Le Tournoi des Seigneurs

Wanda n'a pas été surprise une seule seconde d'apprendre qu'un individu du même sang que Mabel, de sa lignée et donc de sa famille proche, foule actuellement le sol de son territoire. Cela la rend malade de savoir désormais de source sûre qu'un tel être vit et respire l'air d'Aerador, et elle compte bien le débusquer d'une façon ou d'une autre. 

En réalité, après le rapport détaillé de Caedmon, que la jeune et jolie Adaline a écouté du début à la fin avec un intérêt et un effroi grandissants à chaque mot de plus, Wanda s'est repliée dans ses pensées et elle a établi les liens nécessaires... D'abord, elle a confirmé la trahison de Steros. Elle s'en doutait, évidemment, mais elle espérait que cette femme retrouve la raison d'une minute à l'autre et que la Princesse n'ait pas à l'arrêter pour haut crime envers la couronne. Des espions de Mabel se sont infiltrés au Palais d'Argent, pourquoi en serait-il autrement pour Yezajia et pour toutes les autres places fortes d'Aerador ? Peut-être qu'à cette heure, ses territoires sont jonchés de soldats impériaux prêts à dévoiler leur véritable nature et à détruire tout ce pour quoi elle s'est battue jusqu'à présent. 

— Wanda, que penses-tu de celui-ci ? 

Elle ignore royalement Dante Stein et ses va-et-vient incessants dans sa chambre, devant l'âtre qu'il a insisté pour faire apparaître d'un coup de main par un puissant magicotecte. Elle n'a personnellement jamais ressenti le besoin d'ajouter des flammes dans ses appartements privés. Wanda ne s'est sûrement pas rendu compte du froid glacial qui a régné dans sa chambre toutes ces années. C'est lui qui a mis en lumière ce point en se plaignant sans arrêt. 

En plus de la trahison limpide de Steros, Caedmon lui a apporté la preuve que la rébellion s'est ancrée jusque dans le cœur des élèves et elle suspecte déjà certaines familles de s'être alliées à Mabel, puis d'avoir converti leurs enfants à la cause de l'ennemie. Wanda ne parvient même pas à les haïr ou à développer du ressentiment envers ces félons. La plupart se sont retournés contre elle et contre Aerador dans l'espoir vain et fou que l'Impératrice de Fedgarth se montrera clémente à leur égard. Ils l'ont fait pour se sauver eux, et aussi, dans quelques cas, pour sauver le peuple de cette guerre trop longue et trop dévastatrice. Comment peut-on réquisitionner l'aide de jeunes gens dans la fleur de l'âge, en pleines études ? Elle ne les punira pas. Delarosa a, par ailleurs, chuchoté des noms à son oreille pour que Nox n'entende pas et dans ses yeux, elle a lu une supplique silencieuse : quoi qu'elle décide, qu'elle leur offre une fin rapide, par la mort ou le bannissement, ou l'ignorance, qu'elle n'en fasse pas des exemples, de bêtes de foire châtier pour imposer sa loi. Bien sûr qu'elle n'abattrait pas sa colère sur ces garçons et ces filles démunis, forcés par les doctrines de leurs parents à agir contre le bien de leur école. Soit ils ne s'aperçoivent pas des conséquences de leurs actes, soit ils ont trop bien été aveuglés pour s'en préoccuper. 

— Et celui-là ? Oh, Creighton, je tiens quelque chose !

Dante s'agite dans son coin, sautillant avec le sourire d'un jeune homme heureux, à l'apparence radieuse...comme s'il n'avait pas servi Mabel, comme s'il n'avait pas couché avec elle depuis des mois et des mois, des années à baiser chaque partie de son corps selon ses désirs, à prier pour qu'une personne le délivre de cette emprise, que les Faes viennent le sortir de là, qu'Aerador gagne la guerre, qu'il puisse s'enfuir sans craindre de représailles ou que la mort ne le frappe avant qu'il ne soit complètement détruit. Et le voilà, dans sa chambre, au sommet d'une tour du Palais d'Argent, une liasse de parchemins en main, marchant en rond devant le feu qu'il a réclamé, en présence d'une Princesse à qui il sourit avec insouciance et fierté. Wanda n'avait pas compris au bal des donateurs pourquoi il lui apparaissait le plus honnête de la salle. Non seulement il ne peut mentir à cause de son ascendance, mais, en plus, il ne donne l'impression de le vouloir. Il dit ce qu'il pense quand il le pense et s'il sent que ses vérités déplairont, il se contente de se taire. Il a survécu ainsi à la Cour de la Nuit. Elle détesterait que quiconque la prenne en pitié – Aithan le fait souvent, à la regarder avec tendresse et compassion, à soupirer à sa vue ou lors de décisions compliquées, et elle ne l'a jamais supporté – alors elle s'efforce de calmer l'élan de peine qui jaillit en elle en le voyant aussi enthousiaste et libre, tout en conservant cette part de vulnérabilité dont il ne se libérera jamais. 

Outre la trahison de Steros et de certains des élèves de Yezajia, ceux que Caedmon Delarosa n'a cessé de surveiller et qui ont tenté à plusieurs reprises à demi-mots de l'attirer dans leurs manigances, les leurs ou celles de la Directrice ou de leurs parents, elle ne songe qu'à ce Coursier Rêveur. Si elle souhaitait communiquer avec Mabel, elle devrait lui envoyer une personne de son sang et vice-versa. 

La vieille gardienne de l'école a donc sacrifié une sœur au profit de sa coopération avec Fedgarth. Wanda l'a décrite à Dante ; une femme très semblable à son aînée, presque du même âge, toute ridée, frêle et bien plus timide. Il se souvient en effet d'une personne correspondant à cette description. Un détail en particulier, il a vu de nombreuses fois cette inconnue dans les étages inférieurs, enfermée dans une chambre ressemblant à une prison, allongée la moitié du temps à dormir et assise l'autre moitié à se nourrir pour survivre à peine. Il ne lui a jamais parlé et l'a observée à la dérobée quand les gardes impériaux laissaient la porte suffisamment ouverte pour qu'il l'entraperçoive. Il s'est toujours interrogé sur son identité et son rôle. Il avait cru à une prisonnière de plus, avec le privilège de bénéficier de sa propre pièce. 

Or, ce lien découle d'une magie oubliée et surpuissante, que beaucoup ne comprenne pas et que les livres utilisent pour relancer des intrigues et faire avancer les histoires plus facilement. En d'autres termes, les Coursiers Rêveurs n'existent que dans les fantaisies des Sorciers. La sœur de Steros doit être forte et solide, sinon elle se serait effondrée sur elle-même. Un coup de la chance indiquerait qu'il s'agit sûrement de sa spécialité pour entretenir la conversation depuis si longtemps. Mais qu'en est-il de l'ancrage à Yezajia ? Qui transmet les réponses de la Directrice à l'Impératrice ? Qui possède le sang de Mabel ? Wanda connaît l'intégralité de son arbre généalogique sur le bout des doigts ; ses propres parents ont assassiné les siens et elle s'est attaquée à l'oncle de son ennemie jurée, lui tranchant la gorge sous ses yeux sur le champ de bataille. Elle n'envisageait pas de rentrer en Aerador ce jour-là, persuadée que son geste la condamnerait, mais ses soldats avaient réussi à la tirer en arrière, jusqu'à ce qu'ils retournent au Palais d'Argent. Pour un homme, des centaines d'autres avaient perdu la vie.

Elle a ordonné à Caedmon et Adaline de se rabattre, de ne plus enquêter et de faire profil bas, surtout après l'attaque cruelle et froide subie par le jeune homme. Elle est d'accord avec lui. Si Steros ou qui que ce soit de mauvais savaient qu'il espionne pour la Princesse d'Aerador, il serait mort. Quoi de mieux que s'en prendre à un délégué du niveau dix, faire preuve de violence au sein de l'école pour diffuser la peur parmi les élèves ? Sauf qu'il ne compte pas en toucher un mot afin de ne pas offrir à ces traîtres ce qu'ils désirent.   

Dès son retour au Palais d'Argent, Wanda s'est chargée d'esquiver les Seigneurs de son Conseil et Aithan qui l'a ensevelie de questions, de remarques et d'informations nouvelles sur les déplacements de l'ennemi. Elle a refusé une réunion d'urgence et leur a dit de se débrouiller sans elle. Un ordre qui leur a arraché des gloussements méchants ou des roulements d'yeux. Un caprice de fillette ? ont-ils ricané à son départ. Elle a envoyé Dahlia, la seule qu'elle considérera toujours loyale à sa Cour, dans les catacombes où s'étendent des étagères entières de documents anciens. La bibliothèque royale d'Aerador. Qui renferme également des copies de tous les parchemins officiels du royaume, y compris donc les archives de Yezajia. 

Seulement, en remontant dans sa chambre, elle s'est heurtée de plein fouet à Dante, à ses sarcasmes et sa fausse bonne humeur qui cachent en réalité sa fatigue et sa lassitude. Comme d'habitude, elle s'est appliqué à le rabrouer et à l'éjecter de sa tour et comme d'habitude, il a insisté pour rester, il a paradé devant elle avec son plus bel atout : sa trahison envers Mabel qui fait de lui une cible de choix et par conséquent, il exige dorénavant de s'installer dans ses appartements privés. Simples précautions, affirme-t-il. Elle n'a pas eu le cœur à le repousser et qui plus est, Dahlia est rapidement revenue vers elle, ses bras débordant de parchemins. Elle est repartie dans la foulée pour vaquer à ses occupations d'ombre. Wanda l'a mise au courant des espions et la jeune mercenaire les traque avec minutie. 

— Ecoute ceci, je suis convaincu que ce passage va t'intéresser, Princesse. 

Wanda contient un soupir agacé. Bien qu'elle ne le méprise plus autant qu'avant et que sa présence n'est pas déplaisante au point de le ramener par la peau du cou dans les cachots, elle n'apprécie pas forcément ses familiarités. Il balance les nombreux parchemins autour d'elle par terre et se jette sur son lit où elle s'est assise en tailleur pour lire les archives de Yezajia, à la recherche du Coursier Rêveur. Elle n'a évincé personne de sa liste des suspects, malgré ses idées très précises sur la personne type qu'elle recherche... À la mort de ses parents, elle s'est renseignée sur tous les aspects de la guerre auprès d'Aithan qui lui a raconté année après année les mouvements du conflit, avec des documents militaires à l'appui. À l'époque déjà, elle s'était étonnée de quelques mois de répit, des deux camps, si bien qu'une trêve avait été imaginée par Aerador, l'espoir s'était embrasé, mais Mabel l'avait promptement écrasé. 

Elle pense que Mabel a pu avoir un enfant durant cette période. Une descendance qui aurait à quelques mois près le même âge que Wanda et qui ferait par conséquent partie des élèves de Yezajia. Elle n'en a guère parlé, ni à Dahlia avant qu'elle ne disparaisse, ni à Dante qui fouille innocemment dans le passé des professeurs et du personnel de l'école, ne présageant pas encore qu'un jeune homme ou une jeune femme puisse être le Coursier Rêveur. En recevant le rapport de Caedmon, elle s'est jurée de garder son sang-froid et de ne pas accuser n'importe qui de trahison, de modérer ses soupçons et d'y aller progressivement. Pourtant, la voici avec les dossiers des imbéciles qui ont attaqués Delarosa, et celui de Manon. Cette fille énigmatique qui fixe la scène principale depuis les coulisses, qui patiente dans l'ombre avant de se révéler. La Princesse n'est pas certaine de son camp et avec des pouvoirs comme les siens, elle doit s'assurer de sa loyauté. 

— ...et... Attends, une minute. Tu n'as absolument rien écouté ! 

Dante gonfle les joues et expire longuement pour souligner sa contrariété. Pour toute réponse, elle lui arrache les parchemins des mains et commence à lire. Un Monsieur Fillick, professeur de combat au corps à corps, une discipline que les élèves ne choisissent pas souvent, au grand regret de Wanda. Elle a été brutalisée, privée de sa magie, et son corps était tout ce qui demeurait d'elle, pour fuir, pour survivre. Elle sait se servir de ses poings et de ses épées, autant que de ses pouvoirs, car elle maudit la faiblesse et l'impuissance dans lesquelles elle s'est retrouvée piégée trop de fois. 

— Je te remercie pour ton aide, arrive-t-elle à articuler, mais j'aimerais un moment seule avec moi-même, je te prie.

— Tu peux me le dire en face, Princesse, que je t'énerve à ce point. J'essaie uniquement de faire progresser tes recherches. Après tout, n'ai-je pas promis de vaincre Mabel par tous les moyens, et de te seconder dans cette oeuvre ? Je t'ai fourni tous les renseignements dont je disposais, mais j'ai pris conscience à ton visage fermé et peu impressionné que je fais un piètre espion, et que les tiens sont bien meilleurs. Si je me prélasse dans une chambre à boire de ton vin et à manger tes raisins, mon serment ne vaut rien. Je ne vaudrais rien.  

Au-delà de son sang de Fae, Dante maîtrise à merveille les faux-semblants, l'hypocrisie et les discours détournés. Cela signifie qu'il parvient très souvent à dissimuler ses vérités derrière des plaisanteries ou des sarcasmes. Aujourd'hui, il a opté pour une sincérité effroyable qui lui tire même un frisson déconcerté. 

— Je ne voulais pas offenser ce Seigneur Stein, voyons, susurre-t-elle, la voix suave. J'ai vraiment besoin d'un moment seule. Pour réfléchir. 

— Il semblerait que ce soit ce que tu fais, oui. Tu t'isoles, tu ne réclames l'aide de personne et tu travailles dans votre coin. Aimes-tu cette vie en solitaire ? 

Il marque une pause et n'espère aucune réponse de sa part. En revanche, il sursaute légèrement et s'allonge sur le lit, s'élevant d'un coude pour la confronter.

— Dis-moi, Princesse, au final, je ne crois pas que tu ais répondu à ma question, il y a longtemps déjà. Une éternité, à mes yeux. À propos de ton existence ici, dans ce Palais d'Argent. Parfois, tu affiches une sérénité à toute épreuve en gagnant tes appartements. Tu te glisses dans ta chambre, la porte fermée, puis dans ton bain, et tous tes problèmes ont l'air de s'envoler à la chaleur de l'eau. D'autres fois, tu ressembles à une vraie épave. Défaite. Anéantie. Tout chez toi crie ta haine pour cet endroit. La preuve ultime de ceci, tu ne portes toujours pas la couronne. Pour être franc, et je te demanderais de ne pas me hurler dessus, je n'ai pas l'impression que tu comptes un jour monter sur ce trône. Tu y as d'abord renoncé parce que tu ne le méritais pas. Du moins, d'après ton propre raisonnement. Tu estimais que ton droit de sang et de naissance ne suffisait pas. Ensuite, tu as continué à contourner la voie de la couronne pour te concentrer sur la guerre et maintenant... Tu es toute prête à te sacrifier pour la grande cause... Accorderais-tu un brin de poids et de reconnaissance à ma requête si je t'implorais de vivre ? 

La question la prend au dépourvu. Sur le coup, elle n'est pas sûre de ce qu'il entend, mais il l'éclaire bientôt. Dante se laisse tomber souplement au sol, un genou sur la pierre. Elle se redresse d'un bond, pétrifiée d'incrédulité. 

— Est-ce que tu sais combien de jours j'ai baisé cette garce ? Non, tu ne peux qu'avoir une vague idée du nombre d'années. Moi, je les ai comptés, les uns après les autres. Aerador se rappellera de moi comme de la putain de Fedgarth, mais ils ignorent tout le reste. Je n'ai pas seulement couché avec cette immondice de la nature. Non. J'ai tué pour elle. J'ai torturé. J'ai empoisonné. Et au début, j'ai réprimé le sentiment de culpabilité. Je me suis répété que je ne faisais pas le mal. Je survivais, c'est tout. Les années ont défilé et la culpabilité m'a grignoté petit à petit, je n'y arrivais plus. Je n'arrivais plus à me regarder en face. À prétendre que tout irait bien, que rien n'était de ma faute, que je ne participais ni aux massacres, ni à la tyrannie de Mabel, que je me contentais de survivre et que nul ne pourrait me le reprocher. Par la suite, un prisonnier d'Aerador m'a craché sur les bottes, un autre et un autre et j'en ai déduit que ma...réputation avait fait le tour de ton royaume... J'ai bien conscience que ma demande est portée par mon égoïsme, mais, Wanda, il faut que tu vives. Tu es la seule personne à me protéger en ce monde. La seule à t'être évertuée à me comprendre un peu. Je t'ai forcée la main avec mon poison, je l'avoue, mais nous savons tous les deux que tu pourrais aisément me tuer ou me museler et me jeter au cachot pour que j'y pourrisse. En ce qui me concerne et jusqu'à mon dernier souffle, tu resteras la seule et unique personne vivante sur ces maudites terres de l'Est que je servirai et que j'appellerai Reine. 

Leurs regards s'accrochent et l'espace d'un instant, rien n'importe davantage que la lueur larmoyante dans ses iris désespérés. 

— Tu es bien sentimental, Dante Stein...

Mais, la magie ne tient pas longtemps entre eux et elle raille :

— Encore cette histoire de bal ? 

Dante lâche un souffle mi-soulagé, mi-irrité. D'un côté, il n'aurait sûrement pas assumé la longue conversation qui aurait suivi ses aveux ; d'un autre, il aurait aimé qu'elle l'intègre une bonne fois pour toutes à sa Cour, qu'elle le rassure sur leur avenir, sur l'avenir d'Aerador et que la brume sur son visage se dissipe. Depuis qu'elle est revenue de Yezajia ce matin, elle n'est plus présente dans ce palais. Il aspirait à lui extirper une vive réaction, de quoi lui démontrer qu'elle ne perd pas espoir de jour en jour, de quoi les réconforter tous les deux. Au lieu de cela, ses douces lèvres s'étirent en un rictus sardonique et il y répond par un ample mouvement dramatique, en se relevant.

— Ah, tu as vu clair dans mon jeu, Princesse ! Je maintiens que je constituerais un meilleur cavalier que Wyvern à ce bal. Je suis un danseur d'exception et...

Elle dresse une main impérieuse et le fait taire.

— Hors de question que j'écoute à nouveau ton discours interminable sur tes talents de danseur. Va-t'en ! Non, j'ai dit, du balai ! Je veux réfléchir seule... Tu sais quoi ? Rends-toi à ce fichu tournoi et profite du spectacle.

Avant qu'il n'ait pu rouspéter, elle hèle ses gardes et leur commande de protéger coûte que coûte Dante en l'escortant dans les gradins du Tournoi des Seigneurs, là où elle devrait siéger. Il est traîné à l'écart, bourdonnant de protestations, et la porte se referme finalement sur lui. Bien entendu, elle n'assiste pas à cet événement stupide. Ils ont cette compétition d'hommes, à celui qui montrera les plus impressionnantes prouesses à l'épée, et Yezajia a son bal. Elle participera à ce dernier, demain soir.  Pour cet après-midi, Wanda se focalise sur les archives. Plus elle en lira, mieux elle connaîtra les élèves qu'elle croisera dans la salle de réception de l'école, et dans la pénombre de ses couloirs. Dans l'idéal, elle adorerait rentrer au Palais d'Argent avec le Coursier Rêveur, mais ce serait trop beau. 

Particulièrement si le Coursier Rêveur est un élève, comme elle le redoute. Une sueur froide lui procure un vilain frisson à l'échine. Et si l'enfant de Mabel faisait partie des Sentinelles... Elle se méfierait de Kinai et de Manon, en priorité, mais il pourrait s'agir de Caedmon, de Nox, de Peirth, de Seth et même de cette discrète et silencieuse Dyna qui ne dit jamais rien. Elle ne craint pas de ciller devant la descendance de cette Sorcière maléfique, et elle tuera sa progéniture si elle le doit, mais, pour sûr, cela la hanterait à vie. De toute façon, Wanda s'est d'ores et déjà résolue à ne jamais se redresser de la guerre. Il y a des cicatrices que la magie n'effacera pas. 

— Wanda Creighton ! 

L'interpellée bondit sur son lit, cognant l'arrière de sa tête au mur, alors que le Dahlia Noir sauta lestement dans sa chambre par la fenêtre ouverte. Son ton colérique ne lui ait pas réellement adressé. Wanda relâche les documents dont elle a poursuivi la lecture.

— Tu laisses une once de liberté à ce chien et il crée déjà des ennuis. 

Utile de l'interroger sur l'homme qui l'a mise autant sur les nerfs.

— Qu'a fait Dante ? 

Elle retient un encore.  

— Je lui ai suggéré d'assister au Tournoi des Seigneurs. Qu'est-ce qu'il n'a pas compris là-dedans ? 

— Oh, hum, le verbe assister, je suppose, crache Dahlia. 

Son amie ne prononce rien de plus, mais Wanda en devine le reste. Avec une expression des plus exténuées, elle s'enquiert :

— Il a décidé d'y participer, n'est-ce pas ? 

— Oui, effectivement, et il a choisi lui-même son opposant. Un certain cousin venu du nord. 

Elle sourit, faisant apparaître une grimace carnassière. Wanda se dégage vivement de son lit, le cœur au bord des lèvres.

— Dante se bat avec Rune dans l'arène ? 

Dahlia acquiesce avec une vigueur à moitié frustrée, à moitié enjouée. Sûrement désire-t-elle que Rune mette son opposant en pièces. Wanda n'en voudrait même pas à son cousin. Aucun des deux n'était censé se réunir dans l'arène, à la sortie de la cité, là où les jeux sont organisés d'année en année par Aithan lui-même qui voit en ce Tournoi des Seigneurs un moyen de divertir les combattants les plus téméraires et le peuple ennuyé. Ni une, ni deux, elle ouvre un portail qui mène directement dans les gradins. Son amie lui emboîte le pas. Elles atterrissent dans la loge privée de la Princesse et couverte de draps mauves qui les dissimule à la vue du public. Elles entendent les applaudissements et les ricanements de son Conseil juste à côté, là où ils ne peuvent la discerner. Sur leur banc approvisionné en sucreries et en breuvages en tout genre, sont assis ceux qui ne participeront pas aux duels et ceux qui ont déjà combattus. Au vu de l'heure et du soleil chaud qui atténue la froideur d'hiver mais qui se couche sur l'horizon, ils scrutent les derniers combats. 

Au centre de l'arène, deux idiots se battent bel et bien. L'un au glaive, Rune, et l'autre avec un sabre fin et recourbé à sa pointe, Dante. Les deux ont revêtu une simple armure, le strict minimum pour se préserver des coups. Pas même un casque. Au début, ils présumaient échanger quelques coups, mais, à en juger par leur férocité actuelle, le ton de leur duel s'est envenimé. Le public s'affole de joie et s'excite aux quelques perles de sang éparpillées sur la terre retournée. Si Wanda intervient, elle annihilera leur orgueil masculin et diminuera leurs ego, leurs réputations et tout ce qui fait d'eux des hommes. Pour son cousin, elle lui attirerait le déshonneur et la honte en le sortant d'un combat à la loyale ; pour le traître, les gens d'Aerador pourraient jaser et s'inventer n'importe quoi.  

À cette occasion, les compétences des deux guerriers sont mises en valeur. Une règle. Aucun usage de la magie. Le premier qui déroge à ceci ira directement dans les prisons pour quelques jours. Une punition votée des générations auparavant pour contrecarrer les petits malins qui seraient prêts à tout pour gagner. Elle s'est battue avec les deux ; Wanda a parfaitement connaissance des tactiques adoptées et des techniques développées par son cousin. Elle ne l'a pas placé dans le nord pour rien. Il s'est entraîné dans le sud sans relâche et défend à présent les montagnes enneigées. Elle a reçu une lettre de sa part, peu après son rapport suite à la traque des traîtres avec Dahlia, à propos de ce Tournoi. Il la suppliait de lui ouvrir un portail ici pour se retirer d'Adamante le temps d'une journée de répit. Elle a accepté. Mais pas pour qu'il réponde à la provocation de Dante !

Ce crétin n'a jamais été employé à sa juste valeur par Mabel. Plus qu'un bon coup au lit, plus qu'un empoisonneur, il combat avec la grâce d'un félin et le mordant d'un serpent. Il ne tient pas son sabre. Il danse avec. Nul doute qu'il fait un partenaire excellent pour une valse, ce qu'elle a déjà remarqué par le passé, d'ailleurs, au bal des donateurs. Il donne un violent coup dans l'épaule de Rune qui, déséquilibré, se fait tailler la joue par la pointe de la lame recourbée. Le sang y ruisselle déjà, mais le guerrier d'Aerador se prépare aussitôt à riposter. Le public les acclame, les incite à s'entretuer. Tout le monde voit bien que l'esprit bon enfant du duel a pris un mauvais tournant. Même Dahlia pousse un petit cri de victoire, lorsque son cousin jette son adversaire à terre. Il menace de l'embrocher, mais, par miracle, Dante roule sur le côté, lui enfonce son talon dans le menton et se lève avec agilité, ce qui résulte en une grimace déçue de son amie. Soudain, le drap est tiré à sa droite et le visage soucieux d'Aithan passe d'une loge à l'autre.

— Mais, que fais-tu là, Wanda ? Je croyais que tu ne...

Elle l'ignore lui et ses conseillers qui se dressent et s'inclinent, et replace correctement le drap pour couper court à toute conversation inutile. Aithan ne réitère pas sa tentative de dialogue, ayant noté la blancheur de ses poings serrés, et la contraction dans sa mâchoire. Ses yeux brûlent de désapprobation et de colère. Rune a voulu porter un coup fatal et Dante n'hésiterait pas une seconde à le transpercer de bout en bout. Mais, à quoi jouent-il, bon sang ? Elle s'empêche de leur crier dessus. Qu'est-ce qui a pu dégénérer entre eux pour qu'ils cherchent à se tuer ? 

— Je me réjouis qu'une femme, toi, gouverne Aerador. Si c'était un homme, un de ceux-là...mais où irait-on ? 

Le désespoir dans la voix de Dahlia fait écho à la vibration dans ses poings qu'elle a refermés sur la rambarde qui lui barre l'accès aux gradins inférieurs. Brutalement, Dante réussit à faire valser le blond sur plusieurs mètres et Rune s'écroule dans la terre, soulevant la poussière à sa chute. Le public rétorque sur-le-champ en huant et en insultant le brun, quelques-uns commencent à hurler au scandale, l'accusant d'avoir usé de magie. Son cousin ne se remet pas tout de suite sur pied, étudiant ces accusations avec aigreur. Il n'aime pas qu'un bon combattant soit ainsi méprisé. De son côté, Stein s'oblige à plaquer une froideur sur ses traits, une nonchalance. Qui s'effrite aux objets qui volent dans l'arène. 

Des foulards, des chapeaux, des fruits, le peuple d'Aerador applaudissait le spectacle tant que la vue leur plaisait. Il n'a jamais été question que ce duel ait un autre vainqueur que le cousin de la Princesse. Wanda ressent en profondeur la déception et l'amertume de Dante qui ne bouge plus, la main crispée sur son sabre. Il est humilié. Et quand Rune se dépêche de ramasser son glaive pour faire taire les cris du public, il lit l'abandon dans les yeux de son opposant. Oh que non, rugit-il dans sa tête ! Le blond l'assaille avec une brutalité sans nom, pour le contraindre au combat, mais le brun se défend tout juste pour faire croire au peuple qu'il souhaite encore gagner, mais la partie est pliée d'avance.

— Non, bats-toi ! lui ordonne Rune avant de s'exprimer tout bas, lame contre lame : je ne gagnerai pas ce duel à la déloyal.

Désolé l'ami, dans ce cas, soupire Dante. Il feint de reprendre le combat avec sérieux, mais, très vite, il exécute une parade maîtresse qui ne vise pas à vaincre son opposant, mais à être vaincu. Il commet volontairement l'erreur qui le poussera à l'échec et Rune lui décoche malgré lui un coup de pommeau à la tempe qui le fait tituber, puis s'effondrer. Les dix secondes réglementaires s'écoulent, tandis que le blond demeure pantois, debout à côté de son adversaire. Il parcourt cette foule ingrate avec hargne et rencontre le regard glacial de sa cousine. Il ne savait pas qu'elle viendrait. 

Wanda reconnaît cet air démuni qu'il arborait souvent dans son enfance, cette confusion caractéristique de sa candeur dont il ne s'est jamais débarrassé. Il ne saisit pas pourquoi il est déclaré vainqueur. Certes, ses compétences dépassaient celle de Dante, mais pas sa volonté de gagner. À la longue, son adversaire l'aurait eu. Comment d'un duelliste si déterminé à remporter le combat, si puissant dans ses attaques et arrogant, est-il passé d'un faible, vulnérable perdant ? Rune crache par terre alors que le gong annonce sa victoire, tout en lançant un coup d'œil circulaire au public dont les applaudissements ne tarissent pas. Deux gardes à l'entrée de l'arène se hâtent de traîner Stein à l'extérieur et la Princesse se met en mouvement dans la seconde, Dahlia sur les talons.  

— Il valait mieux que Rune Wyvern remporte ce duel, marmonne Dahlia dans son dos. Stein doit encore faire ses preuves, tu le sais.

Un sourire exécrable se pose sur les lèvres de la Princesse.

— Oh mais je le sais, et je m'en fiche. Cette question n'aurait pas lieu d'être si ces deux idiots se seraient abstenus de jouer à celui qui pisse le plus loin !

Une familiarité que Dahlia a rarement surprise de cette bouche et qui la fait bien rire. Cela prouve combien la Princesse est remontée et son amie compte bien écouter ses remontrances. Wanda débarque dans les souterrains de l'arène où tous les combattants, les gardes et le personnel se courbent à son passage. Ils constatent tous l'énervement dans son allure empressée et nul ne l'interrompt. Elle atteint la salle où ils ont déposé Dante Stein, le front couvert de sueur et d'une trace de sang, un plateau froid collé à sa tempe pour apaiser la douleur lancinante. Rune lui reproche d'avoir perdu, sans aucune retenue. Mais, ses cris sont vite remplacés par ceux de sa cousine. 

— Bande de crétins ! Je me moque pas mal de celui qui a ouvert les hostilités, mais je peux vous jurer que vous allez le payer tous les deux ! Toi, tu rejoins le nord dès ce soir et à compter de ce jour, tu as l'interdiction formelle de t'approcher de lui. Toi, que je ne te vois plus dans ma chambre ou dans mes pattes ! Tu seras gardé en permanence par des soldats, puisque j'ai promis de te protéger, mais tu ne bénéficieras plus de tes privilèges jusqu'à ce que tu ais médité sur tes erreurs. Sur votre erreur à tous les deux. Enfin ! Un Seigneur d'Aerador, le Seigneur d'Aerador, le futur Roi de ce royaume qui s'engage dans un duel à mort avec un ancien espion de Mabel. À quoi pensiez-vous tous les deux ? Dante ! N'as-tu pas vu dès le début que le peuple attendait une exécution ? Ils acclamaient Rune pour qu'il te tue ! Si tu l'avais vaincu...

— Oui, Princesse, j'ai pigé. C'est pourquoi je ne l'ai pas vaincu. 

Le soupir de Wanda qui s'ensuit résonne dans les cavernes de l'arène. Elle n'a plus envie d'argumenter ou de les éloigner l'un de l'autre. Tant que cette affaire ne s'est pas terminée dans un bain de sang... Elle devrait s'en ravir et les féliciter pour s'être calmés au dernier moment. La Princesse tourne les talons. Rune recherche son ombre, mais Dahlia s'est déjà volatilisé. Il aurait aimé la revoir, lui parler avant de repartir dans le nord, mais elle n'est pas décidée à lui accorder cette faveur, se faufilant toujours loin de lui quand il la perçoit au loin. Si Dante est cloué sur un tabouret à cause du vertige, le blond talonne de près sa cousine et la suit dans un portail jusque dans ses appartements privés au Palais d'Argent où elle pivote vers lui, bras croisés.

— Quoi encore ? Quelque chose à dire pour ta défense ? Ne te fatigue pas. Je me doute que Stein a commencé. 

— C'est le cas, je ne le nierai pas. Cependant, j'ai songé que tu voudrais savoir pourquoi j'ai accepté le duel et pourquoi il est venu me provoquer.  

Elle est toute ouïe, bien qu'elle mime l'indifférence.

— Il m'a proposé un marché. Celui qui remporte le duel cède à l'autre son invitation à tes côtés au bal de demain soir. Et j'ai accepté parce qu'il...il était vraiment résolu à t'accompagner. Sur l'instant, je me suis dit que je détruirais ses espoirs en le battant et que je le remettrais à sa place, mais tu as vu autant que moi sa détermination à gagner ce duel. Soit il ne t'a pas tout divulgué de ses intentions et il oeuvre pour Mabel, soit...

— Impossible. C'est un Fae. À demi, mais assez pour que le Grand Seigneur de l'Automne n'ait pas soulevé de mensonge lorsqu'il a déclaré s'être détaché de Mabel. 

— J'en conclus donc qu'il ne désire rien de plus que de t'escorter à ce bal... Je crois qu'il te préfère largement à Mabel, et qu'il rêverait de certains privilèges avec toi.

Rune se mordille la lèvre, se questionnant sur la phrase qui le démange, mais il ajoute en fin de compte :

— Tout à l'heure, dans la loge, mes camarades s'étaient joints à moi. Ils ont ri à sa proposition et quelques-uns ont plaisanté à ton sujet. Que tu ne t'abaisserais à le prendre pour partenaire au bal que si tu étais toi-même une traînée. Des mots que j'aurais châtiés, sois-en assurée, et qui ont dépassé les limites de la plaisanterie... Dante m'a devancé. Il les a roués de coups, les uns après les autres. Sans utiliser de sa spécialité. Je n'avais jamais vu un homme aussi furieux, pour défendre l'honneur d'une femme. Et eux, ils se sont excusés à genoux. Que dis-tu de tout cela ? 

Wanda se plonge une longue dizaine de minutes dans ses pensées. Rune a le temps de se débarbouiller dans sa salle d'eau et quand il réapparaît, elle s'est assise sur son lit, deux boîtes à côté d'elle. Frost. Mais, pourquoi deux ? Il hausse un sourcil à la vue d'une tenue masculine étendue sur ses draps. Il est trop musclé et grand pour y rentrer. 

— J'en dis que tu changes de partenaire, cousin. Tu danseras avec Dahlia. Elle rechigne à venir, mais j'ai besoin de ses talents d'espionne demain soir. Si tu assistes aussi au bal, elle pourrait adhérer à l'idée de porter une robe plus facilement. 

Le gloussement de Rune réchauffe un peu le cœur de sa cousine. Il a l'air attaché d'une façon sordide à cette ombre et il lui ferait sûrement la cour s'il n'était pas posté dans les montagnes et si elle n'était pas une mercenaire et une espionne. Et s'il n'était pas lié à un serment de fiançailles.


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