La mort du chant de l'oiseau
Wanda Creighton n'est déjà plus là. Elle a quitté Aerador...
Mais, Adaline Nox est loin de le savoir, très loin de se douter des avalanches, du massacre aux avant-postes, des démons, de la colère, de cette partie d'un jeu mortel qui vient de débuter et qui vise l'annihilation de Mabel ou de Wanda.
L'esprit empli de brumes épaisses, elle court et court, se débat contre cette masse qui l'endort et la retient prisonnière de ce brouillard. Adaline a peur. Elle ne se souvient de rien, et cela l'effraie d'autant plus. Elle se raccroche à son nom, le seul souvenir logique et puissant qu'il lui reste. Elle s'essouffle dans la fumée et tombe de nombreuses fois, elle panique et ignore tout de là où elle est ; quelque chose lui insuffle la force de continuer à sprinter, dans tous les sens, avec la hargne d'un diable enchaîné. Elle remonte le long des menottes qui la piègent dans cet état de transe...et elle s'y arrache.
Elle déchire la brume, déchire le voile, déchire le sortilège.
Ouvrant des yeux écarquillés, le souffle court de cette course mentale et effrénée qu'elle vient de mener, Adaline cherche à analyser son environnement, à comprendre ce qu'il se passe. Est-elle dans son lit, au chaud, prise d'un cauchemar ? Peut-être l'est-elle, en fin de compte. Elle ne reconnaît rien, ne voit rien. La brume est remplacée par des ténèbres opaques et vertigineuses. Cette fois, elle sait qu'il serait vain de tenter une fuite. Il ne s'agit pas d'une prison à l'intérieur de son esprit pour la maintenir dans un sommeil profond. Ce sont des chaînés réelles. Qui sont entrelacées à ses membres, enroulées à ses bras, serpentant sur ses cuisses et tombant sur ses mollets, lui serrant les hanches. Elle gigote et le son du fer lui paraît trop véritable pour qu'elle soit dans un mauvais rêve. Plus elle panique, plus elle bouge et plus les liens se referment sur sa peau. Elle devine sans mal quel genre de magie est à l'oeuvre, vicieuse et malveillante. De quoi lui empêcher tout mouvement au risque de perdre poignets et chevilles. Elle en a entendu parler. Cette torture. Certains préfèrent s'amputer pour espérer fuir, tandis que d'autres prisonniers ne peuvent tout simplement pas s'interdire de gesticuler à la douleur et finissent sans main, sans pied. Sans tête parfois.
Un sanglot lui échappe et d'autres s'ensuivent rapidement. Adaline n'a pas besoin de voir pour se sentir effrayée. Elle se sait seule, sans défense et prisonnière d'un Sorcier cruel et impitoyable, de toute évidence. Soudain, sa mémoire lui revient d'un coup, ayant repoussé la brume du sortilège. Elle se rappelle des Vampires, de la discussion mystérieuse entre Caedmon et Wanda, de l'inquiétude du blond, de ses avertissements... Ils devaient quitter Yezajia. Et elle se remémore brutalement pourquoi elle est ici, et non en sécurité auprès de lui. Tout à coup, elle a eu l'envie inexplicable de récupérer un manuel de potions à la bibliothèque. Une envie, oui, un désir dévorant, un besoin urgent et viscéral. Elle s'est répétée qu'il fallait le mentionner au délégué, qu'il l'accompagne si elle tenait tant à y aller, qu'elle le prévienne...mais elle est sortie sans en toucher mot à qui que ce soit.
Quelqu'un a joué avec ses pensées. Lui a imposé les siennes pour la forcer à s'éloigner de Caedmon et pour l'enlever.
— Oh bon sang, oh par tous les Dieux, pitié, ayez pitié de moi...
Ses sanglots la secouent de la tête aux pieds et fait trembler ses chaînes. Les liens lui compriment désormais l'estomac et elle se contraint à cesser de pleurer. Elle serre les dents et ravale chacune des larmes, se restreignant à l'immobilité la plus totale. Si elle continue ainsi, elle sera coupée en deux. Caedmon. Caedmon est son unique espoir. Il est au courant de tout. Quand Wanda réapparaîtra devant lui, il l'informera qu'elle s'est volatilisée et elle exécutera un sort de localisation complexe, comme elle sait sûrement les faire. Ils les libéreront et tout ira bien. Du temps. Elle doit tenir le coup pour leur offrir du temps. Cela ne sert à rien qu'ils débarquent ici, peu importe où est ce ici, si son corps a été scindé en deux morceaux, ou plusieurs.
— Ressaisis-toi, Nox ! Aller !
Elle songe à Caedmon. Il lui crierait probablement ces mots s'il était là. Elle perçoit sa voix à lui, en réitérant cet encouragement. Elle doit tenir le coup. Ou s'en sortir par ses propres moyens. Pour s'enfuir, il lui faut d'abord déterminer où elle est. Cela est d'une inutilité mortelle de décrocher ces chaînes si elle n'a aucune idée d'où courir ensuite. Avec les portails de son espèce, elle pourrait être partout dans le monde...y compris à Fedgarth. Est-ce à cela qui ressemble les cachots de l'Impératrice de la Nuit ? Un néant sombre et glacial ? Elle déglutit lentement pour contenir un nouveau sanglot. Assez de pleurs ! Concentre-toi, Nox. Elle le remerciera plus tard pour l'avoir poussée en avant, la rattrapant avant qu'elle ne s'effondre sur elle-même. Bien qu'il ne saura jamais rien de tout cela. Il lui rirait au nez. Il se moquerait de ses sentiments d'angoisse profonde. Non, c'est faux. Il l'aiderait.
Un détail la frappe. Les bruits qu'elle a faits en pleurant. Cela aurait dû lui donner des indices. Elle se racle la gorge et tend l'oreille. Ces échos. Cela ne s'apparente pas à un son contre du bois ou du fer, mais de la pierre. Elle pourrait le jurer. Parce qu'elle a vécu toute sa jeunesse à Yezajia et elle identifierait sans mal la froideur de ce château. Elle prie pour que ses espérances ne la gagnent pas, mais elle jurerait flairer le parfum des fleurs de la forêt qui flâne dans tous les couloirs en toute heure, et l'odeur des sapins en hiver. Deux endroits surgissent immédiatement dans ses pensées. L'aile abandonnée à l'ouest, qui a brûlée trois ans auparavant, et les sous-sols. Certaines parties sont habitées, d'autres n'ont jamais trouvé leur utilité. C'est forcément là, en-dessous de tout, qu'elle est gardée prisonnière, autrement elle discernerait une discrète senteur de cendres.
Malheureusement, pour elle, Adaline ne tarde pas à distinguer un autre parfum. Un mélange de vieux parchemins et de menthe poivrée, du thé plus précisément. La boisson préférée d'une personne qu'elle n'a pas du tout envie de voir actuellement. Mais, elle est là. Avec elle. Dans la même pièce. À s'amuser de ses larmes, de son désarroi. La vipère repliée dans un coin, le loup qui observe sa proie, l'aigle qui s'apprête à fondre sur elle. Ou tout simplement, la traîtresse d'Aerador qui la laisse se rendre compte de tout, prendre conscience du piège dans lequel elle est tombée malgré elle et pleurer encore un peu plus. Steros.
— Je sens votre odeur, Madame la Directrice. Je suis sûre que si je me concentrais, je percevrais votre respiration. Cela vous amuse de m'écouter pleurer ? Vous vous plaisez à ce point à me terroriser ? Ne vous cachez pas. Ne prétendez. Je suis au courant de tout.
Ou presque. Uniquement ce que Caedmon a appris ces derniers temps.
— Je suis au courant pour vos manigances avec certains élèves de l'école, je suis au courant pour votre trahison et votre allégeance à l'Impératrice et surtout, je suis au courant pour le Coursier Rêveur. Mais, puisque je suis ici et cruellement enchaînée, je suppose que je ne vous dévoile rien de nouveau. Je n'ai pas peur de vous. Pour que vous le sachiez, vous vous trompez bêtement si vous faites de moi votre bouclier contre la Princesse. Que vous m'ayez enlevée ou non, elle viendra. Je le sais. Elle n'abandonnera aucun de ses sujets. Elle viendra, avec Caedmon, et elle vous mettra dans une prison aussi froide et solitaire que celle-ci. Un conseil, Directrice, vous feriez mieux de me délivrer avant qu'il ne soit trop tard pour vous. Je suis persuadée qu'elle se montrera miséricordieuse en vous abstenant de produire plus de dégâts que vous ne l'avez déjà fait.
Elle clôt sa tirade avec une expiration plutôt fière d'elle, déterminée et autoritaire, comme elle n'a jamais parlé à un adulte et encore moins à la Directrice de son école. En revanche, un rire gelé lui répond. Elle n'a donc pas rêvé. Il s'agissait bien de l'odeur de Steros. Une flamme illumine brusquement la pièce et Adaline saisit cette opportunité pour analyser le moindre recoin, désireuse d'en capter le plus possible au cas où la lumière ne s'éteigne à jamais. Elle reconnaît en effet ces dalles grises et vieilles, mal disposées, irrégulières, mais qui tiennent par la magie. Elle n'a définitivement pas quitté Yezajia. Un bon point. Il n'y a rien d'autre. Seul un crochet au plafond par lequel elle est pendue par des lianes de fer autour de ses membres, sans surprise. La femme, toute en rides et en grimace tordue, la fixe dans sa robe désuète noire à plusieurs jupons, un exemple de sévérité et d'élégance, un port de tête parfait et l'arrogance peinte sur tous ses traits, une étincelle dansant sur sa paume. Elle lance le feu sur deux torches, de part et d'autre de la prisonnière, pour éclairer la minuscule et basse salle dans laquelle elle est enfermée, une porte derrière elle sûrement verrouillée à double tour.
— Quelle bravoure, Adaline Nox. Je serais impressionnée...
Steros marque une pause en se levant du tabouret où elle était assise tout du long.
— ...si cette bravoure ne résultait pas en vérité d'une stupidité naïve et bornée. Je dois dire que vous feriez de piètres détectives, Delarosa et vous, bien que j'aie cru comprendre qu'il avait fait la plus grande partie du travail, et que vous êtes entrée dans le tableau au dernier moment. Intéressant que ce partenariat entre les deux jeunes adversaires de Yezajia. Vous saviez que certains professeurs ont parié sur vous ? Sur celui qui obtiendrait les meilleures notes aux épreuves finales ? Cette empotée de Barlow a voté pour vous, étonnant n'est-ce pas ? J'ignore comment j'ai pu me retenir de réduire à néant leurs espoirs pour vous deux. Il avait déjà été prévu qu'aucun ne termine son année. Ni vous deux, ni aucun autre élève à Yezajia.
— C'est là que ma compréhension de cette affaire s'arrête !
Adaline puise le courage, en effet naïf et borné, de la couper dans sa tirade et renchérit :
— Vous avez dédié votre existence toute entière à Yezajia. Vous adorez cette école, vous donneriez votre vie pour ces murs. Pourquoi tout détruire maintenant ? Quand avez-vous décidé qu'il vaudrait mieux suivre la tyran plutôt que de protéger votre école ?
— Qui oppose les deux ? rétorque Steros avec un sérieux mordant. Vous le dites si bien, Adaline. J'adore ces murs... Quant aux élèves, ce n'est pas mon problème s'ils refusent de s'agenouiller devant l'Impératrice.
— Ah, je vois, c'est pourquoi vous avez commencé à rassembler les élèves fidèles aux doctrines de Fedgarth, pour lister le nombre de jeunes qu'il demeure à convertir.
— Les rassembler ? Mais, ils sont venus à moi, Adaline.
Bien sûr. Nés de parents traîtres et donc traîtres eux-mêmes, cela apparaît d'une logique implacable. Adaline fait de son mieux pour s'exprimer à voix basse, ne pas s'énerver et contrôler le soulèvement de son ventre et de sa poitrine à la moindre de ses paroles, de ses respirations. Steros savoure ce moment, à n'en point douter. Son rictus mauvais le démontre nettement. Elle n'ajoute rien, laissant le soin à la jeune femme de prétexter guider la conversation. Une illusion de plus. Elle attend l'occasion opportune pour frapper.
— Caedmon n'a jamais voulu m'avouer le nom de ces ordures. Laissez-moi en deviner au moins un. Strombo. Je suis certaine que ce voyou de Strombo vous lèche les pieds tous les jours et vous supplie de lui donner une mission à accomplir pour avoir l'impression d'exister, de participer à quelque chose, parce que la réalité...la réalité de vos sbires, de vous, et de tous les fous qui vénèrent aveuglement l'Impératrice de la Nuit, la réalité, c'est que vous avez perdu l'esprit, vous avez perdu le goût de la vie, vous ne ressentez plus rien d'autre qu'un vide terrifiant à combler et vous vous jetez sur la première excuse pour avoir l'air plus important et utile que vous ne le serez jamais. Vous avez autorisé l'Impératrice à se mêler à votre bon sens et vous incarnez à présent ses chiens de chasse.
— Vous évertueriez-vous à me ramener dans le droit chemin, Adaline ? Ce que vous pensez être le droit chemin.
— Non, grands Dieux, non !
Adaline fait mine de se fendre d'un ricanement sardonique, tout en rentrant le ventre. Les chaînes se déplacent sur ses poignets, rien d'alarmant.
— Je ne gaspillerais pas mon précieux temps à une tâche aussi stérile. Et puis, je préfère largement que la Princesse vous punisse. Où serait la satisfaction si vous vous repentiez avant de finir en prison ? De toute façon, je dois uniquement prendre sur moi et attendre que la Princesse ne réclame votre tête.
C'est au tour de Steros de confondre son sourire en une torsion mesquine et fourbe. Le visage d'un démon. Les ombres des bougies n'arrangent rien, lui procurant l'allure d'une faucheuse. Et encore...ces créatures de la Mort sont assurément moins pervertis et plus aimables qu'elle.
— Vous êtes adorablement idiote, Adaline. Je comprends ce que Delarosa vous trouve. Toutefois, vous n'êtes pas vouée à passer le reste de vos jours tranquilles avec lui. Vous devez répondre à un noble destin, ailleurs, loin, très loin d'ici, et je me fiche bien de briser chaque parcelle de votre être dans le processus. Ne me provoquez pas, Adaline. Je ne renoncerais devant rien pour combler le vide terrifiant, ainsi que vous le nommez. Moi, je l'appelle admiration et gratitude. Sa Majesté Impériale m'a tout offert. Un but. Une protection. Ensemble, nous agrandirons Yezajia pour qu'il soit à la hauteur de son Empire de la Nuit et tous les enfants méritants étudieront entre ces murs. Nous formerons des générations et des générations de loyaux sujets à la gloire de Fedgarth... Ne pensez-vous pas, Adaline, que la guerre a trop longtemps duré ? N'avez-vous pas remarqué le fléau que représente Wanda Creighton ?
Elle hausse un sourcil de défi, incitant Steros à lui prouver combien la Princesse est si dangereuse. Une provocation, malgré l'avertissement de rester docile.
— Vous n'accordez aucune foi en ceci. Soit. Alors, écoutez. Qui fait durer cette guerre qui coûte si cher, qui coûte des milliers de vies, qui anéantit des foyers par centaines ? Qui ? Mabel a proposé des trêves sans relâche. Elle ne réclame que l'héritier des Creighton en échange. Si la gentille sauveuse, Wanda Creighton, est tant résolue à se sacrifier pour son peuple, pourquoi n'a-t-elle pas encore adhéré au sacrifice ultime ? Mabel gouvernerait et les massacres cesseraient. Le Grand Est serait enfin réunifié et en paix.
— Comment pourrions-nous coexister en paix avec des créatures si basses et fielleuses que les Lycaons, les démons ou les Géants ? Ces êtres répugnants nous traqueraient pour nous dévorer ! C'est Mabel qui s'est alliée avec ces choses, qui s'attaquent à son propre peuple. Fedgarth perdure dans la misère et la peur. Pardonnez-nous, ô Grande Dame Aveuglée, de souhaiter un meilleur sort pour Aerador. Nous naissons libres. Nous mourons libres. Wanda Creighton s'assure que cette promesse ne soit pas rompue.
— Où est-elle, dans ce cas ?
— Elle arrive.
Adaline y croit du plus profond de son cœur. Et Steros prend un plaisir fou à écraser sa confiance en leur Princesse.
— Wanda Creighton est actuellement morte, ou proche de l'être. Pendant que je vous attirais ici et que vous n'avez pas résisté le moins du monde, Mabel a déclenché une série d'avalanches qui ont emportés les gens du nord de l'Aerador et a déployé ses démons dans les avant-postes. À cette heure, la frontière a été prise et avec les montagnes, Rune Wyvern, capturé et enchaîné à Fedgarth. Wanda Creighton ne viendra pas, petite sotte. Parce que Delarosa ne la préviendra pas. Parce qu'elle est déjà en train de courir à sa perte à Fedgarth pour sauver son cousin. Vous allez mourir ici et aujourd'hui, Adaline...à moins que vous ne reveniez à la raison, ce que je vous conseille fortement.
Nox ne prend pas la peine de rétorquer et d'argumenter, car elle lit toute la sincérité de Steros dans son regard de vieille Sorcière maléfique. Elle a entrepris de fracturer ses espérances et la balancer plus bas que terre, à l'agonie et dans un affreux désespoir. Pourtant, elle se stupéfait à découvrir de l'inquiétude, à la courbure de ses épaules, au léger souffle qu'elle se permet, à ses poings desserrés. Adaline ne songe qu'à la Princesse qui doit gérer cette guerre sur tous les fronts et qui se focalise évidemment sur son cousin. Elle a pitié de cette femme qu'elle admirait tant autrefois. En la perçant à jour et en la comprenant mieux, il s'avère que personne ne désirerait être Wanda Creighton de son plein gré, personne. Elle court de tous les côtés, règle les affaires de tout le monde et fait face à beaucoup trop d'oppositions malgré tous ses efforts pour assurer la paix. C'est inhumain et injustice. La Directrice vibre de rage.
— Je suis honorée, voyez-vous, que Mabel m'ait soumise à cette chance incroyable de veiller sur vous. De pouvoir vous guider en secret tout ce temps. De vous conduire à elle, un jour ou l'autre. Vous me remercierez plus tard.
— N'importe quoi, marmonne Nox. Je ne pourrais pas être plus répugnée de Mabel. Je prie les Dieux chaque soir pour qu'elle meure et que Wanda vive.
— Ce n'est pas aussi simple. Rien ne l'est. Toutes les deux, elles font partie de la même pièce. Deux faces différentes. Elles se complètent. L'une sans l'autre signifie la destruction d'un royaume ou d'un empire. La fin de la guerre n'annonce rien de joyeux, petite imbécile. Si, je le déplorerais, Wanda l'emporte, le peuple de Fedgarth profitera de sa bienveillance pour réclamer terre, or et ressources, et Aerador ne sera pas suffisant pour leur fournir ce que Mabel ne peut déjà pas fournir. Il y aura des rébellions et des supplications que Wanda serait incapable d'encaisser. Elle devra ensuite massacrer les créatures inférieures. Jusqu'alors, Mabel les tenait en laisse. Ce sera fini. Les démons se lâcheront sur Aerador. Ils répandront le chaos et l'infortune partout sur leur chemin. Les Lycaons se repaîtront des cadavres de vos voisins. Les Géants feront s'écrouler des cités entières. Wanda s'épuisera à les tuer les uns après les autres. Sans compter que Fedgarth ne possédera plus de tête couronnée, et nous avons toutes les deux conscience des états d'âme de Wanda. Elle ne montera pas sur ce trône, si elle n'a même pas jugé bon de monter sur le sien. Fedgarth, tout un empire, sera fragilisé par sa faute et certains voudront prendre avantage. Des batailles sans fin, des conflits prochains et un avenir incertain, voilà ce que promet la victoire d'Aerador. Cependant, si Mabel l'emporte, cela engendrera moins de désordre. Elle s'installera en Aerador et pillera les ressources qu'il y a à piller pour subvenir aux besoins de tout le Grand Est et lorsque cela ne sera plus suffisant, elle aura la force de conquérir d'autres territoires.
— En conclusion, la victoire de Mabel certifie des guerres perpétuelles avec les contrées environnantes. Vous êtes ignobles, toutes les deux. Vous rendez-vous compte du futur que vous suggérez ? Aerador ne pliera pas.
— Oh si, Adaline, tout ce maudit royaume pliera, pour son bien. N'avez-vous pas encore compris ? Céder à Mabel signifie survivre et les gens d'Aerador ne vivent que pour survivre. Ils seront prêts à tout pour que l'oppression s'amenuise.
En guise de réponse claire et concise, Adaline mime de cracher par terre et se renfrogne dans un mutisme obstiné. Steros hoche la tête par automatisme et déclare quelques secondes après :
— Je respecte votre choix. Je vous prie de respecter le mien, quand je ferai bientôt ce que je dois faire. Eh oui, vous avez touché du doigt ce qui ne va pas. Ne va pas du tout. Vous m'avez été confiée pour que je vous modèle en l'honneur de Mabel, pour que vous soyez fin prête pour elle le jour où elle vous réclamera et moi..., moi, j'ai échoué. J'ai oublié l'objectif principal en cours de parcours et je vous ai laissé m'échapper. Il faut que je résolve ce problème de toute urgence. Vous m'excuserez, je l'espère.
— Je n'entends pas vos foutaises, Madame. Je ne les saisis pas. Vos paroles sont du vent qui me passe au-dessus de la tête.
— Mes paroles sont un ouragan qui vous heurtera violemment.
— De toute manière, pourquoi Mabel me voudrait, moi ? Cela ne fait aucun sens. Je ne vaux pas plus que les autres Sentinelles, ou d'autres élèves de Yezajia, ou bien d'autres jeunes gens d'Aerador. Pourquoi moi ?
Voilà l'heure de Steros. L'instant pour lequel elle s'est préparée. Et Adaline ne s'en aperçoit pas. Elle s'enfonce un peu plus dans ce carnage sans fond.
— Me modeler ? En quoi vous ai-je été confiée ? Mes parents ont décidé de vous implorer à genoux pour me prendre dans cette école. Vous m'avez obligée à participer à des épreuves grotesques pour une enfant si jeune et j'ai montré ma valeur. Voilà pourquoi je suis là aujourd'hui. Accuseriez-vous mes parents de m'avoir tendue un piège plus de dix ans en arrière pour que j'atterrisse dans votre école et par la suite dans les griffes de Mabel ? C'est ridicule !
— Ce n'est pas ridicule si vos parents ne sont pas vos parents.
La révélation jette un vent tempétueux dans la petite pièce. Adaline se méfie et refuse sur le coup de se laisser empoisonner par de tels mensonges, mais Steros ne respire qu'une honnêteté désarmante. Elle se tient debout devant elle sans ciller et ne reflète pas de sadisme. Seulement une vérité affligeante.
— Ce n'est pas ridicule si une personne s'est immiscée dans votre esprit pour remplacer vos souvenirs un à un et vous convaincre que vos pathétiques parents actuels sont vos géniteurs. Un pur mensonge. Une chimère que la gamine en vous a embrassée volontiers, pour fuir la réalité. Un travail d'orfèvre que cette reconstruction de votre mémoire. Un travail formidable dont je me vanterai pour toujours et qui a beaucoup plu à Mabel.
Adaline ne pressent pas les larmes ravager son doux visage. Non pas que le choc la pousse à pleurer à nouveau, mais quelque chose se déverrouille dans son esprit, quelque chose d'ancien et d'étranger qui ouvre la brèche, qui martèle le barrage de ses véritables souvenirs enfouis dans un lointain ailleurs et qui remontent petit à petit aux mots de Steros.
— C'est vous le Coursier Rêveur, Adaline. C'est ce que Delarosa s'apprêtait sûrement à vous divulguer, avec la bénédiction de Wanda. Ne pensez pas qu'elle vous aurait tout dit pour vos beaux yeux ou pour vous épargner des peines, non. Elle était sur le point de vous contrôler. Ces chaînes autour de vous ne sont rien à côté de la prison dans laquelle Wanda vous aurait attaché. Un puits sans précédent. Elle vous aurait cloîtré dans une salle au Palais d'Argent, avec vos faux parents, avec ce crétin de Delarosa pour vous donner une sensation de liberté et de protection, mais, vous auriez été bridée, emprisonnée selon ses désirs. Vous n'auriez jamais pu voler de vos propres ailes. Ne me regardez pas avec ce mépris, Adaline. Je vous détacherai sous peu. Quand vous serez raisonnée.
— Je ne peux pas être le Coursier Rêveur, sale garce rabougrie !
L'éclat de fureur lui explose sur la langue sans qu'elle ne puisse le réprimer. Steros rit sombrement.
— Je ne peux pas. Le Coursier Rêveur doit être volontaire.
Les chaînes se resserrent sur son ventre et ses poignets, étouffant ses poumons et menaçant de séparer ses mains de ses bras.
— Oh mais vous étiez volontaire, Adaline. D'innombrables nuits depuis une dizaine d'années. J'ai peut-être échoué à vous modeler à son image, mais j'ai au moins fait de vous l'une des meilleures Sorcières de votre génération. J'aurais présagé que vous discerneriez la fatigue au petit matin, l'impression de ne pas avoir dormi, les cernes sous vos yeux, la lourdeur dans votre corps... J'ai fait en sorte que vous soyez volontaire. Coûte que coûte.
— Votre spécialité est les portails, crache Nox au bord d'un désespoir périlleux.
— C'est ce que vous avez tous présumés, tous les élèves et tout le peuple d'Aerador. Je ne sais pas trop pourquoi. Je n'ai jamais confirmé ou infirmé cette affirmation. Même Wanda n'y a vu que du feu. Je suis particulièrement douée à la création de portails, c'est vrai, mais je suis d'autant plus talentueuse en magie mentale. J'ai réussi à le dissimuler aux autres spécialistes de cette discipline. Il me semble que Manon Serphent s'en est doutée. J'ai envoyé quelqu'un lui régler son compte, mais elle a survécu. À cause de cet idiot de Delarosa. Il m'a causé des tas d'ennuis. J'aurais dû me débarrasser de lui, avant tout. Sachez, Adaline, que votre mère désapprouve grandement une quelconque union avec lui. Surtout depuis qu'il a tourné le dos à son père et l'a trahie sans remords.
Oh bon sang... Adaline pâlit d'un coup... Sa mère... Si elle est le Coursier Rêveur, cela veut dire... Non, impossible ! Impossible ! Elle renie cette idée absurde. Mabel ne peut être sa mère, elle ne peut être l'enfant d'un monstre pareil... Le père de Caedmon servait Mabel. Mabel sait pour l'empoisonnement de cette ordure. Mabel pourrait très bien s'attaquer à Caedmon... Manon... Elle n'a pas été battue presque à mort par ce niveau neuf pour le simple plaisir brutal. Elle a été condamnée à mort par Steros et Caedmon lui a sauvé la vie... Adaline a transmis des renseignements par dizaines à Mabel toutes ces années au travers de ses rêves, sans se souvenir, sans le vouloir. Oh bon sang... Elle est à deux doigts de s'évanouir, mais les chaînes la couperaient en morceaux si elle laissait le poids de son corps pendre au crochet. Elle n'a pas le choix que de rester éveillée et de s'empêcher de vomir. Son estomac proteste et se contracte durement. Elle est saisie de violents vertiges.
— Puisque nous sommes dans cette partie-là de la révélation, allons un peu plus en profondeur. Vous êtes née ici, en Aerador, si cela peut vous réconforter. Je crains que vous ne vous rappeliez jamais des premières années de votre vie. Je les ai tellement malmenés après tout. Vous aurez toujours une petite voix qui vous soufflera que des cases manquent, mais vous ne reconstituerez pas les trous. Mabel n'a pas exigé que vous soyez sous sa garde. Elle avait parfaitement conscience des lacunes de l'enseignement à Fedgarth. Elle a accordé à votre père le droit de vous garder jusqu'à ce qu'elle fasse appel à mes services, et c'est là que débuta une longue et solide collaboration entre nous trois.
— Mon père... Allez en Enfer ! J'aime mes parents de tout mon cœur. J'aime ma mère, Aloïcia. Et j'aime mon père et il s'appelle...!
— Je vais vous dire comment il s'appelle, cingle Steros.
Elle fait volte-face, le premier grand mouvement de sa part depuis le début de leur conversation, et elle ouvre un portail d'un revers de main. Un homme s'y glisse, étonné d'avoir été convoqué, et puis, il observe la pièce, voit le crochet, la fille pendue, les chaînes, la Directrice et il en déduit l'essentiel, soupirant fortement et secouant la tête à l'intention de Steros.
— Comment la traitez-vous, enfin ?
— Comme une gamine enhardie qui a crue pouvoir s'enfuir de son destin ! Je compte bien la dresser correctement avant de l'envoyer à Fedgarth. Mabel nous châtierait tous les deux si elle entendait les inepties de sa fille.
— Des inepties que vous n'avez pas pu taire et dompter.
Steros ne réplique rien, car elle se sait fautive. Adaline n'intervient pas. Elle dévisage et étudie en silence. Le plus déroutant ? Elle partage effectivement des traits physiques avec cet homme. L'amande de leurs yeux, la finesse de leur nez, l'arrondi de leur visage. Elle ignore avoir hérité du caractère impulsif et autoritaire de sa mère, de la noirceur dans ses orbes courroucés, le carré de ses épaules, la beauté et la grâce de son visage. D'où proviennent ses boucles brunes ? De son père, pour sûr, que le gris et le noir ont altéré à cause du temps. Elle n'a pas la moindre idée de qui il est, mais la Directrice s'acharne très vite sur elle et lui assène le coup fatal :
— J'ai l'honneur, Princesse impériale de Fedgarth, de vous présenter votre père. Le Conseiller royal, Aithan Vhisper, d'Aerador.
Douche froide. Elle n'a jamais rencontré cet homme, mais elle connaît sa réputation, ses actes.
— Impossible !
Son hurlement se répercute contre les murs de la pièce exiguë.
— Le véritable Aithan Vhisper est un homme loyal à la couronne, loyal à Wanda Creighton ! Il l'a pratiquement élevée. Vous mentez.
Aithan se masse le front en soupirant de nouveau, arborant une mine éreintée.
— À ce propos, c'est fait, dit-il à Steros. Elle est partie pour Fedgarth. Avec sa Cheffe des espions et cet empoisonneur qui, vivant au rang de sa spécialité, m'a bien empoisonné la vie ces derniers jours. Aucun ne reviendra vivant. Et toi, Adaline, tu monteras sur le trône d'Aerador, tandis que ta mère continuera de régner sur Fedgarth. Elle t'entraînera pour que tu atteignes l'immortalité. Mère et fille gouverneront pour l'éternité sur les terres étendues des Sorciers, et bla et bla. Puisque Mabel aime tant parler et séduire, je lui laisse la tâche de tout t'expliquer. Elle voudra le faire elle-même. Maintenant, finissons-en, Steros. Dans quelques heures, Adaline est attendue à Fedgarth. La Adaline que Mabel a réclamé, pas cette...enfant rebelle. Faites quelque chose.
S'il est réellement son père, il ne renvoie aucune sympathie, ni pitié à son égard. Il se moque de ses souffrances, de la chute vertigineuse dans laquelle ils l'ont propulsée, de la douleur qui se répand dans sa poitrine, les larmes et les cris qui menacent d'imploser. Mais, plus que tout, Adaline prédit sans peine ce que Steros a choisi. Elle pourrait parlementer et négocier en la faveur de l'Impératrice de la Nuit, mais il n'y a plus le temps pour de grands discours. Elle se prépare à fragmenter son âme pour la remodeler. Faire d'elle un pantin. Elle repense à tous les cours Sentinelles... Que les Dieux soient loués. Wanda veille sur elle et la préserve du mal même à distance.
— Ne te débats pas, Adaline chérie, marmonne Aithan. Tu souffrirais inutilement. Allez-y.
Steros dresse une main horrible dans sa direction. Immédiatement, elle se forge une barrière impénétrable et elle tient.
Elle tient.
Elle tient à chacun des assauts, à chaque tentative infructueuse de Steros. Du temps. Elle doit gagner du temps. Pour que Wanda l'emporte à la fin. Pour que Caedmon le retrouve d'une façon ou d'une autre. Jamais, elle ne perdra espoir. Jamais, elle ne baissera les bras. Adaline Vhisper, fille de Mabel, n'existe pas. Adaline Nox est Adaline Nox. Entre deux coups qui pourraient être fatals, elle s'égosille de toutes ses forces :
— Je suis Adaline Nox et nul ne pourra effacer dix ans de ma vie. Je suis Adaline Nox et je le resterai jusqu'à mon dernier souffle. Je suis Adaline Nox, je dédaigne le mal et bannis Mabel ou Aithan Vhisper de ma vie ! Je suis Adaline Nox et je ne crains aucun de vous ! Je suis Adaline Nox et j'ai foi en mes amis ! Je. Suis. Adaline. Nox.
Mais, ses cris se confondent en braillements de douleur. Malgré les apparences, Aithan détourne le regard. Voilà pourquoi il a insisté pour ne pas revoir sa fille en l'abandonnant aux mains de Steros.
— Je suis... Ada...Adaline Nox...
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