Pour l'oiseau de minuit

Nox se retrouve précisément là où sa compréhension du monde, de ses enjeux et de ses pions a basculé. L'un de ces terribles soirs de l'attaque de Yezajia, dans cette forêt, les créatures répugnantes au-dessus d'elle, leurs griffes lacérant sa peau. Caedmon. Caedmon va venir la sauver. D'une seconde à l'autre. Il arrive. Caedmon ne la laisserait pas tomber, jamais. Il l'a tirée de cette mort certaine, et il le fera toujours...

Alors, où est-il ? Ses habits sont arrachés. Volent dans la forêt. Sa peau se heurte à la terre, au froid de l'hiver, des crocs se plantent dans sa chair, dans sa nuque, des énormes mains lui déboîtent les épaules, les créatures forcent son intimité. Elle crie. Elle crie. Elle pleure. Et Caedmon ne vient pas. Il l'a abandonnée à son sort. Elle a mal. Elle meurt. Elle est violentée. 

— Pitié, pitié... Pitié !

Elle s'arrache la gorge à hurler, et les rires redoublent. Elle a si mal. Elle est si seule. C'était donc un rêve. Tout n'était qu'un rêve. Caedmon n'est pas venu. Et ces créatures la brutalisent, lui arrachent la peau, et la tuent à petit feu. Personne pour la sauver. Si mal. Si seule.

Steros observe la jeune femme se débattre dans les chaînes, les yeux fermés, de la sueur partout sur son corps, secouée de spasmes douloureux et de rivières de larmes. Elle hurle d'une souffrance véritable, expérimentée au travers de son esprit. À son réveil, elle s'en souviendra comme de la réalité. Elle haïra Caedmon et elle aura été violée par les créatures de Mabel, de morceaux de chair reposant sur le sol de Yezajia. Bien sûr, elle fera en sorte d'ajouter l'arrivée salutaire de l'Impératrice, retardée...disons par les professeurs de l'école ou mieux par Wanda elle-même, expliquant pourquoi elle n'a pas pu épargner ce cauchemar à sa fille. Dans cette illusion, la mère soignera son enfant avec délicatesse et elles repartiront ensemble à Fedgarth, un ressentiment bouleversant pour l'Aerador dans le cœur. Cela fait plusieurs heures, au moins deux ou trois, qu'elle s'attelle à ce jeu lassant. Mais, Adaline parvient systématiquement à déjouer ses créations mentales. Soit en s'enfuyant, soit en les complétant par le visage du blond auquel elle se raccroche. Cette fois-ci, contrairement à toutes les autres tentatives, il n'est pas venu pour la secourir, signe qu'elle est en train de fracturer l'âme de Nox une bonne fois pour toutes. Enfin...elle devrait l'appeler Vhisper.

Sans savoir que Caedmon est bel et bien en chemin. Après sa perte totale de sang-froid, Manon a proposé son aide. Il a besoin de réfléchir correctement, alors il accepte. Elle l'apaise d'une main sur son épaule. Le nœud chaotique de ses émotions se dénoue et le voilà tout de suite en meilleures conditions pour cogiter et trouver une solution. Kinai et Seth ne bougent pas, même si le second se méfie du premier. Le blond marmonne, comme à bout de souffle :

— Kinai n'est pas un traître. Je l'ai testé de nombreuses fois.

Le jeune homme paraît d'abord ravi que son ami prenne sa défense, puis il comprend ce que cela signifie et arbore une mine outrée.

— Tu m'as soupçonné de...de quoi, au juste ? 

— De travailler pour Mabel, imbécile, grince Manon.

— Sérieusement qui travaillerait pour cette folle furieuse ?

Manon et Caedmon dressent tous les deux un sourcil interloqué par tant de naïveté. Seth se penche vers lui et chuchote sur un faux ton de confidence :

— Je crois qu'il y en a plus que tu ne l'imagines.

Kinai en est vert d'effroi, mais ne rajoute rien. C'est un crétin, une brute et un voyou, mais un voyou loyal à l'Aerador. Caedmon n'aurait pas parié là-dessus. Il suspecte, qu'à travers lui et son amitié avec le jeune homme, il le convertisse à Fedgarth, lui et sa famille. Quelque chose qu'il n'aurait pas pu se résoudre à faire. 

— Où est Adaline...à ton avis ? 

Seth se dépêche de rajouter ce bout de question pour ne pas subir à nouveau sa colère.

— J'accepte toute idée, Le Rouge. Moi, je n'en ai pas beaucoup. Je suis allé à la bibliothèque et dans le bureau de Barlow. Ah oui et détail important...

Ils sont coupés par l'arrivée de Peirth et Dyna. 

— Nous t'avons cherché partout ! s'exclame Peirth avant de prendre une position défensive, poings serrés. Ces scélérats te causent des ennuis ? Foutez le camp !

Seth s'interpose sur-le-champ, voyant que le sang chaud de Kinai ne fait qu'un tour. 

— Pour la faire courte, Adaline s'est volatilisée et j'aide Caedmon à la trouver.

Dyna devient rouge à cette affirmation sortie de nulle part, tandis que Peirth s'étouffe d'abord avec sa salive et ensuite avec un rire incrédule.

— Pause, temps mort. Cela ne devrait-il pas être l'inverse ? Tu es à la recherche d'Adaline et lui t'aide pour une raison que j'ignore... Pour l'embêter sûrement. Et qu'est-ce que tu entends exactement par...elle s'est volatilisée ? 

Toute sa petite tirade sonne tellement faux à ses oreilles que Peirth a dû mal à l'achever. Caedmon bouillonne de l'intérieur. Tant de précieuses secondes gaspillées à cause de cet idiot. Manon le sent et le tempère dans la seconde. Mais, elle-même ne reste pas tout à fait calme. Elle se dégage du groupe et saisit les épaules du jeune homme en le secouant vivement.

— Ce n'est pas évident, pauvre andouille ? Caedmon est amoureux d'Adaline, Adaline est amoureuse de Caedmon. Comment ? Je ne sais pas. Pourquoi ? J'en sais encore moins. Elle a disparu. D'accord ? Cela inquiète suffisamment Caed pour qu'il soit capable de retourner toute cette école pour la retrouver. Je te conseille de la boucler ou d'être utile en partageant des idées.

— Pourquoi disparaîtrait-elle ? intervient Seth. Tu t'apprêtais à dire quelque chose, Caedmon.

Celui-ci hoche lentement de la tête. Il n'a aucune idée pour la localiser dans l'instant, mais il a des pistes pour agir. Tout et n'importe quoi vaut mieux que d'être planté là avec ces nigauds. 

— Tendez vos misérables petites oreilles. Pas toi, Manon. Toi, je t'aime bien.

— Et moi ? braille Kinai.

Caedmon lui décoche une gifle à l'arrière du crâne et son geignement lui répond. C'est pourquoi il les éloigne de la terrasse au cas où des personnes indésirables épieraient leur conversation. Il les conduit à l'écart, sous une fenêtre close d'une salle inutilisée à cette heure, un environnement dégagé pour voir de loin d'éventuels curieux. Il baisse le ton et parle si bas que tous saisissent l'importance des informations qu'il est sur le point de délivrer.

— Je vous la fais courte, puisque, de toute façon, plus rien ne compte. Steros travaille avec Mabel. Je présume qu'elles ont fait un pacte pour que l'école soit sauvegardée en cas d'attaque ou une manigance dans le genre. Quoi qu'il en soit, nous étions sur le point de décamper en vitesse, Nox et moi.

— C'est-à-dire ? souffle Manon.

— Wanda devait venir. Cela fait...une heure à présent. Et j'ai peur que...

Il vacille.

— J'ai peur qu'elle ne vienne pas du tout. Une intuition. Steros a commencé à abattre ses cartes et Wanda n'arrêtait pas d'évoquer la fin de la guerre.

— Je cherchais Seth justement pour l'avertir des avalanches dans le nord, bredouille Peirth, livide. De violentes attaques, il paraît.

Bon sang... L'intuition se transforme en réalité. Ils sont seuls. Adaline est seule. Caedmon se retient de vomir à cette pensée et tremble de la tête aux pieds.

— Elle est peut-être déjà à Fedgarth.

Ses yeux se remplissent de larmes. Manon en est chamboulée, ressentant l'étendue et la profondeur de son désarroi. Elle peut uniquement lui tapoter le dos en signe de soutien.

— Cela n'a pas de sens, rétorque Dyna, puisant le courage pour prendre la parole. Pourquoi serait-elle à Fedgarth ? Qu'est-ce que tu nous caches encore ? 

Il se redresse alors et la dévisage avec l'air le plus glacial qui soit, l'hiver blêmit de jalousie à côté de cette froideur.

— Nox est la fille de Mabel. Steros et cette garce de Fedgarth se sont servies d'elle pour communiquer au travers des rêves de Nox. Un Coursier Rêveur. Un vulgaire outil, c'est ce qu'elles ont fait de Nox... Mais, tu es déjà au courant, n'est-ce pas ? 

La candeur sur le visage de Dyna se dissipe une seconde à cette accusation et se reforge aussitôt. Elle secoue la tête feignant de ne pas saisir.

— Qu'est-ce qu'il raconte encore ? marmonne Peirth. Eh, Serphent, tu es sûre qu'il ne débloque pas un peu le Delarosa ? Adaline, la fille de Mabel ? J'ai rencontré ses parents. Seth a rencontré ses parents.

Caedmon ne réplique pas. De toute manière, il ne dispose pas de ces réponses, seulement de bribes confuses et de suppositions. Seth n'ose pas le confirmer, concentré sur la foudre qui se déchaîne sur Dyna. Sans crier gare, le blond fond sur elle au moment où elle tourne les talons pour s'enfuir. Il l'attrape facilement par la gorge. Il la pousse une fois. Elle trébuche et tente de courir, mais il la pousse à nouveau et la projette contre le mur. Bloquée, elle reçoit un premier coup de poing directement sur la pommette qui la fait tomber. Peirth s'élance sur lui pour le retenir, mais il est un fauve. Et se libère. La fausse timide n'a pas le temps de sprinter loin de lui qu'il l'a saisie sous la mâchoire et la hisse sur ses deux jambes, leurs souffles erratiques se cognant avec haine.

— Considère que ce coup comme une excuse de ta part après ce que tu m'as fait l'autre matin. Tu t'en souviens ? Bien entendu. Tu as pris un malin plaisir à me rouer de coups avec tes petits copains.

— N'importe quoi, sale brute ! braille Peirth. Lâche-la ! Dyna ne ferait pas de mal à une mouche !

Pour toute réponse, un sourire mauvais s'étire sur les lèvres de la timide et elle lui crache au visage. Il ne s'essuie et opte pour l'envoyer heurter le mur une seconde fois. Son crâne résonne contre la pierre et elle manque de s'écrouler sous le choc.

— Elle m'a battu, presque à mort, mais je l'ai reconnue. Je vous ai presque tous reconnus. En particulier Strombo. J'ai mis du temps en ce qui te concerne. Je ne m'en doutais pas. Jusqu'à ce que tu ôtes ton masque et ton capuchon sans savoir que j'avais trouvé la détermination de vous pister. Je suis tombé de haut, je l'avoue. La timide et discrète Dyna. Va en Enfer, toi et tous les autres. Je m'occuperai personnellement de Strombo plus tard. 

Peirth s'apprête à crier un nouvel argument, mais Dyna rit avec une hystérie démentielle. Son ami se fige et devient blanc de confusion. Seth recule, n'y croyant pas. Il ne veut pas y croire. Elle ne leur laisse pas le temps de méditer sur sa trahison, sur la loyauté de sa famille pour Fedgarth et sur le bonheur de battre Caedmon à son jeu, car elle se redresse d'un bond et lance une série de sortilèges visant tous à...tuer. Plus personne ne la reconnaîtrait. Elle est changée. Non, elle est elle-même. L'autre n'était qu'un masque. Le blond se protège d'un bouclier, tandis que Manon la catapulte sur le côté. La traître rampe dans la neige.

— Tu vas me dire où est Nox. Ou je n'aurais aucun remord à te couper en morceaux. Pour Aerador.

Dyna glousse et entreprend de se défendre, assez longtemps pour que de l'aide arrive par miracle ou que Steros la sorte de là, mais Caedmon la double rapidement en l'empêchant de créer un nouveau bouclier. Il la ficelle dans des liens magiques qui se resserre, se resserre, prêts à la faire exploser... Il ignore que Nox subissait un sort similaire avant que la Directrice n'enlève l'effet meurtrier des chaînes, puisqu'elle bouge trop dans ses cauchemars. Soudain, elle renvoie de la panique réelle. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il exécute sa menace, parce que...

— Tu es un gentil, crache-t-elle, et les gentils ne tuent à n'importe quel contretemps. En plus, je ne sais pas où elle est. Je ne savais même pas que Steros préparait quelque chose pour aujourd'hui. Je l'ai compris avec Peirth, à l'annonce des avalanches. C'est tout ! Je ne savais d'ailleurs pas pour...l'ascendant intéressant d'Adaline. Je crois que Strombo était le seul au courant.

En effet, puisque c'est de sa bouche que le Dahlia Noir a entendu le secret. Il le soufflait à deux autres traîtres de cette école. Apparemment, il n'a pas réussi à fermer sa bouche, même de peur des représailles de Steros. Caedmon pouffe avec amertume et la toise sans une once d'émotion.

 — Nox a disparu depuis quarante minutes à présent et j'ai compté chacune d'elles... Redis-moi que tu ne sais pas où la trouver. Redis-moi que je suis un gentil.

Les liens magiques se resserrent, elle étouffe. Les autres s'agitent derrière lui, mais Dyna ne cède pas.

— Je le jure, je le jure ! Pitié.

— Redis-le.

— Pitié, Delarosa, je t'en supplie, je suis désolée ! Va demander à Steros.

Oui, c'est ce qu'il a prévu. 

— Très bien, puisque tu ne m'es pas utile...

Elle hurle de terreur, quand il fait mine de serrer le poing. Seulement, elle n'explose pas. Il la relâche d'un coup sec et avant même qu'elle ne touche la neige, elle est propulsée dans l'inconscience par un puissant sortilège. Il tremble de rage et la tuerait avec plaisir, mais pas maintenant. Pas alors que Nox a besoin de lui. Il pivote, décidé à confronter Steros, mais les regards dépités des autres l'arrêtent une seconde. Peirth le fixe avec un mélange de crainte et de dégoût, de l'incompréhension aussi. Seth, lui, n'est pas troublé par ses motivations, mais il ne s'était tout de même pas préparé à en découvrir autant en l'espace de quelques minutes. Adaline, la Directrice, la trahison de Dyna, c'est beaucoup trop pour lui. Quant à Manon, elle se tient là devant lui, offerte. Elle n'a pas besoin de parler pour lui donner son soutien. 

— Tu l'aimes à ce point. 

Il acquiesce et Manon hoche également de la tête par réflexe.

— Je réduirais en cendres ce maudit château pour elle, et le monde entier s'il le faut. Steros n'a pas intérêt à l'avoir amené à Fedgarth. 

Parce qu'il s'y rendrait sans la moindre hésitation, et Manon en demeure clouée sur place. Le temps qu'ils se remettent tous des révélations et de la déclaration poignante de Caedmon, celui-ci remonte déjà vers la terrasse. Ils lui courent après, laissant une Dyna meurtrie et inconsciente dans la neige. Elle ne se réveillera pas de sitôt. Sans grande surprise, le bureau de la Directrice est vide. Elle est pourtant toujours présente à cette heure-ci de la journée, en particulier au lendemain du bal. Peirth bégaie une question sur leur plan, mais le blond est déjà reparti. Ils le suivent avec difficulté. Il ne marche pas, il fuse dans les couloirs. Direction le dortoir des niveau dix. Après tout, il s'agit d'un jour de repos. Ils seront forcément là-bas. Il les connaît. Qui ?

Strombo. Cette tête brûlée, cheveux auburn, grand et élancé, musclé, la véritable brute de Yezajia. Caedmon, Kinai et lui formaient un trio inséparable, jusqu'à ce que le blond s'éveille des illusions de son père. Les dortoirs se divisent en plusieurs pièces, dont la salle commune pour se détendre, la salle d'étude pour travailler les cours, ainsi qu'une salle dédiée aux expérimentations au besoin. Le brun n'est nulle part en vue par ici, donc il se rue dans sa chambre. Gagné. Il est en compagnie...oh étonnant, des autres traîtres qui l'ont battu ce matin-là. Il sourit méchamment et son ancien ami n'a pas le loisir de le saluer avec hypocrisie qu'il se reçoit une salve de quatre coups cruels et puissants. Il s'écroule. Le sang macule son poing.

— Il va le tuer.

Le souffle de Kinai se perd dans le dortoir. Les autres se lèvent dans la seconde. En vain. Le jeune homme ne leur laisse aucune chance, si bien que Caedmon regarde son ami avec stupéfaction. Il se remémore les cours Sentinelles et les neutralise. Même Manon est impressionnée par lui. Néanmoins, le blond ne se roule pas les pouces et se joint à lui. 

— Derrière toi !

Peirth crie, mais Seth a réagi. Il renvoie Strombo contre le mur de sa chambre, fournissant à Caedmon l'occasion de plonger un cracheur de feu dans les limbes de sa conscience. 

— Satané spécialiste du feu ! cingle-t-il. 

Un ou deux se retournent pour fuir, se doutant que leur couverture a été percée, mais Peirth se met en travers de leur chemin. Avec Seth, ils réunissent leur force pour leur jeter une onde de vibrations qui les fait gémir, se tenir la tête, puis chuter lourdement sur les pavés de Yezajia. Dans leur dos, des téméraires s'approchent, alertés par le bruit. Manon s'en charge. Elle les fait déguerpir à grands braillements incohérentes et elle ferme la porte de la chambre en la verrouillant d'un rapide sortilège. Kinai, ses deux paumes sur le crâne d'un ancien ami à lui, ami il y a encore cinq minutes, propulse le dernier traître debout dans une migraine si atroce qu'il s'évanouit sur son lit. Ne reste que Strombo. Essoufflé, Caedmon le détaille de la tête aux pieds. Une loque contre son mur, du sang s'échappe d'entre ses lèvres. 

 — Où est Adaline ?

— Ah... Tu as donc pris conscience de sa vraie identité... N'est-ce pas ? Je peux le lire en toi. Alors ? Pas trop perturbé ? Tu baises la fille de Mabel. Quel honneur !

Caedmon ne s'abaisse plus à l'usage de ses poings. En revanche, il a été inspiré par les deux amis de toujours et lui expédie une vague de vibrations entre les deux yeux. Strombo pousse un rugissement semblable au tonnerre. 

— Je me moque de son origine, affirme-t-il avec une sincérité désarmante. Elle ne s'agenouillera jamais devant Mabel. 

— Il réduirait le monde en cendres pour elle !

Tout le monde observe Kinai, un sourcil haussé et des grimaces d'un air de dire tais-toi. Le jeune homme se renfrogne et prétexte de fermer ses lèvres avec une clé qu'il balance derrière son épaule. Caedmon soupire en revenant vers Strombo. Ce dernier arbore un rictus arrogant.

— Je ne sais pas où Steros l'a conduite. Je peux te rassurer en t'informant que ta chère Nox n'était pas prête à parader devant Mabel et de toute façon, la guerre n'est pas finie. Il faut d'abord que Mabel tue la Princesse, ce qui ne devrait pas tarder si j'en juge les nuages qui se propagent dans le ciel. 

Il pointe sa fenêtre pour preuve et il est vrai que la brume de Fedgarth traverse les lointaines montagnes du nord, que l'on aperçoit à peine en plissant des yeux. Ce pourrait être une conséquence des avalanches, et non l'annonce de la mort imminente de Wanda. Caedmon empoigne cet espoir et ne s'en détache pas.

— Ta Nox serait bientôt téléportée à Fedgarth. Qu'en penses-tu ? Vas-tu me tuer parce que je ne t'aide pas à la trouver ? Parce que c'est moi qui l'aies interceptée tout à l'heure sur ordre de Steros et qui l'aies guidée à son bureau pendant qu'elle marmonnait des inepties ? Tu imagines, Delarosa ? Steros et moi seront les derniers visages qu'elle aura vus avant de partir pour Fedgarth. Ne sois pas jaloux.

L'atmosphère semble se solidifier et seule Manon prévoit ce qui va s'ensuivre, mais elle ne fait rien pour l'empêcher.

— Tu as visé tout juste, Strombo. Nous nous reverrons en Enfer.

Le brun se raidit et remue la tête, comme s'il refuse d'accorder sa confiance au regard meurtrier de Caedmon. Un cercle mystique apparaît et se fiche dans son front. Puis plus rien. Un filet de sang ruisselle sur son nez. Strombo ne bouge plus. Lorsque le blond affronte les autres, il ne discerne aucune aversion pour son geste, simplement une petite part de désapprobation et une vaste part de gratitude au nom de toute l'école qui se portera bien mieux sans cette ordure. Cependant, il se laisse choir au sol, agenouillé, recroquevillé. Manon flairerait son désespoir à plusieurs lieux à la ronde. Kinai pose une main bienveillante sur sa nuque, tandis que les amis de Nox commencent sérieusement à s'affoler pour elle. Une heure. Une heure qu'elle a disparu. Presque deux depuis que Wanda les a ramenés du Havre Brumeux.  

— J'ai peut-être une idée, susurre Manon, incertaine, mais cela vous me réclame du temps, de la concentration et de l'énergie...que je n'ai pas. Est-ce que tu veux le tenter ? Ou réfléchir à autre chose ? 

Elle consulte aussi bien Caedmon que les autres. 

— L'aile ouest abandonnée, hésite Peirth.

— Allons voir, propose Kinai, pendant que Manon se focalise sur son...tour de passe-passe, peu importe ce que s'est. Mais, je n'ai pas trop d'espoir.

Peirth non plus, mais il s'agit de l'unique lieu où dissimuler une jeune femme. Au moins, Strombo a confirmé deux faits cruciaux : Nox n'est pas encore partie pour Fedgarth, le temps est compté. Voilà pourquoi Manon ne pense pas que sa suggestion plaira à Caedmon. Celui-ci se redresse, s'évertuant à réprimer sa détresse pour les apparences. Les deux jeunes hommes s'éclipsent avec pour ordre de revenir à la seconde où ils entraperçoivent quelque chose de concret et de ne surtout pas procéder à une quelconque tentative de rescousse sans les autres. La porte de nouveau close, les trois oublient tant bien que mal les inconscients tout autour d'eux et le mort contre le mur.

— Comment faire sans énergie ? Du temps, nous n'en possédons pas. Mais, toute solution est mieux que rien. 

— Je n'ai pas assez d'énergie. Mais, en plus de ma spécialité, je suis douée en siphonnage. 

Cela ne surprend pas Seth qui lâche un ricanement narquois.

— Siphonne-nous, raille-t-il.  

Manon opine du chef avec une sorte de frénésie, comme pour s'encourager. Elle se rend alors compte d'un détail.

— Vous croyez que la Princesse avait prévu tout cela ? Elle nous a donnés les outils pour traverser cette tempête. C'est grâce à elle que j'ai développé mes talents en siphonnage. Je n'aurais pas osé sans ses conseils.

Caedmon repense à ses propos résolus au Havre Brumeux. Elle a un plan pour terminer la guerre. Il doit juste prier pour qu'elle ne se trompe pas. Elle gère la mère, il gère la fille. Manon leur tend ses mains et ils lui soumettent un bras chacun. Il ne lui faut pas moins de trois essais avant de parvenir à connecter leur magie. Elle se répète les conseils de Wanda et les lie à elle. Petit à petit, elle s'approprie leurs pouvoirs, leurs essences et en particulier leurs puissances. Les flux de Seth sont de rouge bordeaux et sereins, se mouvant avec lenteur, ceux du blond sont verts sapins et agités, un torrent tumultueux. Elle les dévore, les déguste et active la prochaine étape. Rien que ceci lui requiert une bonne dizaine de minutes.

Ensuite, elle ouvre sa propre magie au monde extérieur et la laisse vagabonder dans l'école en des flux invisibles. Elle traque les émotions. Des rires. De la joie. De la paresse. De la colère. De la jalousie. De l'ennui. Et puis, elle la ressent. Un sentiment si fort qu'elle est immédiatement tiraillée en son être profond. Manon est déchirée d'un cri effroyable. Seth la rattrape, la jugeant proche d'un gouffre infini, et Caedmon perd toute trace de vie sur ses traits déformés par l'inquiétude. Il ne l'ensevelit pas de questions, uniquement parce qu'elle a précisé la nécessité de se concentrer. Elle hurle et hurle...et elle pleure, elle sanglote et elle est secouée par un tonnerre de peur. Si bien qu'elle ne réussit plus à tenir le coup et revient à son corps. Elle est bouleversée et chancelle. Les deux garçons la stabilisent et l'assoient sur le premier lit à sa droite. Les larmes ne tarissent pas. Elle plaque ses genoux contre sa poitrine et se balance d'avant en arrière quelques secondes, jusqu'à ce qu'elle se dissocie complètement de la panique d'une autre. Elle dresse un regard plein de pitié sur le blond qui est à deux doigts de tomber à la renverse.

— Elle souffre, Caedmon. Elle souffre atrocement. 

— Tu peux la trouver ? 

Il s'exprime avec le plus de douceur possible. Subitement, Manon se rappelle pourquoi elle a fait cela, et se lève en titubant. Seth l'aide à marcher et ils lui emboîtent le pas dans les couloirs. Au passage, ils se rassemblent avec Kinai et Peirth.

— Absolument rien, conclut le second, mais...comment Serphent a fini dans cet état ? 

Seth résume grossièrement la situation, alors que Manon ne ralentit pas, dans une hâte affolée pour rejoindre le point où elle a localisé Adaline. Tout à coup, elle se stoppe net et scrute les alentours. Cinq idiots postés en plein milieu d'un couloir. Elle semble persuadée de sa trouvaille, puis dépitée par ce vide et le froid de l'hiver, là où Nox n'est pas, de toute évidence. Elle souffle plusieurs fois pour se donner du courage et Caedmon saisit brusquement sa main. La rousse affiche une moue à ce contact, accentuée par ses paroles emplies de compassion :

— Tu n'es pas obligée de recommencer, Manon.

— Bon sang, Caedmon, je t'en supplie, ne change pas une fois que nous aurons retrouvé Adaline. La gentillesse et la douceur te vont bien au teint.  

Il rétorque par un geste disgracieux qui la fait rire et la détend. Une dernière inspiration et elle diffuse à nouveau sa magie. Puisqu'elle veut cerner leur environnement, elle ne siphonne pas leur énergie, un simple sort localisé. Le résultat est le même. Elle atterrit sur ses genoux. Mais pas de cris. Un seul couinement meurtri. Caedmon manque d'imploser de rage, mais il se contient, notamment pour relever Manon. 

— Je ne comprends pas, gémit-elle, chamboulée par son sort. Cette émotion provient d'ici. Ici précisément. 

Par instinct, les jeunes hommes autour d'elle lèvent tous leur regard au plafond, songeant aux étages supérieurs, mais Caedmon baisse les yeux et Manon en déduit la même chose que lui.

— Pas en haut, grogne-t-il. En bas. Elle est dans les souterrains.

Il s'élance aussitôt vers la porte condamnée la plus connue de Yezajia, prêtant attention à ce que Manon puisse tout de même marcher. Elle lui fait signe de partir devant, alors que Seth glisse un bras sous ses aisselles pour la soulager. Elle est affaiblie, mais désireuse de mener à bien leur mission. Peirth et Kinai courent sur les talons du blond qui ne pense pas à deux fois avant de pulvériser la porte en bois cloutée qu'aucun élève ne s'est enhardi à toucher. Il existe d'autres ouvertures vers les catacombes, là où les voyous se rassemblent souvent, mais il ne désire pas aller là-dedans. Il aspire à gagner la partie interdite, celle qui est protégée par des sortilèges, parce que Steros en avait marre que des jeunes gens en chaleur prennent ces lieux lugubres pour une cachette destinée à leurs activités sexuelles. 

Les trois atteignent promptement une arche, en effet préservée par trois lourdes couches de sortilèges. Caedmon leur lance une œillade et sans parler, ils pointent leurs trois paumes vers la pierre en récitant un sort ancien que Wanda leur a enseigné. De quoi détruire n'importe quel bouclier. Manon a raison. La Princesse a profité des cours Sentinelles pour leur apprendre à défendre Yezajia, non pas contre Mabel et des attaques inattendues, mais contre Steros et les ennemis déjà à l'intérieur. La roche éclate dans tous les sens et le blond maintient une protection mystique devant eux. À la seconde où la voie est libre, il s'y enfonce, tête baissée.

De son côté, Adaline ne sprinte plus, ne souffre plus. Les chaînes...elles ne ressentent plus leur étreinte gelée sur ses membres engourdis. Elle est transpirante, par terre, la joue contre la pierre froide. Ce contact la réveille violemment ; elle sursaute et recule avec une angoisse mordante. Où sont les créatures ? Ah oui, Mabel l'a sauvée. Elle les a tués pour la venger. Elle lui a caressé la joue et l'a prise loin de là. Pourquoi, dans ce cas, reconnaît-elle les murs de Yezajia ? Pourquoi est-elle toujours dans l'école ? Où est sa mère ? Elle tremblote de froid, de peur. Elle éprouve encore les griffes dans sa chair, les crocs qui lui arrachent des parties de son corps, la douleur, la douleur, la douleur ! Un sanglot lui agrippe la gorge, malgré elle.

— Allons, allons, doucement...

La mélodie revêche de Steros qui a dressé une main devant elle, comme à un animal effrayé.

— Tout va bien. Tu es Adaline Vhisper. Tu es l'héritière de Mabel et j'ai reçu l'ordre de veiller sur toi. Tout va bien. Je vais te conduire à ta mère. Tu le souhaites ? 

Adaline Vhisper, oui, cela sonne bien. Cela sonne juste. Elle n'arrive pas à lui répondre par des mots et se contente donc d'une lueur affirmative dans ses orbes larmoyants. Steros se rapproche d'un pas supplémentaire, lui indiquant de prendre sa main et de partir loin d'ici... Non. Pas bien. Pas juste. Vhisper, cela sonne faux. Mais, elle ne sait pas pourquoi. Une migraine parcourt son esprit et elle gémit d'autant plus. La Directrice retient un soupir à l'idée de réitérer ses sortilèges. Nox a résisté trop longtemps. Elle est faible, mais son âme est forte. Elle l'a brisée. N'est-ce pas ? À cette heure, Wanda est morte et Aithan viendra revendiquer le bras de sa fille pour la présenter à l'Impératrice. Elle doit être parfaite. Irréprochable.

— Mademoiselle Vhisper, que se passe-t-il ? Votre père ne vous manque-t-il pas ? 

Toutefois, Adaline ne l'écoute pas. Elle se revoit à la bataille, ayant perdu les dernières semaines de sa vie. La bataille où elle a été brutalisée de bien des façons par les créatures...des monstres dont Steros n'a pas su la sauver.

— C'est de votre faute, gronde Adaline. C'est à cause de vous...

— Je ne saisis pas, Mademoiselle Vhisper. Soyez plus claire.

— C'est à cause de vous que j'ai souffert ! Que Mabel vous tue pour cela !

Son rugissement de fureur n'est que le prolongement de sa main qui se soulève droit vers la Directrice. Une puissante onde de choc la percute de plein fouet et Steros ne peut l'éviter. Erreur fatale. Elle rebondit contre la pierre et respire à peine, allongée dans une position des plus inquiétantes. Or, elle n'a pas ruiné la nature bienveillante de Nox qui est tout de suite frappée d'horreur par son geste. Elle s'agenouille et se traîne par terre en s'excusant encore et encore, en larmes. Les sanglots reprennent de plus belle. Adaline Vhisper. Elle se répète ce nom et la migraine la plaque derechef au sol. Tout son être se rebelle contre ce mensonge. Elle en vomit. Trois fois d'affilée. De la bile. Quand elle se hisse péniblement sur des jambes tremblotantes, elle ne sait plus qui elle est ou ce qu'elle doit faire, alors elle prend la fuite. 

Les tunnels se transforment en labyrinthe et elle ignore quel chemin emprunter, continuant à l'aveugle. Des torches illuminent à intervalles réguliers ses pas, mais cela ne l'aide pas à avancer convenablement. Entre la torsion dans son estomac et celle dans son esprit, ses larmes, sa peur, elle trébuche de nombreuses fois et s'écorche les mains contre le mur à force de se retenir de justesse. Qui suis-je ? Je suis Adaline Vhisper, l'héritière d'Aithan Vhisper et de l'Impératrice Mabel. Qui suis-je ? Je suis Adaline Vhisper – Non ! Qui suis-je ? Qui suis-je ? Il faut qu'elle se souvienne. Qui suis-je ? Qui suis-je ! 

— Ada ! 

Cette exclamation de pure joie la paralyse. Qui est-ce ? Ton am- ton ennemi, Peirth, et ton autre ennemi, Caedmon. Il a occupé Mabel avec ses camarades fidèles à l'Aerador pour que tu souffres... Cette vois vicieuse, celle de Steros, s'insinue partout dans son autre. Seth et Manon ne tardent pas à boiter jusqu'ici. 

— Adaline, s'exclame Seth, par chance, nous t'avons trouvée avant qu'ils ne t'amènent pour Fedgarth.

Oui, ils veulent te distancer de ta mère, t'isoler et t'anéantir. Tu es leur ennemie. Caedmon pose une main impérieuse sur le torse de Peirth, lui bloquant le passage. Le jeune homme en est abasourdi, mais le blond lui confie à voix basse :

— Ce n'est pas Adaline, pas celle que nous connaissons.

Bien sûr que non. Tu es leur ennemie et tu te déclares comme tel aujourd'hui. Tue-les pour la gloire de Fedgarth... Et elle obéit. Parce qu'elle est Adaline Vhisper. Sans une once d'émotion sur son expression, ou dans son cœur, si ce n'est le mépris, elle décoche plusieurs ondes visant toutes à les massacrer. Caedmon, qui a pressenti ce drame, les a déjà protégés d'un bouclier Onayre. Ils se replient autant qu'ils le peuvent, et elle se jette dans un tunnel adjacent. Manon s'emploie sur-le-champ à s'immiscer dans sa tête, mais il apparaît qu'elle a forgé sa propre protection qui lui barre totalement l'accès.

— Je ne peux rien faire, s'écrie-t-elle à Caedmon. 

Qui suis-je ? Qui suis-je ? Elle enchaîne avec des micro-explosions, pour les brûler en faisant en sorte que toute la structure souterraine ne dégringole pas sur eux. Qui suis-je ? Qui suis-je ? Ses pouvoirs prennent le dessus et elle parvient à neutraliser le bouclier Onayre avec une énergie qui la fait presque chavirer dans l'inconscience. Caedmon saisit cette opportunité pour gagner du terrain, mais elle le fait reculer très vite en lui envoyant des serpents de glace à la figure. Il esquive et saute à son tour dans un tunnel pour se cacher d'elle, faisant signe aux autres de battre en retraite, mais de rester dans les parages. Qui suis-je ? Qui suis-je ? Elle persiste à lancer des sorts à l'aveugle, mais ses marmonnements s'élèvent contre son gré. 

— Qui suis-je ? Qui suis-je ? 

Caedmon doit couper sa respiration un instant pour percevoir cette question incessante. 

— Tu es Adaline, crie-t-il en retour et il pare un sortilège hargneux. Tu souhaites que je te dise qui tu es ? La personne que tu es ? Tu es une fille têtue, bornée, impulsive et autoritaire. C'est pour cette raison que tu as été élue déléguée plusieurs années. Les élèves t'adorent, parce que tu es généreuse, te sacrifie ton temps pour l'entraide et le savoir. Tu étudies comme une folle et tu es la seule imbécile de cette école à avoir mémorisé tous les cours en lien avec l'Histoire. Tu peux mentionner n'importe quel ingrédient de n'importe quelle potion et réciter des poèmes oubliés de tous par cœur. Parce que cela te fait vivre. Tu aimes les connaissances, tu aimes tout savoir, tu aimes partager avec les autres. Tu frétilles d'impatience à chaque fois qu'un professeur transmet un devoir complexe, parce que tu sais pertinemment que tes amis quémanderont ton aide. 

— La ferme !

Elle est prisonnière d'une haine sans pareille pour ce garçon. Pourquoi ? 

— Tu m'as abandonnée !

Et puis, elle remue, troublée par ses mots, et corrige :

— Tu as gêné Mabel pour qu'elle vienne me sauver ! Je te déteste ! C'est à cause de toi. C'est à cause de vous tous ! J'ai été... Ce soir-là, les bêtes de Mabel n'étaient pas censées me toucher, parce qu'elle devait m'extraire de l'école. Mais, à cause de vous, j'ai été...

Il l'entend vomir une quatrième fois. Caedmon refoule l'explosion interne qui lui noue les entrailles. Il visualise tout des mensonges de Steros et se décompose.

— Tu n'as pas été... Oh par tous les Dieux, Nox, ces créatures n'ont pas eu le temps de te faire du mal. Je les ai arrêtés. J'étais là, Nox ! Pourquoi tu dis que...? Pourquoi ? J'étais là ! Je t'ai protégée !

— Tu m'as abandonnée ! riposte-t-elle. Tu m'as abandonnée... Tu n'es pas venu...

Elle est remuée d'un sanglot brutal.

— Non, elle t'a menti ! J'étais là. Je ne t'ai pas abandonnée, Nox. Jamais, je ne t'abandonnerai. Je suis désolée. Nous avons mis trop de temps pour te retrouver. Mais, je suis là, maintenant. Tu n'es plus seule.

Seule. Elle est seule, si seule.

— Je suis Adaline Vhisper, l'héritière de Mabel ! Tu es mon ennemi mortel ! Je dois te tuer.

C'en est trop pour Caedmon, il ne tient plus. Malgré les avertissements glapis par les autres, il sort de sa cachette et marche droit vers elle en scandant syllabe après syllabe :

— Tu es Adaline Nox ! Tes parents s'appellent Anan et Aloïcia Nox. 

Vhisper ? Ce nom... Wanda l'a évoqué quelquefois. Il entrevoit toute la trahison de cet homme, mais chasse sa peine pour la Princesse, centré sur la créature fragile et tremblante accroupie contre un mur sur lequel il continue crier sans relâche :

— Tu n'es pas la fille d'un traître ! Vhisper n'est pas ton père ! Peut-être que Mabel et lui t'ont donnée naissance, mais cela ne fait pas d'eux tes parents ! Anan et Aloïcia Nox t'ont élevée et aimée en pensant que tu es leur fille biologique, et tu es par conséquent leur fille ! Cela ne change rien ! Tu les aimes, ils t'aiment et ils vendraient le monde entier pour toi ! Tu es Adaline Nox et tu adores ce monde. Tu comprends ? Tu adores Aerador. Tu es une curieuse insatiable qui ne se mêle jamais de ses affaires et qui ne regrette jamais rien, parce que tu prends toujours les bonnes décisions, pour toi, pour tes amis. Seth... C'est ton plus vieil ami. C'est ton frère. Tu te battrais à ses côtés jusqu'à ton dernier souffle. Peirth. C'est un crétin et un nigaud, mais tu l'apprécies pour une raison qui m'échappe.

— Eh !

— Ce que je veux dire, c'est qu'ils m'ont tous les deux aidé à te retrouver. Tout comme Manon et Kinai. Tu n'es pas seule. Beaucoup de gens t'aiment. Je ne compte même pas le nombre d'élèves qui ont des dettes envers toi après que tu leur ais sauvé les fesses ! Tu n'es pas seule, Nox. Moi aussi, regarde, je suis là. J'étais là-bas, à la bataille. Crois-moi, ces monstres ne t'ont pas blessée. Je les ai chassés avant. Regarde-moi, je t'en prie... Adaline. Je... J'ai besoin que tu reviennes à toi. J'ai besoin de toi. Je t'aime. Je t'aime et je refuse que Mabel l'emporte sur toi. Tu es plus forte que les manigances de Steros. Tu sais qui tu es. Dis-le. Dis-le, Nox ! Dis-le !

Elle éclate une fois de plus en sanglots, n'étant plus qu'une marée de larmes, et balbutie tant bien que mal :

— Je sui-suis Ad-Adaline Nox.

— Oui, voilà, c'est bien...

Il s'aperçoit à ce moment-là de son emportement et se calme instantanément, chutant à son côté. Il l'enlace de toutes ses forces et elle glisse son visage tout contre sa nuque, pleurant et pleurant encore. Chaque larme lui brise le cœur. Qui suis-je ? Adaline Nox. Caedmon m'a sauvée, je n'ai pas été brutalisée par les créatures de Mabel et je ne suis pas une ennemie d'Aerador. Elle se raccroche à ces vérités, comme elle s'accroche à ses épaules.

— C'est terminé, Nox, je suis là. C'est terminé.

Il ne peut que la réconforter par sa présence, son soutien et ses mots. Les autres trottinent vers eux ; Seth et Peirth se positionnent de part et d'autre de leur amie, une main dans ses cheveux, l'autre dans son dos. Ils n'imaginent pas ce qu'elle a enduré dans ces tunnels pour en être altérée à ce point. Elle mettra du temps pour se réapproprier ses véritables pensées et souvenirs. 

— Que c'est touchant. 

La voix grinçante de Steros. Ils font tous volte-face, sauf Caedmon qui étreint Nox avec plus d'ardeur, craignant de la voir sombrer une seconde fois. 

— C'est terminé, je suis là. Suis ma voix, Nox. Je t'aime.

Et il l'embrasse. Pas sur la bouche. Pas aujourd'hui. Elle n'en a pas besoin. Il lui baise le front, les joues, le nez, ses paumes refroidissant sa peau brûlante de fièvre. 

— Puisque vous tenez tant à mourir, conclut Steros.

Mais, elle n'a pas le temps de les menacer de ses doigts crochus. Caedmon n'a pas le temps de se retourner. Nox n'a pas le temps de frémir de peur. Tous les autres, tous, Manon d'abord, vibrante de colère, et Peirth ensuite, puis Kinai et Seth, ils sont tous mus par un réflexe similaire, un réflexe de défense qui devient un réflexe mortel, dont aucun ne se repentira : des pointes acérées volent toutes en direction de Steros ; les deux premières brisent son bouclier et les deux dernières la transpercent à la gorge et à la poitrine. Ce qui devait être un moyen de s'enfuir a résulté en un acte de violence tel que la Directrice ne l'avait pas anticipé.

— Wanda...vous a bien instruits.

Elle tombe à la renverse. Peirth en verdit, mais il relativise vivement. C'était elle ou non, voici ce qu'ils pensent tous. Et ils ont tous raison.

— Caedmon...

Il tressaille, sa Nox dans ses bras. Ses larmes s'assèchent déjà sur ses joues. Elle scrute le corps de Steros et il se met en travers de sa vue.

— Oui ? Quelque chose ne va pas ? 

Hormis des dizaines de traumatismes différents ? Sa question est stupide et il se fustige mentalement, mais elle n'a pas l'air de relever.

— Y a-t-il d'autres secrets affreux que Wanda voulait m'avouer, ou pas ? 

— Je crois que tu sais à présent l'essentiel..., malheureusement. J'aurais dû tout te raconter à la seconde où nous sommes revenus à nos chambres et je n'aurais pas dû te laisser seule. Je suis...

Elle pose un doigt sur ses lèvres et le dévisage avec surprise, hésitant à le ranger ou à le glisser contre cette bouche séduisante. Son esprit ne fonctionne définitivement plus comme il le devrait.

— Ne t'excuse pas. Où est la Princesse ? Steros m'a dit des choses horribles. Des mensonges.

Mais, le silence dans les tunnels ne la conforte pas du tout. Kinai admet :

— Aux dernières nouvelles, Mabel a tenté une attaque éclair dans les montagnes du nord et la Princesse s'est aventurée à Fedgarth pour un affrontement final. 

— Elle l'emportera, assure Manon. J'en suis convaincue. Elle trouvera un moyen.

— Au fait, cette petite peste de Dyna nous a trahis ! ronchonne Peirth. Elle était l'une des sbires de Steros.

Le cœur de Nox dévale un peu plus bas les étages de son être meurtri.

— Elle faisait partie de ceux qui m'ont battu l'autre matin. Je ne souhaitais pas te rendre malheureuse, alors je l'ai gardé pour moi, tout en la surveillant, cela va de soi. 

Elle hoche de la tête, faiblement. Caedmon l'accompagne dans ses mouvements, lorsqu'elle s'évertue à se lever, mais elle serre sa manche de son poing fébrile et il plisse le front, interloqué.

— Est-ce que tu peux...le redire, s'il te plaît ? 

Sa voix est réduite à celle d'une enfant blessée. Il réfléchit, n'arrivant pas à une conclusion immédiate sur sa demande. Et son visage s'éclaire de bonheur. Et son sourire reflète tout son soulagement. Et il rit en contemplant cette magnifique jeune femme – quoi que, la sueur, les larmes, les bleus et la saleté gâchent un peu ce beau tableau – qu'il se contraint à ne pas submerger de baisers ardents. 

— Tu es Adaline Nox et tu es la femme que j'aime. Je t'aime, Nox ! Et je te rappelle qui tu es aussi longtemps qu'il le faudra.

Il la soulève facilement dans ses bras, ignorant son discret petit cri qu'elle recherche à dissimuler sous son poids. Caedmon est heureux d'avoir réussi à la sortir de là, à temps. Il ne remerciera jamais assez leurs amis pour leur aide. Il étreindrait Manon des heures durant si elle n'était pas du genre à le gifler pour s'enfuir de toute démonstration d'affection. Ils sont tous soulagés... Mais, aucun n'oublie le combat mené par Wanda par-delà les montagnes du nord, priant pour qu'elle les sauvegarde tous de la ruine. 

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