le contact, ceux dont les bruits de pas hantaient sa mémoire. Tap tap tap. Irréguliers. Rapides. Pleins de mépris et d'un sentiment de supériorité immonde. Ceux qui ne se rendaient même pas compte, ceux qui se défendaient, ceux qu'on défendait. Ceux qui revenaient dans ses songes, sans visages, seulement emplis de bruits. Tap tap tap tap. Quarante-deux. Encore une vingtaine d'immeubles, un peu moins de lampadaires. Rejoindre leur lumière, passer d'un halo à l'autre, et se laisser transpercer de rayons de lune entre chaque zone illusoire de sécurité. Des pas ; derrière elle ou dans sa tête ? Elle ne savait pas, elle ne savait plus, cela n'importait pas. Elle accéléra encore, cœur tambour jusque dans ses tempes, comme un batteur épuisé prêt à tout donner. Soixante-six. Enfin. La peur, la peur au ventre qui refuse de s'envoler. Trop tard pour être libérée par une simple porte. Dix-huit et trente-cinq, chiffres digitaux, et la lourde entrée s'ouvrit. Le bruit sourd de sa fermeture quelques secondes après l'autorisa à respirer. Expirer, plutôt ; sortir de sa longue apnée.

Les mains de l'homme serraient la barrière du balcon, comme pour stopper les tremblements de son corps, la mâchoire verrouillée, pour tarir le flot de ses larmes ; celles-là mêmes qui tombaient en cascade sur ses joues mal rasées, libres et glacées. Son cœur battait, douloureux. Combien de fois seulement lui avait-on répété de se sortir de là, de fuir, sans jamais voir le si beau fil doré qui le rattachait solidement à lui ? Son autre. Son, qui n'était rien à lui. Comme une malédiction. Le spectaculaire méchant d'une histoire. Mais sa vie n'avait rien d'un roman, il ne pouvait simplement le refermer lorsque le chapitre devenait trop dur, ou que ses yeux tombaient de fatigue. Ligne après ligne, mot après mot, sans jamais un changement de paragraphe. Lui. Son autre. Son cœur émietté se fissura un peu plus. Où était-il seulement cette nuit-là ? Il n'avait pas donné de nouvelles, n'était simplement pas rentré, laissant Sam pétri de doutes et d'angoisses, parce qu'il ne savait pas, parce qu'il était persuadé qu'il y en avait d'autres, mais il ne savait pas. Pouvoir dévastateur de l'incertitude. Où était-il, s'il n'y en avait pas d'autres ? Lui était seul, en attendant, comme un peu mort, pas vraiment vivant parce que Vivian n'était pas là. Samuel perdit son regard dans la voûte céleste, qui essayait de frayer son chemin parmi les lumières de la ville. Elle vint se nicher au creux de ses larmes, reflets d'argents, scintillants.

Léo n'entendait plus la musique lancée à pleine puissance dans ses oreilles. Elle n'entendait plus les battements affolés de son cœur suffoquant. Plus que le tumulte assourdissant de ses pensées. Elle n'entendit alors pas le cliquetis des clés dans la serrure, son prénom murmuré par une voix aimée, aux carillons d'angoisse. Une main, fraîcheur nocturne, se glissa dans la sienne avec une tendre délicatesse. Le monde se tut, et la musique satura ses oreilles, grésillante. La main de Tamy, l'autre, la libéra de ses écouteurs, et les yeux de la belle à la peau d'ébène, de ses démons. Elle n'était plus seule. Quelques mouvements, le corps froid de sa petite amie se retrouva contre le sien, brûlant de la chaleur de ses draps et de son récent brasier intérieur. Les deux femmes s'entremêlèrent, ensemble, rassurées. Maintenant, tout pouvait bien aller.

Deux amours, croisés. Un amour amoureux, celui de Léo, un amour aux reflets violets, un amour profond et presque innocent, simple. Un amour amitié, celui de Tamy, un amour teinté de vert, un amour qu'on n'aurait su appeler romantique, un amour profond pourtant. Des étiquettes oubliées, l'asexuelle amoureuse de l'aromantique à l'amitié débordante. Différentes formes d'amour, pas moins fortes, pas moins belles, pas moins elles.

Le couple navigua ensemble sur la mer calme après leurs tempêtes respectives.

Sam affronta le répondeur, une fois encore, une fois de trop. Hurla. Voulut hurler. Ne fit que murmurer une supplication. Aurait-il seulement su qu'à cet instant, une humaine traversait la ville suite à un simple message de détresse, quand lui affrontait la terreur de sa solitude, alors peut-être ses poumons auraient lâché le cri que sa gorge étouffait. Pourquoi l'amour, le beau, appartenait-il aux autres ? N'y avait-il pas assez de princes charmants dans le monde pour qu'il se retrouvât coincé dans sa forteresse de solitude ? Si au moins il y avait eu un dragon pour le garder... Au lieu de cela, le reptile s'était logé dans son ventre et grondait, crachait son feu dans ses entrailles. Vivian faisait pourtant souvent ça. Disparaissait ainsi sans donner de nouvelles, ne répondait à aucun message, et Samuel se contentait d'attendre et de dépérir. De laisser la nuit et la jalousie le dévorer vivant. Il n'était pas le prince en haut de sa tour, prêt à être délivré. Il était l'agneau dépendant du loup. Et il était amoureux, bien trop amoureux.

Il faut qu'il sorte, il faut qu'il prenne l'air, qu'il s'éloigne d'ici, son chez lui comme une prison, souvenirs enfermés entre quatre murs, il étouffe. Une écharpe, un manteau, les clés dans la serrure, ne veulent pas rentrer, ne veulent pas tourner, ses mains tremblent, sa vision se trouble, il étouffe. Un pas et puis l'autre, une marche après l'autre, un étage, un deuxième, un troisième, rez-de-chaussée, plus qu'un couloir, le hall d'entrée, et puis la porte, il étouffe. Il laisse passer une fille, jolie, elle lui est familière, mais son cerveau s'embrouille, qui est-elle ? Elle semble en apnée, elle n'a pas encore crevé la surface, elle étouffe. Ça y est. Il sait qui elle est. La copine de Léo, sa voisine, il le sait, il l'a souvent vue ici. Il n'a pas retenu son nom, par contre ; ça n'a pas d'importance, elle est chevalière et dragon, elle est mystique, elle est celle qu'il aurait voulu que Vivian soit. Que Vivian n'est pas. Qu'importe, il l'aime, et il étouffe. Samuel s'efface, Tamy le remercie d'un sourire, son sourire, son sourire incroyable qui rendrait ses couleurs au monde, mais déjà c'est terminé, elle parcourt à son envers le chemin qu'il vient d'effectuer, et lui, sort, se fait heurter de plein fouet par l'air glacé de la nuit. Marcher ; où ? ; peu importe. Il a juste besoin de respirer à nouveau. Il étouffe.

Tamy perdait sa main dans la longue chevelure de feu de Léo, geste habitude, et l'écoutait réciter des vers, comme un rituel de retour de guerre ; offrir de la poésie au monde assombri par l'angoisse. C'était ce que Tamy aimait le plus chez sa partenaire, depuis le premier instant de leurs vies entrecroisées : sa poésie. Pas celle qu'elle empruntait à d'autres pour emplir l'air et colorer le monde, celle qui se dégageait d'elle à chaque expiration. Celle qu'elle respirait. Léo était poétique, dans sa manière d'être et de vivre, de voir des choses, d'agir, d'aimer, aussi. La plus âgée des deux se sentait comme une muse, et l'amour de Léo était la plus belle des peintures. Depuis douze ans qu'elles se connaissaient, alors que l'une entrait seulement au collège et l'autre y entamait sa troisième année, elles avaient vu leur relation grandir, arrosée de complicité et de lyrisme, et évoluer, avec une agréable et naturelle lenteur, en un amour commun. De source différente, mais de but similaire. Si Tamy n'éprouvait pas pour Léo l'attirance romantique que d'autres adulaient, et qui vibrait à l'inverse chez son amie, elle l'aimait indéniablement, comme on aime sa meilleure amie, comme on aime la personne qui nous ressemble, nous complète. Elle voulait rendre Léo heureuse, et lui offrait la priorité devant l'Univers même ; d'aucuns, dans leur cercle d'amis, peinaient à comprendre leur relation, et Tamy, inlassablement, leur répétait : n'était-ce pas le fondement d'un couple ? Pourquoi l'amour devrait-il se contenter d'une seule forme, d'une seule couleur ? Qui irait se targuer d'aimer de la même manière que son voisin ? Alors qu'y avait-il de si inconcevable dans le fait que Tamy aimât Léo d'une manière différente de ce à quoi l'on s'attendait, et pourtant si puissante ? L'amour amitié serait donc moins fort, moins beau que l'amour amoureux ?

Les deux filles s'aimaient, de leurs manières uniques, de leurs manières poétiques, et le monde n'en était que plus harmonieux.

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