Chapitre 8
Irena avait l'impression de se jeter dans la gueule du loup. Se rendre en Irlande ne la dérangeait pas per se. C'était plutôt le fait de se retrouver à crapahuter dans la forêt de la montagne de Ben Bulben afin de rejoindre les mystérieuses Fays que son patron lui avait demandé de rencontrer.
Ranjeet lui avait dit de tout de même faire attention, même si monsieur Smith n'allait certainement pas l'envoyer à la mort. Elle était, après tout, une de ses meilleurs journalistes. Non, la seule chose qui l'inquiétait, c'était les nombreuses disparitions constatées près de l'endroit. Même si elle avait été prévenue du fait qu'un des deux Fays qu'elle allait rencontrer mangeait de la chair humaine, elle n'était pas très à l'aise.
Toutefois, monsieur Smith lui avait assuré qu'elle ne pouvait pas rater cette opportunité. Si elle le faisait, elle risquait de mettre un frein définitif à sa carrière. Cela l'avait intriguée : qui pouvait donc avoir suffisamment de pouvoir pour faire une chose pareille ? Pour inquiéter son supérieur qui s'entendait avec tout le monde, et était donc protégé ? Cela ne pouvait que lui paraître étrange, en particulier après qu'elle ait fait des recherches sur les noms qui lui avaient été fournis - Katherine et Guilhem McKinley, et qu'elle n'ait trouvé que peu d'informations à leur sujet.
Alors qu'elle aurait préféré arriver d'une manière présentable, la forêt avait ravagé ses efforts. Elle avait une apparence entièrement humaine, néanmoins, cela ne l'empêchait pas de conserver ses cheveux qui mélangeaient le bleu marine et le turquoise. Le tout était caché sous un horrible k-way kaki.
Elle n'avait pas de réseau donc, pas moyen de contacter quelqu'un. Elle avait fait l'erreur stupide de croire qu'elle avait repéré une lumière dans la nuit. Croyant avoir trouvé sa destination, elle avait pris un petit chemin. Problème : elle s'était perdue et se retrouvait maintenant sans aucun moyen de poursuivre sa route.
Tout se ressemblait. Elle dérapa sur le sol humide et tomba au sol. Irena poussa un juron. Elle se releva et tenta de se calmer. Si elle continuait toujours dans la même direction, elle finirait par sortir de là. Cependant, avant qu'elle ait pu mettre à exécution sa décision, elle sentit une main dans son dos. Elle poussa un petit cri et se retourna, à moitié sous sa forme Fay. Ses yeux étranges se posèrent alors sur ce qu'elle sut être un autre membre de son espèce.
Il arborait un sourire qui se voulait rassurant.
« Vous êtes mademoiselle Kozlow ? Je suis Guilhem McKinley. On vous a cherchée partout : il ne faut pas quitter la route. Ce n'est pas prudent. »
Un frisson parcourut l'échine de la Fay. Le plus terrifiant était sans doute qu'elle ne l'avait pas du tout entendu approcher.
∞
Ciara parvint enfin à sortir de ses appartements. On lui avait ordonné de rester là, enfermée. C'était la nouvelle lune, ce soir. Celui où la Chasse Sauvage lancerait l'attaque. La musique des combats était parvenue à leurs oreilles moins d'une heure auparavant. Il était maintenant temps de sortir, elle n'en pouvait plus de rester ici.
« N'y allez pas, mademoiselle, la conjura la servante qui était restée avec elle. Votre maître a demandé que vous ne bougiez pas d'ici !
- Il est trop tard... La seule chose que nous puissions faire est de limiter les pertes, Gwendyn. Et écoute, le bruit des combats a diminué. »
La Fay ouvrit la porte et s'engouffra dans le couloir. Elle vit au loin quelques cadavres. Les assaillants avaient dû être nombreux. L'autre était plus craintive et restait en arrière. C'était l'occasion. Elle se retourna et murmura :
« Je suis désolée... Je sais ce que j'ai à faire. J'espère que tu me pardonneras. »
Et sur ce, elle referma le battant et le verrouilla. Elle entendit alors Gwendyn tambouriner contre le bois en vain :
« Mademoiselle ! Ouvrez-moi ! Laissez-moi venir avec vous ! Mademoiselle Ciara ! Je vous en prie ! »
La Fay ignora les complaintes de sa servante. Depuis qu'elle avait rencontré le Roi Fantôme dans la forêt, elle savait de quelle manière cela allait se terminer. Elle avait tenté de convaincre son père et son frère de passer un pacte avec lui pour limiter la punition qu'ils allaient de toute manière subir.
Personne ne l'avait écoutée. Ils pensaient pouvoir vaincre la Chasse Sauvage. Cette suffisance leur couterait la vie. Sauf si Ciara était assez rapide.
Elle n'avait pas voulu sortir plus tôt de sa chambre car elle n'était pas non plus prête pour une opération suicide, néanmoins, le fait qu'il ne soit toujours pas venue la chercher prouvait qu'elle avait encore du temps. Elle ne savait pas pourquoi il l'avait choisie plutôt que tuée, cependant, elle comptait bien en tirer avantage. Ciara vendrait sa peau chèrement. Elle était une fille de seigneur, pas une vulgaire paysanne.
Des cadavres parsemaient le chemin. Ciara n'était pas dégoutée par la vue des morts, en temps normal. C'était une part de la vie. Cependant, savoir qu'elle en reconnaîtrait peut-être certains, malgré leurs déformations parfois atroces, lui serait le cœur.
Alors qu'elle avançait le plus vite qu'elle pouvait, elle s'arrêta brusquement : sur le rebord intérieur de la fenêtre en face d'elle, à quelques mètres, était perchée une forme humanoïde cachée sous une cape. La Fay ne pouvait pas savoir de qui il s'agissait mais elle était persuadée d'avoir face à elle un des membres de la Chasse Sauvage.
« Ils sont dans la grande salle... Si j'étais toi, je me dépêcherais... »
Sa voix était grave, féminine et amusée. Ciara ne put s'empêcher de demander, aussi bien pour réfléchir à une solution que par curiosité :
« Qui êtes-vous ?
- Ne t'inquiète pas, tu apprendras bientôt à me connaître... Pour le moment, fais vite ou sinon, Luan les tuera avant que tu aies la possibilité de leur dire au revoir. Ce serait bien malheureux. »
Après une certaine hésitation, Ciara la dépassa : elle aurait bien le temps de s'en préoccuper plus tard. Cependant, cela avait eu l'avantage de lui confirmer que sa famille était encore en vie. Pour le moment. Elle n'était pas non plus effrayée qu'on puisse la tuer dans son dos : le Roi Fantôme était trop intéressé par elle.
Elle continua sa couse, ne rencontrant personne d'autre, jusqu'à parvenir à la grande salle, celle dont ils se servaient pour les banquets ou bien les audiences. Elle ne saurait jamais ce qui se serait passé si elle n'était pas arrivée à ce moment. Cependant, son entrée provoqua une chaîne de conséquences qui mena à la mort de son frère, Morgan.
En effet, lorsqu'elle poussa un petit cri face au tableau que représentait le combat entre son frère, son père et le Roi Fantôme, tout se précipita. Le dernier ne portait aucune lame, à l'inverse des deux premiers et pourtant, il ne semblait pas avoir de problème. Sauf que l'apparition de Ciara le déconcentra quelques secondes. Plus vite que l'éclair, le père de la Fay en profita pour le toucher à la joue. Une coupure profonde et sanglante s'ouvrit alors.
La réponse du chef de la Chasse Sauvage ne se fit pas attendre. Il poussa un cri de guerre et attrapa brusquement le poignet de Morgan pour lui arracher son arme. Avant qu'il ait eu le temps de faire quoi que ce soit, l'héritier des Quinlivan s'effondra au sol, s'étouffant dans son propre sang, la gorge tranchée. Lâchant la lame dont il venait de se servir, il brisa à mains nues celle que brandissait Edern. L'envoyant sur le sol, il écrasa avec violence ses genoux.
Le hurlement que poussa le Fay ne pouvait que laisser présager de sa douleur, tout comme les craquements qui avaient retenti.
Avant qu'il n'acheve Edern, Ciara se jeta sur lui. Elle ne tint pas longtemps et il l'envoya au sol sans grande difficulté. Cela ne la blessa nullement, cependant, elle en profita pour se saisir de l'épée de son frère qui gisait au sol. Son opposant ne donna aucun signe d'une volonté de l'attaquer. Il resta sans bouger alors qu'elle se mettait debout, son arme à bout de bras, devant elle, dans une tentative de le séparer de son père. A cet instant, elle regrettait de ne pas s'être plus intéressée à sa maîtrise lorsqu'elle en avait eu l'occasion.
Elle se devait de garder la tête froide. L'heure n'était pas encore au deuil et elle se devait d'au moins sauver son père. La pérennité de leurs terres en dépendait. Si les souverains disparaissaient tous, la lutte de pouvoir serait sans merci.
Ciara pris son courage à deux mains et lança de la voix la plus sûre qu'elle put :
« Ne le tuez pas ! Si vous l'épargnez, je viendrai avec vous sans faire de problèmes. Je... je vous suivrai de ma propre volonté.
- Fuis ! Ne tente pas de négocier, c'est peine perdue ! cria son père en crachant du sang. »
Ses genoux avaient été brisés et ses tentatives de se relever restaient infructueuses.
« Silence, misérable, gronda le Roi Fantôme avant de reporter son attention sur la Fay. Et pourquoi ferais-je une chose pareille ? Je t'emmènerai que tu le veuilles ou non, petite. »
Ciara raffermit sa prise sur la garde de l'épée de son frère. Elle savait qu'elle n'avait pas le choix. Cependant, elle ne comptait pas se rendre sans avoir au moins pu arracher quelque chose au chef de la Chasse Sauvage.
« Que préférez-vous donc, mon seigneur ? Une prisonnière prête à vous enfoncer un couteau dans le dos à la première occasion ou une épouse loyale qui ne se mettra pas en travers de votre route ? C'est à vous de décider. Faites-le bon choix.
- Ciara, je t'en supplie ! Ne fais pas ça !
- Non, père. Vos gens ont besoin de vous. Vous ne pouvez pas vous permettre d'être égoïste : ils ne méritent pas de subir le courroux de forces qu'ils n'ont pas provoquées. »
Malgré tout l'amour qu'elle pouvait lui porter, la Fay ne pouvait s'empêcher de ressentir une certaine amertume en pensant que l'origine de cette situation était l'arrogance de sa famille. Elle continua de plonger ses yeux dans ceux du Roi. Malgré la blessure qui saignait toujours au niveau de sa joue, il souriait d'un air arrogant. Il s'amusait sans aucun doute de la situation.
« Alors ? Que choisissez-vous ?
- Tu as ton petit caractère, j'aime ça. Tu as de la chance : je suis d'une humeur miséricordieuse. Je n'achèverai pas ton père. Il fera un bon exemple de ce qu'il en coûte de nous défier. Savoir qu'il a perdu ses deux seules progénitures et vivre avec cela au quotidien est une cruelle punition, Ciara. »
La manière dont il prononça son prénom, aussi froide que la glace, coupante, lui provoqua un frisson le long de la colonne vertébrale. Elle venait de se promettre à une terrible créature. Elle se devait d'être forte pour tous les autres. Le monstre qui la retirait à sa famille lui tendit la main dans une caricature d'invitation.
Alors qu'elle s'apprêtait à le suivre, il ajouta :
« Tu peux lâcher cette épée, elle ne sera d'aucune utilité avec moi. »
Ciara manqua de lever les yeux au ciel. Elle se contenta de souffler et laissa tomber son arme qui résonna avec un son clair sur le sol en pierres. Le dernier souvenir de son frère.
« Ma fille, je t'en prie... gémit son père en essayant d'agripper le bas de sa robe. »
Elle ne lui répondit pas et ferma les yeux. Une fois qu'elle eut respiré profondément, elle les rouvrit. Son vis-à-vis arborait toujours un sourire qui donnait envie de lui arracher les globes oculaires. Elle prit la main du Roi Fantôme, son destin scellé.
∞
Les dernières heures que venait de passer Lizzy avait été terrifiantes. De toutes les Fays qu'elle avait pu rencontrer et voir, la Dame des Ombres était sans aucun doute la pire. Elle s'était montrée particulièrement aimable et polie avec elle. Cependant, la jeune humaine ne se laissait pas tromper : ce n'était que façade et le mépris sous-jacent était bien présent. Tout allait bien pour le moment parce qu'ils avaient besoin d'elle. Une fois que ce serait fini, elle ne doutait pas qu'elle finirait dans l'assiette d'un des habitants de l'endroit.
Elle avait déjà entendu parler de la Dame des Ombres : elle dirigeait un des clans les plus puissants de l'Europe, voire du monde, et était bien loin de partager les convictions des pro-humains.
Cependant, ce n'était pas ça qu'elle trouvait le plus dérangeant à sa grande surprise : c'était sa propre voix. La doctoresse, qui s'appelait Malika, lui avait assuré que cela reviendrait, qu'elle avait besoin de calme et qu'il ne fallait pas qu'elle s'inquiète. Lizzy essayait d'écouter ses conseils puisqu'elle était la personne la plus amicale et sincère qu'elle avait rencontrée depuis un moment.
Ne restait plus que celui aux cheveux de feu. Il ne paraissait pas plus vieux qu'elle. Toutefois, elle savait bien qu'elle ne devait pas se laisser prendre au piège : il avait sans doute dix fois son âge.
Lizzy avait déduit, grâce aux autres, qu'il s'appelait Lukas. Il ne prenait pas la peine de s'adresser à elle, toutefois, elle sentait bien qu'il ne l'appréciait pas. Pour autant, cela n'avait l'air d'être tant lié à son statut d'humain – même si elle se doutait qu'il n'en avait pas une opinion très élevée, qu'à son très mauvais caractère. Et le fait qu'elle lui ait été assigné n'aidait sans doute pas.
Ce fut d'ailleurs lui qui arriva dans sa chambre alors qu'elle tentait de déterminer quelles étaient ses chances de survie et ce qu'il fallait pour qu'elle leur donne raison. Il portait un plateau dans les bras. C'était sans doute un peu tard pour dîner mais Lizzy avait appris à ne jamais dire non à un bon repas. Le Forgeron ne l'avait pas affamée – elle n'aurait plus été utile si tel avait été le cas. Cependant, cela ne voulait pas dire qu'elle n'avait pas maigri durant sa première captivité.
Il posa sans délicatesse la nourriture face à elle :
« Je te préviens, je te nourrirai pas à la becquet. »
Lizzy l'ignora. Son instinct de conservation avait été trop marqué par ce qu'elle avait vécu dans le château de Bavière. Avait-elle échangé un enfer pour un autre ? C'était encore à déterminer. Des haricots verts et un minuscule morceau de viande. Il ne fallait pas qu'elle soit malade à cause d'une alimentation trop riche. Néanmoins, elle ne put s'empêcher de jeter un regard interrogateur et effrayé à Lukas. Celui lui lança avec une délicatesse certaine :
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? »
Elle désigna timidement le morceau de chair : elle ne voulait pas prendre de risque. C'était une limite qu'elle ne voulait pas dépasser.
« T'en veux pas ? T'aimes pas ça ? »
Lizzy secoua la tête et attrapa l'ardoise à feutres qui lui avait été apportée et qui était plus pratique que son carnet.
Est-ce que c'est de la viande... Après lui avoir montré le début, elle entreprit de l'effacer mais elle n'eut pas le temps d'inscrire la suite : il avait compris.
« Tu me demandes si c'est de l'humain c'est ça ? Tu crois qu'on va te rendre cannibale ? Tu nous prends pour qui, idiote ? Et puis franchement, on n'en a pas en trop à donner à quelqu'un comme toi. »
Face à cette réponse brute, Lizzy rougit un peu mais garda la tête haute et commença à manger. C'était agréable d'avoir quelque chose dans le ventre qui soit chaud et bon. Pendant ce temps, Lukas grommelait dans son coin, affalé sur son fauteuil. Il semblait s'ennuyer mais n'avait rien amené pour se distraire.
Il était loin d'être aimable ou même gentil avec elle, néanmoins, c'était déjà un progrès par rapport à ce qu'elle avait subi. Au moins, elle n'était pas traitée comme un animal ou comme un vulgaire bien. Une avancée bienvenue même si insuffisante.
C'est pour cette raison qu'elle posa ses couverts, finit de mastiquer consciencieusement ce qu'elle avait dans la bouche et se mit à écrire de nouveau. Elle hésita un instant avant de tracer les mots qu'elle souhaitait. La jeune humaine brandit alors son panneau. Sauf que le Fay ne la regardait pas : il préférait s'amuser à bruler la mine du crayon qui avait été laissé sur la table.
Afin d'attirer son attention, elle tenta de l'appeler. Avant de réaliser qu'elle ne pouvait pas. C'est pour cette raison qu'elle frappa du poing contre le matelas. Le bruit n'était pas très fort, cependant, ce fut suffisant pour faire arrêter Lukas qui grogna :
« Quoi ? Qu'est-ce que tu veux ? »
Lizzy lui tendit son ardoise. Il la prit sans se presser. Elle y avait écrit : Je retournerai chez moi si vous avez ce que vous voulez ?
Le visage impassible comme pour cacher son envie de lui rire au nez, il attrapa un chiffon et lui répondit par le même moyen qu'elle :
Non.
Publié le 30/05/2018.
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