La Bataille de Fedgarth

Rune aurait volontiers fait rouler la tête décapitée de Mabel le long de sa tour, mais il s'avère que seuls les os demeurent. Agenouillé au chevet de sa cousine, il ne lâche son poignet qu'à la dernière seconde. Quand il ne sent plus son sang battre dans ses veines. Il regarde autour de lui. Hormis un Dante et une Dahlia inconsolables, ce traître d'Aithan Vhisper les observe à distance, loin du trône de Fedgarth, comme pour donner le message qu'il ne bousculera personne pour le réclamer. Ou du moins, pas pour lui. Leurs regards s'ancrent. Le plus âge sait exactement que sa vie est en sursis, les foudres du Seigneur des Wyverns pourrait le transpercer. 

Le constat le heurte de plein fouet à cette pensée. Ils ont tous les deux réussi. Les deux enfants d'Aerador. Il a rappelé dans le Grand Est les nobles créatures ailées qui ont toujours été liées à ses ancêtres et que Mabel avait chassées. Elle a convoqué les trois Morts, est devenue leur bras vengeur et a emporté l'Impératrice maléfique dans sa chute. Ils ont réussi. Ils ont réussi, alors pourquoi est-elle allongée au sol ? Sans pouls, sans vie. Son teint ne tardera pas à prendre des nuances grisâtres. Il ne peut pas l'accepter. Pas elle. Pas après ce qu'elle a eu le courage de faire pour eux. Le rugissement blessé de Dahlia résonne contre les murs de pierre et d'acier.

— Où est la justice là-dedans ? 

— Le faible ne peut gagner qu'au prix d'un immense sacrifice. Nous avons toujours su que Wanda n'était pas assez forte, ni elle, ni personne d'autre pour rivaliser avec Mabel.

Propulsée dans une rage sans nom, Dahlia délaisse enfin la main froide de sa meilleure amie, sa sauveuse, sa bienfaitrice, et bondit au col de Rune, un couteau sous sa gorge.

— Ne négliges pas ces années d'entraînement, ses années de guerre et de batailles ! Ne salis pas sa mémoire en prétextant qu'elle était si faible !

— Mais, elle l'était, souffle-t-il. Par rapport à Mabel. Je ne dis pas qu'elle était faible en comparaison au commun de notre race. Elle surpassait les plus puissants d'entre nous, mais comment combattre un monstre qui s'offre des traits de divinité ? Mabel s'est gorgée du sang de ses ennemis, à constamment siphonner leurs pouvoirs, elle apprenait à contrôler la nécromancie... Cela aurait été impossible de la vaincre à la loyale. 

Ainsi, Wanda a triché. Elle a contourné les règles du jeu et elle a directement rendu une visite à celles qui avaient érigées ces lois de prime abord. Les trois Morts l'avaient prévenue des conséquences et elle n'avait pas renoncé. Dahlia se laisse choir dans les bras de Rune. Tous les deux à genoux, il la maintient contre lui, sentant qu'elle est au bord d'un désespoir profond. Il est parfaitement au courant de ce que représentait sa cousine pour elle. L'ombre n'est qu'une ombre, après tout. Elle ignore comment vivre pour elle-même, sans recevoir chaque jour les directives de la Princesse, sans oeuvre pour elle dans la pénombre de la nuit. Elle est démunie et meurtrie. Il lui soumet donc une raison de perdurer.

Rune analyse la pièce et note les quelques armes jonchant le sol, abandonnés par les soldats carbonisés. Se contorsionnant dans une position des plus maladroites, il enfonce une lame dans les chaînes à ses poignets et pousse de toutes ses forces. Il s'en écorche l'intérieur de l'avant-bras, à deux doigts de se trancher une artère, mais il réussit. Sa magie libérée, il la détache à son tour et pivote vers Dante. Celui-ci n'a pas quitté le chevet de Wanda, immobile. Il a hissé sa nuque sur ses cuisses, une main dans ses cheveux noirs, l'autre sur son épaule. Il ne pleure plus. Cela ne servirait plus à rien. Le blond fait exploser le fer ; l'empoisonneur ne bronche pas. 

— Les Wyverns et les troupes d'Aerador qui ont pu traverser les portails se battent seuls contre les soldats et les créatures inférieures de Mabel. Allons les aider. Wanda a fait le plus gros du travail, finissons-en.

Dahlia acquiesce avec détermination, l'appel du sang sur ses traits sombres de fureur, la vengeance dans l'âme. Rune soupire, mais ne lui fait pas l'affront de commenter. Fais attention. Ne risque pas ta vie maintenant que c'est terminé. Les mots se meurent dans sa gorge. Il glisse à nouveau un coup d'œil vers Aithan. Il les écoute. Aucun doute qu'il songe à Yezajia, à Steros, à la fille de Mabel, la sienne. Il n'en revient pas d'avoir fréquenté de si près l'un des bras droits de l'Impératrice, l'un de ses parents, le père d'un de ses enfants, un traître immonde et répugnant. Seulement, il décide de ne rien faire. Une intuition lui souffle que Vhisper aura bientôt ce qu'il mérite, mais pas de lui. Il a d'autres chats à fouetter. En l'occurrence, Lycaons et démons sont ses priorités. Les Wyverns peuvent se charger des Géants. Ils le font très bien.

— Mes félicitations, Rune Wyvern...

La voix de Dahlia s'éteint en fixant une dernière fois le corps sans vie de son amie. Elle n'aura plus le courage de la regarder à nouveau, de retour en Aerador.

— En plus de Duc des Lacs d'Argent, Comte de l'Eau Retentissante, Vicomte du Lagon de Saracelle et Commandant des armées du nord, tu peux rajouter à tes titres Roi d'Aerador et probablement Empereur de Fedgarth, et Grand Seigneur des Wyverns. 

Un vertige le saisit. Il le met aussi bien sur le compte de son dos lacéré que de cette révélation. Il aurait dû l'anticiper.

— Qu'a fait Wanda ? 

— Elle a assuré les arrières de son royaume... Tiens, pour tes blessures...

Dahlia ramasse une cape dont le bas est déchiré, rongé par le feu noir des trois Morts, pour qu'il la passe sur ses épaules, recouvrant les coups de fouet qu'il soignera plus tard.

— Vous battrez-vous avec nous ? 

Le fait qu'il dévie volontairement et sans subtilité du sujet pourrait amuser Dahlia, dans d'autres circonstances. Elle parie qu'il n'avait aucun projet de monter sur le trône et qu'il a prié chaque jour depuis ses fiançailles pour que Wanda choisisse un mariage d'amour à lui. Il est un suiveur, les autres ordonnent, il obéit et cela lui a toujours convenu. Il détesterait régner, mais il détesterait encore plus bafouer les précautions de sa cousine et léguer le royaume à son Conseil de charognards. Dante redresse à peine la tête vers lui et répond dans un murmure las :

— Je ne sais pas. Partez en première. Je viendrai peut-être.

Rune opine du chef et pointe Wanda.

— Prenez soin d'elle jusqu'à ce que nous revenions.

Derechef, ce hochement affirmatif et lent qui dénote d'une perte totale de vitalité chez Dante Stein. Il a l'air décousu, désarticulé, une poupée de bois dont on aurait coupé les ficelles. Un royaume et un empire sans souverain, quel drame et pourtant, il ne songe qu'à la fragile femme sur ses cuisses qui sommeillent paisiblement. Et dire qu'il lui avait offert une mort douce et rapide. Elle a opté pour la souffrance jusqu'à la dernière seconde en recueillant le pouvoir des trois Morts en son sein. 

Il n'entend pas le Dahlia Noir s'élancer dans les couloirs sans un bruit, prête à massacrer le plus de soldats restants. Elle nettoiera le palais de la vermine et par la suite, elle sortira dans la plaine et répandra son courroux dans la cité. Uniquement ceux qui valent la mort impitoyable qu'elle réserve. De son côté, Rune, tout en s'approchant de l'immense fenêtre centrale, lance un sortilège explosif. Le verre vole en morceaux tranchants. Il saisit les ossements de Mabel et les jette, eux aussi. Certains mages ou nécromanciens paieraient chers pour les avoir. Ils seront confondus avec les cadavres de ses soldats, des os quelconques dans cette marée funèbre. 

Devant lui, dans les airs, un Wyvern colossal, créature ailée aux centaines d'écailles noires et brunes, aux deux pattes agrémentées de griffes acérées, aux longs crocs suintants de sang et de poison, se cale sur le flux du vent pour planter ses serres dans la roche. Le guerrier d'Aerador n'hésite pas une seconde. Il les a appelés ici, il est de la lignée de leurs chevaucheurs et gardiens, il ne les craint pas. Néanmoins, avec son dos en lambeaux, les mouvements pour grimper sur son dos lui réclament sueur et grondements souffrants. Il empoigne ses écailles tant bien que mal. Il se demande quel est son nom. Autrefois, il y a longtemps, sa famille les nommait lors de leur rite de sélection. Un jeune homme ou une jeune femme s'inclinait devant leur monture, qui l'aura désigné pour les guider au combat, et il la gratifiait par un nom auquel il réfléchissait parfois durant des semaines.

— Est-ce que cela signifie que tu acceptes de devenir ma monture ? Ou uniquement que tu acceptes de me porter pour aujourd'hui ? Je ne sais pas comment tout cela fonctionne, en réalité...

Son honnêteté plaît apparemment à la créature qui s'arque, basculant Rune dans le vide. Il se retient à la force de ses doigts et de ses cuisses, les serrant autour de son dos rugueux. Le Wyvern pousse un mugissement à en fendre l'air et décolle sur-le-champ sans lui laisser le temps de s'adapter. Contrairement à ce qu'il pensait, il n'est pas conduit en bas dans la plaine, ni dans un face à face contre un Géant. Non. Sa monture s'éloigne du palais de Fedgarth et prend de la hauteur. Plus haut que tout. Plus haut que la pointe de la tour. Plus haut que les montagnes du nord, non loin. Plus haut que les nuages. Ils passent au travers. Le garçon en lui comprend immédiatement ce qui se trame ; il contient sa respiration, bloquée dans ses joues, quand ils franchissent la brume pour voler dans une atmosphère bleue et ensoleillée, pure. Ils planent une minute, une heure, une éternité, il ne pourrait le dire. Lorsqu'ils redescendent, il est mû d'un besoin irrépressible de s'exclamer :

— Va, Sadrielet ! 

Une impulsion sûrement, celle d'un petit garçon qui y a longtemps réfléchi au cours de ses journées d'ennui et dans ses nuits remplies de rêves à l'honneur de ces créatures qui lui manquaient dans son cœur. Sadriel, court pour Sadrialet, le Protecteur du royaume, un nom neutre. Il se souciera plus tard de savoir s'il monte un mâle ou une femelle. Quoi qu'il ou elle soit, son Wyvern mugit une fois de plus et malgré toutes les ténèbres et la désolation qui se sont abattus sur lui dernièrement, malgré la mort de sa cousine, son dos déchiré, sa peine et sa colère, il sourit. Un sourire rayonnant, authentique et triomphant. Ensemble, ils retombent à pique, à une vitesse qui devrait l'effrayer, mais il a cela dans le sang. L'adrénaline. Le plaisir du vol. De ne faire qu'un avec sa monture. Cette dernière fonce sur un Géant qui n'a pas le loisir d'esquiver. Elle l'effleure et cela suffit à lui arracher un œil. 

Son Wyvern s'occupe de tout. Il ressent l'inexpérience de son chevaucheur et prend les devants. Ces créatures ont vécu longuement en exil, cela ne l'étonne pas qu'une hiérarchie et des lois se soient développées entre eux. Il mugit cette fois pour alerter ses compagnons. Par groupes de trois ou quatre, ils chargent les Géants qui veillent sur la cité. Ils se focalisent d'abord sur les plus massifs. D'autres, moins lourds et légèrement plus petits, se divertissent à terroriser le peuple de Fedgarth qui fuit dans un chaos monstrueux. Rune se rend compte avec effroi que Mabel les avait enchaînés par sa magie et en mourant, son emprise sur ces créatures s'est évaporée. 

— Sadriel ! Vite, plus bas !

Il dresse un doigt impérieux sur une famille, en guenilles, quelques affaires sous les bras, qui essaie de fuir par tous les moyens, braillant et se débattant, se faufilant entre les grandes jambes d'un Géant. Sa monture n'a pas besoin de tourner son museau écaillé pour se ruer sur leur cible, comme s'il avait lu dans ses pensées. Ce qui est probablement le cas, il suppose. Sadriel s'acharne violemment sur la créature inférieure, coups de croc, coups de griffes. Son poison se répand déjà en lui, si bien que cette chose immonde titube et finit par chavirer du côté d'une maison.

— Des gens s'y trouvent encore !

Sadriel réagit dans la seconde et pousse à deux reprises le Géant pour qu'il tombe finalement dans l'allée vide. Mais, déjà, leur attention est attirée plus loin. Une fillette s'égosille, le nom de ses parents à la bouche. Un Lycaon, de l'autre côté d'une rue, achève son repas sur un cadavre déchiqueté et tourne sa gueule dégoûtante sur elle.

— Dépose-moi, Sadriel.

Aussitôt ordonné, aussitôt fait. Rune se laisse chuter à terre et court dans la direction de la fillette. Il se penche, attrape le pommeau d'une épée à l'abandon et sprinte plus vite qu'il ne s'en jugeait capable. Le Lycaon est sur le point de la défigurer, elle en larmes et impuissante, prostrée contre le mur d'une maison. Il prend de l'élan et sans réfléchir à deux fois, tranche le corps de cette monstruosité d'un coup sec. La blondinette se recroqueville d'autant plus, mais il s'accroupit devant elle, en forçant un visage aimable et avenant.

— Où sont tes parents, petite ? 

Elle ne réplique pas, tremblante. 

— Je suis le Commandant des armées du nord d'Aerador. La tyran n'est plus. Fais-moi confiance. Où sont tes parents ? 

L'espoir renaît en tous deux ; elle parce qu'elle a trouvé un sauveur et lui parce qu'il s'aperçoit combien le peuple de Fedgarth s'est langui d'une aide inespérée. Elle lui tend sa petite main et montre une allée perpendiculaire. Sadriel surveille les environs du haut d'un toit. Vivement, il pivote et crache un feu dévastateur sur, il le présume, des soldats de Mabel. Leurs yeux se croisent – Sorcier et Wyvern – et un hochement de tête de sa part est assez pour véhiculer ses pensées. Qu'il reste dans les parages, qu'il le couvre du ciel, pendant qu'il combattra à terre. 

Il entrechoque sa nouvelle avec celles de nombreux soldats, ou lance des sortilèges par dizaines. En premier, une protection pour la fillette et lui. Un bouclier Onayre, comme les gens d'Aerador l'apprécie tant pour son efficacité. Une majorité se bat encore dans l'espoir de satisfaire leur Impératrice, pour la gloire de Mabel ou par un serment magique et inviolable. Qu'importe. Une partie, plus discrète, cependant, s'efforce de fuir la cité, redoutant ces portails qui se sont ouverts un peu partout et surtout les créatures ailées. Rune est tellement, tellement fier de ce qu'il a accompli et de ce que Wanda a accompli. Combien de nuits, enfants, lui a-t-il parlé des Wyverns, de son désir de réunir les Sorciers avec ces bêtes majestueuses ? Il aurait voulu que sa cousine rencontre Sadriel. De toute évidence, sa monture capte sa tristesse et mugit dans le ciel pour lui rappeler sa présence à ses côtés ; déjà, un lien indélébile s'est forgé entre eux. Il a perdu un membre de sa famille, une amie et une confidente, et la providence équilibre sa peine en mettant à son côté le Protecteur du royaume.

— Maman !

La fillette se sépare de lui pour les derniers pas, accourant dans les bras de sa mère. Elles se retrouvent en sécurité, derrière une ligne de soldats qui reconnaissent tous Rune comme leur Commandant. Et futur Roi. Cette idée lui donne la nausée. Il se réunit avec eux et leur réclame des informations sur ce qu'a prévu Wanda. La réponse résulte en ceci : pas grand-chose. Ils ont été prévenus à la dernière minute qu'il faudrait combattre sous peu, et à Fedgarth qui plus est. D'attendre les portails et de se dépêcher car elle ne tiendrait pas. Les Capitaines ont rapidement envoyé des missives à l'aide des spécialistes en communication et le Commandant des armées de l'Est, le seul Commandant à avoir marché dans les cendres de cette cité, a distribué tout un tas de conseils stratégiques, de directives aux autres haut-gradés, mais ils ne pouvaient pas faire mieux.

— Vous en faites déjà bien assez, rétorque-t-il. 

— Nous avons cru bon d'extraire les civils de la cité, Commandant.

Le Capitaine semble incertain, mais Rune balaie ses doutes.

— Bien sûr. Protégez les civils. Et diffusez la nouvelle que Mabel est morte, cela mettra du baume au cœur à nos soldats. 

Les hommes en question arborent tous des orbes pétillants. Plongés dans l'incertitude totale, ils ont obtempéré aux ordres sans être en mesure de déterminer la vraie utilité, le vrai rôle de cette bataille. Un coup d'épée dans l'eau ou un raz-de-marée ? Ils se ravissent que ce soit la seconde solution. 

— Commandant, serait-ce le produit d'une illusion très réaliste ou...?

Un soldat lève la tête vers les Wyverns. L'un d'eux vole droit sur eux, puis tournoie brusquement et crache ses flammes dans une rue tout près d'ici, devant lequel leurs hommes n'ont pas le temps d'alerter pour la venue des ennemis. Tous brûlés. Rune inspire à ce spectacle brutal et déclare :

— Si les Wyverns ne voient pas d'inconvénient à reprendre leur place parmi les Sorciers, je les accueillerai à bras ouverts. 

— Leur aide est plus que bienvenue.

— Pas seulement la leur.

Cette voix. Rune sursaute et se met sur la pointe de ses pieds pour distinguer le Dahlia Noir, sa démarche pressée et résolue, se frayant un chemin parmi les soldats et les civils jusqu'à lui. Elle s'arrête net, le jauge tour à tour avec Sadriel qui la fixe en retour avec défi. 

— Je vois que tu t'es fait un ami.

— Il semblerait. Je l'ai nommé Sadrielet. Apparemment, ce nom lui plaît.

Il y a tellement de choses à se dire, mais l'heure n'est pas venue. Après cette bataille, ils s'assoiront quelque part. Devant une pinte. Ils boiront et discuteront. Pour l'instant, elle le renseigne sur sa raison de son arrivée en trombe :

— Le Capitaine Chay m'a envoyée au Capitaine Tierney.

Celui-ci se redresse, alors qu'il replaçait la veste d'un garçon et l'encourageait à s'enfuir avec un groupe de son peuple vers les arches sud-est de la cité avec une compagnie de soldats prêt à les défendre jusqu'à ce qu'ils soient en sécurité. 

— Chay a stabilisé la situation au sud-ouest. Il aimerait savoir où vous en êtes, savoir s'il devrait dépêcher du renfort ici.

— Le désordre règne encore, mais l'on ne peut pas dire que les soldats de Mabel détiennent cette zone de la cité. Elle nous appartient. Il nous reste à traquer les créatures inférieures, et les ennemis encore vivants. Même si j'ai l'impression que les Wyverns se débrouillent très bien pour cela. 

Dahlia prend note de cela, se préparant à regagner le nord-ouest et le Capitaine Chay, quand un timbre rauque retentit derrière eux, dans un soulèvement de cendres. Sadriel s'agite, le feu dans la gorge.

— Je doute que les Wyverns à eux seuls vous aient débarrassés de vos ennemis.

— Non, ne le brûle pas ! grogne Dahlia au Wyvern.

Rune hausse un sourcil interloqué. Pourquoi une créature pareille serait-elle ici ? 

— Je présume que votre cousine n'a pu vous faire part de notre traité avant les avalanches. 

Rune se défie de ce rictus lascif, mais Dahlia lui agrippe fermement le bras et assure à voix haute pour que les soldats dans l'allée entendent :

— Il s'agit du Roi Soran du Havre Brumeux. Wanda a réquisitionné son aide au travers d'un traité signé récemment, pour que son espèce aide la nôtre dans le cas où Mabel ne meurt.

— Sa mort s'est répercutée même dans les murs du château de Curdingham, marmonne Soran. Celle de Wanda Creighton également. J'en suis navré.

La mort est un sujet délicat pour les Vampires. Ils la connaissent mieux que quiconque et elle leur est étrangère. Soran lui-même ignore s'il ressent vraiment de la compassion, ou s'il ne ressent rien du tout pour la mort de Wanda Creighton. 

— Quoi qu'il en soit, j'ai missionné une dizaine de mes Vampires partout à Fedgarth. Ce sera un bain de sang pour ceux qui refusent d'adhérer à la mort de Mabel. Résister équivaudra à une sentence irrévocable. J'ai bien précisé que le choix doit être suggéré et soumis en toute authenticité, sans duperie. J'ai conscience que vous autres mortels êtes à cheval sur les notions de justice et d'équité. Tous les gens de Fedgarth auront leur chance de jeter les armes. Dois-je poursuivre mon travail dans cette cité ou vous laisser régler les derniers détails ? 

Quelqu'un d'autre intervient subitement, faisant vibrer Sadriel sur son toit. Une Fée. Rune l'identifie sans peine. Elle a déjà servi de messager entre Wanda et lui auparavant. Vita. Elle volette dans sa traînée lumineuse bleutée, tout en légèreté et en pirouettes. Soran la toise à la manière d'un prédateur. Les Vampires aiment particulièrement leur sang, à la saveur de miel pour eux, mais son espèce a exigé un traité avec les siens encore et encore jusqu'à en obtenir un. Il ne peut pas la goûter sans risquer une guerre entre eux. 

— Nous sommes déjà sur le coup, clame Vita. Tout le nord de la cité est en proie à un mélange sordide de rébellions de la part du peuple, des brigands sans âme, et de combats sanglants entre votre armée et celle de Mabel. Nous prêtons main-forte aux Wyverns. Tout devrait rentrer dans l'ordre dans la prochaine heure.

Sadriel le confirme d'un souffle chaud. 

— Permettez que je me rajoute à ce petit mélange grotesque, susurre Soran. Puisque je me suis déplacé, autant remplir ma part du contrat jusqu'au bout.

Dans la seconde, Soran a disparu et Vita s'envole vers le nord de la cité. Derrière eux, les soldats du Capitaine Tierney ont fini de rassembler les civils pour les guider à l'écart. Rune balance des ordres à tout-va et chaque homme devant lui saisit parfaitement à quel genre d'hommes ils ont affaire. Même s'il prétexte être né pour servir dans l'armée, il est aussi un meneur et sa cousine l'a toujours crié haut et fort, sinon elle ne lui aurait pas confié autant de responsabilités, bien plus qu'un Commandant n'est censé recevoir. Dahlia attend un moment, elle l'observe reprendre en main ces quartiers, le futur Roi d'Aerador. Ses yeux se remplissent de larmes à l'idée que Wanda ne le verra jamais, et elle est soulagée que ce soit lui. Elle part vers le sud, pour faire le lien entre ici et Chay. 

Et une personne guette ces va-et-vient, cette bataille sanglante, ces flammes ardentes, les traînées magiques des Fées, les coups de vent du Vampire, les ailes écaillées, il guette tout cela du haut de la tour. Aithan Vhisper soupire lourdement. Il en déduit que sa fille ne réapparaîtra pas de sitôt et ne revendiquera pas le trône de Fedgarth, par miracle. Steros a donc échoué. Une fois de plus. Il ne s'en surprend guère. Dans son dos, Dante n'a pas bougé d'un pouce. Il est cloué à terre, ne sachant plus ce qu'il devrait accomplir. Adieu son existence méprisable auprès de Mabel, les empoisonnements, les tortures ; adieu sa vie rêvée auprès de Wanda. Jurera-t-il fidélité au nouveau Roi des Sorciers ? Mais que deviendra-t-il maintenant qu'il n'a plus d'utilité ? Il échangerait volontiers leur place, il se sacrifierait sans une once d'hésitation. Elle a des tas de hauts faits à entreprendre, des tas de succès, d'exploits, elle a un royaume à gouverner, elle possède des buts, des ambitions, des raisons d'être. Qu'est-il ? Il ne sait que manigancer et sauver sa peau. Ces derniers temps, il n'existait que pour assister à la chute de l'Impératrice de la Nuit. C'est arrivé, mais il ne le célèbre pas.

— Remets-toi, mon garçon ! le rabroue Aithan. Vous étiez attaché à elle à ce point ? Eh bien, vous auriez dû envisager l'évidence. C'est de votre faute si vous avez été trop aveuglé par vos propres sentiments. 

— Quelle évidence ? 

Malgré sa question, ses yeux brûlent d'un taisez-vous violent.

— Qu'elle s'apprêtait à mourir pour sa cause, voyons ! N'avez-vous pas déclaré et insinué vos sentiments à plusieurs occasions ? Et ne vous a-t-elle pas donné l'impression d'y être réceptive ? Pourquoi, par conséquent, n'a-t-elle jamais partagé ces sentiments ? Elle a pu le faire par des actions, ne serait-ce qu'en vous protégeant et en vous gardant auprès d'elle. Mais, jamais de vive voix. N'est-ce pas ? Vous auriez dû vous douter que quelque chose clochait ! Wanda était une femme vocale. Elle ne renonçait pas à déclamer son opinion et à n'en faire qu'à sa tête. Elle vous aurait sûrement cédé une place dans sa vie, si elle n'avait pas prévu cette comédie. Ne vous a-t-elle pas tenu à distance ? Repousser vos avances, bien qu'elle mourait d'envie de se pendre à votre cou ? Allons, mon garçon... Vous croyiez l'aimer, mais vous ne la comprenez même pas.

— Vous la compreniez, mais cela ne veut pas dire que vous l'aimiez, cingle Dante, de venin dans la bouche. Vous l'avez trahi tous les jours.

— Très honnêtement, oui. J'ai fait mon possible pour que nous en venions à ce jour où elle affronterait enfin Mabel. Sauf que Mabel devait la tuer. Pas lui permettre de mettre en oeuvre ses plans. Je présume que Mabel ne peut s'en prendre qu'à elle-même. Au lieu de jouer, ainsi qu'elle l'a toujours fait, elle aurait dû la tuer dès son entrée dans son palais et brûler son corps, au cas où. Je l'ai avertie. Je lui ai dit que Wanda paraissait sûre d'elle, sûre de sa victoire. En effet, elle vaincu. Mais, nous n'avions pas prédit un tel sacrifice... Lorsqu'elle a quémandé un baiser de vous, j'ai songé qu'elle narguait Mabel, la privant du bonheur de la tuer personnellement. Que pouvait-elle faire d'autres ? Eh bien...déjouer le sort avec l'aide de la Mort.

 — Et vous vous attendiez à quoi, Vhisper ? Avoir Mabel à vos pieds par le biais de votre enfant ? Mabel aurait drainé cette pauvre Adaline et en aurait fait un pantin. Quant à vous, je n'ai pas eu la sensation qu'elle vous montrait plus d'intérêt qu'à un autre, dans cette pièce. Elle vous aurait éjecté ou obligé à tomber dans l'oubli. On dirait bien que Wanda vous a épargné une fin sinistre.

— Mabel est-elle incapable d'amour ? 

— Était. 

Encore cette froideur propre à Dante, un timbre digne des plus grands glaciers du Nord. Aithan claque sa langue contre son palais en un mouvement rageur.

— Oui. Si vous voulez mon avis, oui, elle était absolument incapable d'amour. Rappelez-vous que j'ai couché avec elle un nombre incalculable de fois. Elle ne courait qu'après le bénéfice. Avec moi, avec ses jouets, c'était le plaisir charnel. Avec vous, et les pauvres fous qui l'avez engrossé, ce n'était qu'une histoire de descendance. Elle se moquait bien du père.

C'est alors qu'Aithan change de sujet du tout au tout.

— À votre avis, Wanda aurait-elle fait une bonne mère ? Elle resplendissait dans son rôle de Générale et je suis convaincu qu'elle aurait troqué sa couronne pour ce rang militaire, avec son cousin, sans regrets, si elle n'avait pas décidé d'assumer son rôle en tant que souveraine, en tant que celle qui devrait faire les sacrifices. Elle était parfaite. Vous en auriez été abasourdis, sa façon de hausser le ton sur les membres du Conseil, si vieux et expérimenté, mais elle leur tenait tête, bec et ongles, pour s'imposer et faire ses preuves. Or, une bonne mère ? Je me suis souvent posé la question. En tout cas, elle aurait été une épine dans la botte de son cousin, trop caractérielle pour se ranger derrière un époux. 

— Sérieusement..., souffle Dante, qu'est-ce qui ne va pas chez vous ? Vous avez feint de conseiller Wanda, laissez-moi vous fournir un conseil, en l'honneur de cette tendresse que Wanda vous portait malgré tout. Fichez le camp d'ici, et en vitesse. Ne vous approchez plus d'Adaline et de Yezajia, ne touchez jamais à votre fille et ne cherchez pas à lui adresser la parole.

Aithan s'étouffe d'un ricanement désabusé.

— Vous m'interdisez de rejoindre ma fille ?

— Vous n'avez guère été dérangé par l'éloignement toutes ces années. Elle ne vendrait pas ses réels parents pour vous, j'en suis sûr. Puisque Wanda ne peut plus la protéger, voilà bien un but qui me procurera une once de volonté de vivre.  

Toutefois, le rictus arrogant qu'il lui retourne agace profondément Dante, et cette simple provocation le fait sortir de ses gongs. Il dépose avec douceur Wanda sur le sol, glissant son manteau sous sa nuque, et il se redresse avec difficulté, les jambes engourdies.

— Vous savez quoi ? Je ne suis déjà plus de cet avis. Mabel haïssait mes sautes d'humeur, mes caprices. Je crains que vous n'en fassiez les frais aujourd'hui... Mabel arguait que mes pouvoirs d'empoisonneur, une spécialité si rare, avaient été transmis par la Mort elle-même, ou plutôt par les trois Morts. Je ne suis pas tout à fait d'accord, mais si Wanda a pu se constituer bras armé des trois Morts, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas poursuivre cette oeuvre. Aithan Vhisper, je vous maudis. Vous, et ce palais, vous et ses serviteurs, cette garce tyrannique et tous les fous qui la suivez, je vous maudis tous et vous renvoie en Enfer puisque vous êtes tellement pressés d'y séjourner. 

 — Réfléchissez bien, Stein, maugréé Aithan. Ma famille aura forcément des questions sur son identité, sur ce qu'elle est.

— Qu'elle vienne se plaindre à moi. Une petite voix me dit que je ne regretterais pas de l'avoir débarrassée de son ordure de père, et elle non plus.

Et il ne se contente pas d'expirer son poison. Bras tendus, il relâche une quantité aussi impressionnante que terrifiante de gaz mortel. Il se disperse en toute hâte dans le palais, dans chaque couloir, dans chaque dédale et si Dahlia n'a pas achevé tous les ennemis d'Aerador, ils sont morts à cette heure. Aithan se tient brusquement la gorge, s'étouffant et chancelant. Il se rattrape au mur, mais ce n'est pas suffisant. Dante fait en sorte que la douleur soit insurmontable et les suppliques s'ensuivent dans la foulée. Le traître pitoyable rampe, crache du sang et implore, non pas pour la vie car elle lui sera refusée, mais pour une mort miséricordieuse. 

Non. Hors de question. Il le scrute, en train d'agoniser. Sa trachée gonfle, ses poumons s'assèchent, il ne parvient plus à respirer, son sang bouillonne à l'intérieur de ses veines et il affiche une affreuse couleur écarlate, des sillons visqueux s'écoulent de ses orifices, bouche, nez, yeux, oreille, et seulement après une torture lente et cruelle, il s'effondre et l'empoisonneur chute à son tour, à côté de Wanda au moment où ses vapeurs toxiques taquinent le verre fragile et toute la structure explose, chaque fenêtre de chaque étage. Dante n'en a cure. Son poison ne peut tuer que ses ennemis. Qu'il s'échappe. Qu'il serpente dans la cité. Au moins, il sera utile à ceux qui se battent au-dehors.

— C'est injustice, Wanda. C'est injustice.

Dante est fatigué. Vraiment fatigué. Lassé. Et pourtant, en frôlant la joue de Wanda, il ne ressent plus la glace et la rigidité d'un cadavre. Sa peau est chaude, souple, délicate. Son cœur manque un battement. En moins d'une seconde, elle est de nouveau dans ses bras et il l'examine sous tous les angles, l'espoir, l'espoir scintillant dans ses yeux emplis de prières inespérées.

— Soulève-toi, Dame de la Mort, soulève-toi et vis, Wanda. Vis.  

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