Épilogue
Adaline marche sur les pas de sa mère, le ventre noué par le flot d'émotions qui la saisit. Les larmes aux yeux, elle fixe ce trône digne de l'Enfer sur lequel Mabel a régné durant des douzaines de décennies. Elle n'a pas eu l'occasion de se réunir avec ce monstre, pour lui dire quoi ? Qu'elle la haït ? Que Steros a échoué à la plier toutes ces années et qu'elle ne suivrait jamais ses doctrines ? Qu'elle resterait une Nox au fond d'elle, peu importe ses origines ? Elle a appris ce que Dante Stein avait fait subir à son père. Il lui a tout décrit. La douleur. Le sang partout. Elle en a été répugnée, bien sûr, mais... Mais, quand elle a vu Aithan Vhisper pour la première fois dans les catacombes de Yezajia, son indifférence à son égard, son désintérêt profond pour les tortures qu'elle s'apprêtait à subir, elle a décidé que cet homme ne serait qu'un tortionnaire et un traître de plus dans cette guerre, et qu'elle se moquerait bien de son sort, qu'elle espérerait même une mort à la hauteur de ses crimes. Il a eu ce qu'il méritait.
Un regard de plus sur ce trône ailé, et la nausée la rattrape. Elle titube et tourne les talons, prête à tirer un trait sur ces révélations dont elle n'avait pas besoin, cette origine qu'elle renie et dont elle ne veut plus entendre parler. Cependant, elle se heurte à un torse massif et lève des yeux de biche sur l'homme qu'elle reconnaît comme le Seigneur des Wyverns, et accessoirement le futur Roi de l'Empire réunifié de Fedgarth et Aerador.
Il la couve d'une attention toute particulière, depuis la seconde où il l'a aperçue, cachée derrière une certaine Manon Serphent au regard de braise. Rune, dès que la cité s'est stabilisée dans la cité mère de l'empire, s'est empressé de réclamer des rapports à tous les hauts gradés de sa désormais armée, dans tous les secteurs de l'Aerador, et il a fini par être mis au courant par Dahlia au sujet de cette jeune héritière de Mabel. Il ne l'a pas considéré un instant comme une menace pour la paix et cela s'est confirmé par sa tendance à le fuir, à se courber pour éviter de lui répondre, et surtout par la présence constante de ses amis autour d'elle. On aurait dit que c'était lui l'intrus dans la pièce, et non elle qui partage le sang de l'Impératrice vaincue. De nouveau, elle s'incline dans l'espoir d'esquiver la conversation.
— Je ne vous souhaite aucun mal, Dame Nox.
Elle sursaute à ce surnom. Il paraît que son sang pourrait encore lui jouer des tours. Rune et Dahlia l'ont amenée au Palais d'Argent, avec Caedmon.
— Vous la mettez en sécurité trop tard, avait-il grogné. Où est Wanda ?
Et là, ils avaient reçu l'affreuse nouvelle et Caedmon avait perdu toutes ses couleurs et son mordant, et Nox avait failli s'évanouir. Au Palais d'Argent, la rumeur s'est vite répandue. À cause des membres du Conseil. Rune a été obligé de les avertir. Après tout, elle représente une variable dangereuse. Non pas qu'elle serait capable de se retourner contre Aerador, mais d'autres adorateurs de Mabel pourrait l'utiliser à leur avantage. Ces ignobles scélérats ont pris un malin plaisir à faire courir des bruits dans tous les couloirs, de garde en garde, de serviteur en serviteur, pour lui faire passer un message : tout le monde sait qui elle est à présent, alors qu'elle se tienne tranquille ou elle le paiera cher.
— Je suis navré pour ce que le Conseil a fait. Ils...Ils ne me respectent pas encore, et je n'ai honnêtement pas l'étoffe de Wanda. Je ne pensais pas qu'il fallait préciser de taire l'information que je leur transmettais. Je pensais, naïf, qu'ils garderaient le secret. Pour vous protéger. Je pensais que c'était évident, acté, et que je n'avais pas besoin de donner un ordre. J'ai retenu ma leçon. Désolé.
La gorge sèche, Adaline acquiesce avec douceur. Elle ne parvient pas à craindre cet homme. De ses premières salutations à aujourd'hui, il a tout fait pour suivre l'exemple de Wanda Creighton. Un peu trop bien, d'ailleurs. Ou trop mal. Il se montre constamment aimable et bienveillant, choisit la sagesse et la prudence, et rejette l'impulsion et la précipitation. Il avance pas à pas dans le noir et il ne sait évidemment pas où il va. Il fonce dans des murs, se cogne et chancelle, mais il ne se laisse pas abattre et réessaie encore et encore, tel un cavalier sur une monture difficile sur laquelle il remonterait sans répit jusqu'à l'apprivoiser. C'est ce qu'il fait avec le Conseil, avec l'armée, avec ce changement drastique qui a opéré dans sa vie. La couronne est un animal terrorisé et sauvage qu'il tente de comprendre, de dompter, et pour cela, il imite sa cousine, ce dont il se souvient d'elle, sa façon de s'adresser aux Seigneurs, il réplique son quotidien, ses moindres faits et gestes, mais il n'est pas lui-même. N'importe qui s'en rendrait compte. Il a offert une place au Palais d'Argent à Nox, et à ses amis, parce qu'il prend la dette de leur souffrance sur ses épaules. Il a demandé comment ils s'étaient débarrassés de Steros. Son visage décomposé, lorsqu'elle a refusé de l'informer là-dessus et lorsque Caedmon lui a raconté quel genre de tortures elle avait subi, et comment ensemble ils étaient venus la libérer, puis avaient tué leur Directrice... Des êtres innocents forcés de commettre un meurtre, plusieurs mêmes, pour sauver leur peau, seuls. Rune a été impressionné et attristé.
— Je n'ai pas l'impression que vous vous sentez particulièrement à l'aise dans ce palais, ajoute-t-il en se raclant la gorge. Vous savez, vous n'êtes pas contrainte de dire oui à chacune de mes propositions. J'imagine que vous vous cherchez. Ce que Steros vous a fait. J'ai pensé que vous aimeriez découvrir cet endroit pour vous faire votre propre avis. Mais, j'ai mal pensé. Encore. De toute façon, Fedgarth a déjà beaucoup changé.
Elle s'en doute, oui. Tout Aerador a écouté des histoires sur ses vastes plaines froides et sans vie où les cendres remplacent la neige, et les cratères gelés tout au nord, et les déserts de glace et les pluies de sang. Une terre abandonnée de lumière. Or, le soleil brille et brûle l'horizon. Une première étape pour rendre cet endroit vivable et agréable. La terre brune a reconquis sa domination sur les déchets et la poussière. Cela ne signifie pas que le sol n'est plus stérile. Il nécessitera des années et des années, peut-être un siècle entier, pour soigner la faune et la flore de Fedgarth. Pour cultiver et chasser à nouveau. Sans parler de ce peuple qui a repoussé la magie et qui ne la maîtrise presque pas, se contentant du strict minimum, ce que leur corps ne peut pas restreindre. Mabel les a réduits à un état de faiblesse et de vulnérabilité extrêmes. Rune envisage de les aider à nourrir leurs pouvoirs, à les développer, mais le Conseil s'y oppose fermement. Elle perçoit encore leurs cris qui ont retentis dans tout le Palais d'Argent. Cela les répugne de donner à leurs ennemis de quoi se battre contre eux, mais il n'est plus le temps des batailles et des conflits. Le Grand Est s'unifiera ou tombera, il n'y a pas d'autres choix, pas d'autre guerre à laquelle ils pourraient survivre.
— Votre mémoire est toujours embrouillée, n'est-ce pas ?
Elle hoche lentement de la tête, se triturant les doigts. Une œillade par-dessus l'épaule de Rune pour s'assurer qu'ils sont en privé, et elle avoue :
— Il y a des nuits où je me réveille en étant convaincue de vivre pour trahir Aerador, pour venger ma...pour venger Mabel, et il me faut plusieurs minutes pour reprendre l'ascendant. Une nuit, je me suis approchée de la chambre de Caedmon, et j'ai... Je voulais le tuer. Par chance, je suis revenue à moi avant de passer le pas de sa porte, mais j'ai peur. J'ai vraiment peur de moi.
— J'ai consulté les mages. Il existe deux solutions. Soit vous patientez quelques mois de plus pour que les effets de la manipulation mentale disparaissent, soit ils peuvent tenter d'extraire définitivement vos faux souvenirs.
— Mais, cela comporte des risques, en déduit-elle.
— En effet. Votre esprit est affaibli. Tout pourrait s'effondrer si les mages y touchent si tôt.
— Alors, j'attendrai. Et je me tiendrai éloignée de mes amis.
— Ils comprendront. Même si je vous déconseille fortement de vous isoler.
Rune marque une pause. Elle s'aperçoit seulement à cet instant qu'il porte une tenue des plus officielles, avec des talonnettes et des épaulettes. Elle se rappelle de leur raison de parader dans ce palais immonde. Il a opté pour la délicatesse et la précaution. Avant d'être couronné en Aerador, il désire s'assurer la paix avec Fedgarth et a donc prévu un serment sang sur les marches de ce palais. La cérémonie devrait durer une poignée de minutes tout juste. Une affaire d'une dizaine de phrases compliquées, un discours et une pirouette pour réconforter le peuple de la tyran, leur promettre de prendre soin d'eux et les persuader d'accepter leur nouveau Roi. Enfin, Empereur en l'occurrence.
— Est-ce pour cette raison que vous déclinez, à plusieurs reprises, la suggestion de Caedmon Delarosa ?
Ses joues deviennent rouges d'embarras et elle bégaie :
— Comment le savez-vous ?
Rune ravale un gloussement amusé en se balançant une fois d'avant en arrière, une habitude qu'il a depuis l'enfance.
— Eh bien, il s'en est plaint. Caedmon présume que vous résistez à sa requête, parce que vous êtes trop gênée pour y adhérer et m'a donc demandé d'en discuter avec vous.
— En tant que Roi ?
— Oh non... En fait, je ne sais pas trop pourquoi je suis mêlé à votre histoire. Il insiste pour dormir dans votre chambre, ou l'inverse d'ailleurs, ou bien a quémandé qu'une mage veille sur vous pendant la nuit. Contrairement à ce que vous croyez, il vous entend. Pleurer et cauchemarder. Il s'inquiète beaucoup.
Et Nox a pertinemment conscience que Caedmon ne profite pas de cette occasion pour entrer dans son lit. Il l'a répété sans relâche. Qu'il dormirait par terre s'il le doit, sans drap ou sans oreiller, tant qu'il peut être là pour la réveiller et la consoler, sécher ses larmes. Il n'est pas faux d'affirmer qu'elle s'entête à cause de sa gêne. Sous les orbes de lynx de Rune Wyvern, elle panique et ne trouve pas meilleure réponse que ceci :
— Quant à vous, j'ai remarqué que vous fuyez avec soin Dahlia. Serait-ce parce que vous vous questionnez sur vos sentiments, ou sur la manière de vous déclarer ?
Provocation puérile, qui ne fait qu'augmenter les rougeurs sur ses joues. Rune pouffe d'abord avant de partir dans un ricanement attendri.
— C'est de bonne guerre, admet-il. Pour information, je ne fuis pas Dahlia. Nous nous fuyons mutuellement. Ensuite, oui, je me questionne sur mes sentiments. C'est évident. Je ne suis plus le Commandant ou le Duc, je ne suis plus le fiancé de Wanda Creighton. Je suis le, bientôt, Roi d'un Empire qui doit honorer la pureté du sang des Sorciers, ce qui me dirigerait probablement vers une noble d'Aerador, ou des Dames de Fedgarth si elles sont quelque part. Je n'en ai croisé aucune. Des Seigneurs, oui, mais je ne suis pas sûr que Mabel autorisait des Dames. Elles auraient pu lui faire de l'ombre, après tout. En toute franchise, ne vous demandez plus pourquoi le Conseil a voté pour que l'on vous attribue le titre de Haute Dame d'Aerador. Cela ne fait aucun doute qu'ils attendent de moi que je vous épouse à la seconde où vous serez diplômée de Yezajia, ce qui devrait arriver cette année au vu de votre niveau prodigieux.
Le rouge s'altère en un blanc cassant, et puis de l'écarte à nouveau, mais de courroux, cette fois. Rune ne peut la considérer comme une simple élève, comme une enfant. Elle a l'âge de se marier et d'enfanter, elle sera diplômée sous peu et son caractère aide pas mal à la vieillir de quelques années. En la voyant gérer la pression et les conséquences de la torture mentale, il s'est senti largement inférieur à elle, diminué par son courage. Et Sadriel lui a mugi dans les oreilles pour lui remémorer ce qu'il a accompli également. Bien évidemment que le Conseil meure d'envie qu'ils se marient. L'héritière de Fedgarth et l'héritier d'Aerador, cela tombe sous le sens. Mais, c'est hors de question.
— Je ne vous épouserai pas, ne vous inquiétez pas. Qui plus est, je m'efforcerai de contenir le Conseil et leur manie de vouloir utiliser votre sang pour leurs manigances. Vous n'aspirez pas à être la fille de Mabel, c'est noté.
— Vous... Merci. Vous êtes sur tous les fronts en ce moment, et c'est énormément de responsabilités. Pourtant, vous m'avez prise avec votre Cour aujourd'hui et vous êtes là à converser avec moi. J'en suis reconnaissante. J'ai une dette envers vous, pas l'inverse. En fait, Wanda a tenu ses engagements, ceux qu'elle a jurés à Caedmon avant de nous téléporter à Yezajia, en tuant Mabel. Elle m'a libérée de cette horreur. Elle a libéré tout le Grand Est. Vous n'avez pas à me choyer en son honneur.
— Mais, je le ferai. Parce que je saisis mieux que quiconque le poids de votre fardeau. Celui que vous porterez pour le restant de vos jours. Écoper d'une ascendance dont on ne veut pas. Vous demeurerez la fille d'Aerador, un point c'est tout. Et qu'ils aillent en Enfer ceux qui verront en vous l'enfant de Mabel.
— Et donc...qui songez-vous à épouser ?
Adaline est mortifiée par sa propre question, mais elle l'est d'autant plus que la conversation tourne autour d'elle. Rune hoche la tête par réflexe, lisant facilement dans son esprit, et il lui fait signe de le suivre, lui offrant son bras. Elle s'y accroche pour une raison très simple. Les serviteurs meurtris de Fedgarth. Les gardes aussi. Ils se méfient tous de ce nouvel Empereur et il fait son possible pour que sa Cour et lui renvoient la meilleure des images.
— Dahlia est apparue plusieurs fois dans ma liste, confie-t-il. Mais, je la connais tout juste. J'adorerais me rapprocher d'elle et savoir une bonne fois pour toutes si nous sommes compatibles. Si une véritable relation peut se construire. Je rêverais de faire d'elle mon alliée la plus précieuse, mon soutien à toute épreuve. Mais, elle ne s'ouvre pas. C'est difficile de la cerner. Ou de visualiser un futur avec elle. Mes sentiments ne pourraient être que le reflet de la luxure. Du désir, et rien de plus. Je voudrais tester ce que je ressens. Passer du temps avec elle. Si vous la croisez, n'hésitez pas à plaider en ma faveur, d'ailleurs. Je suis un idiot. Je pourrais la coincer et entamer cette grande discussion, mais...j'ai un peu peur qu'elle me chasse à grands coups de non, ou rêve toujours. Elle n'en est pas incapable. Si seulement, j'arrivais à percer sa carapace. Je sais qu'elle est généreuse et tendre à l'intérieur, faite d'un acier incassable à l'extérieure, caractérielle. Vous vous accordez très bien pour cela. Elle est terriblement ingénieuse et douée dans ses domaines. Elle s'instruit vite et s'adapte. D'une loyauté sans faille. Et surtout, je ne cache pas être complètement fou à chaque fois qu'elle fait couler le sang. Je ne sais pas trop. Elle est...désirable.
Il la conduit dans ces couloirs qu'il a longuement arpentés après la bataille.
— Vous la trouvez désirable quand elle tue des gens ?
— Eh, ne me jugez pas !
Contre toute attente, Adaline explose d'un rire cristallin. C'est la première fois qu'elle voit un homme si démuni et aux abois devant une femme implacable. Rune hoquette d'offense, mais finit par ricaner de sa bêtise... Ce qui les mène droit sur Dahlia. Et un Caedmon à l'aura des plus sombres. Tendu, il toise les bras entrelacés des deux et inspire profondément pour nier la jalousie qui commence à s'insinuer en lui. L'ombre ne bronche pas, impénétrable, mais elle a arqué un sourcil.
— Vous vous amusez bien tous les deux, marmonne-t-elle. La cérémonie débute dans quinze minutes. Tu lui as annoncé ?
Rune pivote alors vers la jeune femme et décrète :
— Le Conseil a appuyé l'importance de votre présence à cette cérémonie. Une comédie grotesque si vous voulez mon avis, à laquelle nous devrions nous prêter pour les satisfaire.
— Un présent vous attend là-dedans.
Dahlia désigne la porte qui est censée s'ouvrir sur sa chambre à Fedgarth, si elle désire séjourner ici. Adaline n'en a aucune envie et frissonne à l'idée de dormir dans ce palais. Néanmoins, elle se tient docile et entre dans la chambre, non sans un dernier regard sur Rune. Il s'évertue à attirer l'attention de l'ombre qui file déjà ailleurs. Le pauvre. Les salles ont toutes été vidées, nettoyées et réajustées pour avoir l'air moins lugubre. Il n'y a qu'un lit et une armoire. Sur le premier, elle distingue une boîte bleue avec une note posée sur le nœud.
Nous ne nous sommes jamais rencontrés et c'est mon premier envoi, mais pas le dernier. Il s'agit d'un cadeau de bienvenue dans le monde cruel de la Cour. J'espère que mes créations sauront vous apporter du réconfort durant les moments incertains. Frost.
Bien entendu qu'elle le connaît ! Adaline en oublie momentanément sa peine et sautille devant la boîte, en se mordillant la lèvre. Ne vivait-il pas dans le nord ? Bon sang, et dire que les avalanches auraient pu emporter le plus grand artiste de tout le Grand Est. Toutes ces vies qui ont péries ce jour-là. Comme il le lui conseille, elle se raccroche à sa note et refoule la mélancolie dans son cœur. À l'intérieur, elle soulève une robe splendide. Souple, en mousseline qui ruisselle sur ses épaules et diffuse de la chaleur sur ses membres frigorifiés. Couleur de blé sur ses bras, ambrée sur tout le buste et une traîne de miel. Tout l'inverse de la nuit et des ténèbres que Mabel symbolisait. Elle apprécie le sous-entendu que la tenue en elle-même comporte.
Quelqu'un toque à la porte. Une minute ! Elle ne réussit pas à attacher la ficelle dans son dos. Pestant, le battant s'entrouvre tout de même et Caedmon lui demande si tout va bien. Son juron lui répond et il ne tarde pas à se moquer en la voyant se débattre avec son nœud. Il a bien ri le jour où Rune l'a nommée Haute Dame d'Aerador. Le titre ne lui sied pas, et elle ne vivra pas selon les attentes du Conseil, cela est certain. Son chapelet d'insultes le prouve. Il se glisse dans son dos et gifle ses mains pour qu'elle le laisse faire. Il noue la robe aisément et la contemple à la dérobée.
— Si splendide, mais la bouche horriblement grossière. Ne l'ouvre pas devant le Conseil, tu les offusquerais à vie.
Elle se retourne, une moue apparente sur ses lèvres.
— Pourquoi fabriquer une robe à ce point complexe à enfiler ?
— Je suppose que toutes les robes des Hautes Dames d'Aerador sont complexes. Il faudra t'y habituer.
— Mais, je ne veux pas être une Haute Dame.
Elle prononce ce titre avec un ton exagéré et dramatique. Caedmon prend doucement son visage en coupe et la lueur dans son regard se transformer d'amusement à sensualité. Adaline en rougit une fois de plus et regarde tout dans la pièce vide, sauf lui.
— Tu es Adaline Nox, et c'est largement suffisant.
Elle jurerait que ses lèvres comblent la distance. Et quand elles se déposent sur les siennes, suaves et chaudes, quand il lui offre le baiser le plus passionné qui soit, quand son ventre s'enflamme et qu'elle l'enlace à son tour, quand sa langue vient la taquiner, elle perd tout son bon sens.
— Laisse-moi dormir dans ta chambre.
Cela a le don de la faire revenir à la réalité et elle le pousse d'un claquement au torse qui le fait rire.
— Tu joues sur ma faiblesse, c'est de la tricherie !
Toutefois, elle ne réussit pas à s'échapper. Il saisit ses hanches avant qu'elle n'ait pu partir, et la tire contre lui. L'étreinte la désarçonne. Il n'est plus question de la passion ardente de son baiser, mais d'un nuage de tendresse.
— Je sais ce que tu endures, Adaline. Tu ne pourras pas te dissimuler éternellement. Je te l'ai promis. De te rappeler autant de fois qu'il le faudra qui tu es. Je déteste que tu te réveilles toutes les nuits dans l'esprit chaotique d'une autre, d'une chimère maléfique. Je veux être là pour te ramener au présent, au réel. Je veux t'aider.
Elle n'a pas le temps de lui répondre ou de réfléchir, qu'un serviteur toque timidement à la porte. Il les jauge tous les deux et Caedmon ne s'écarterait pour rien au monde. Elle est au courant que des rumeurs sur son origine se propagent à Fedgarth également. Cet homme doit en être conscient, mais il ne commente pas et effectue sa mission, qui est de les hâter pour le début de la cérémonie. Avant de quitter cette pièce, il lit la vulnérabilité dans ses yeux. Elle ne rechignera plus longtemps à le tenir à distance. Elle cédera et demandera son aide pour l'ancrer dans le réel. Il sera là, présent, lorsqu'elle sera prête à diviser son fardeau.
Dans l'immense hall du palais, des militaires et des serviteurs sont regroupés tout autour de Rune Wyvern. Ceux qui de Fedgarth donnent des conseils sur comment plaire à ce peuple tyrannisé, ceux d'Aerador l'encouragent pour sa toute première apparition publique ici. Le peuple patiente au-dehors, indécis quant à ce nouvel Empereur qui sera sacré dans les jours à venir. Leur méfiance ne s'éteindra pas avant quelques décennies à faire ses preuves, voire jamais entièrement.
Leurs amis sont là. Manon ressent leur approche en première et tapote l'épaule de Seth. Les quatre virevoltent vers Adaline et Caedmon et se figent en des expressions ahuries à la vue de la jeune femme. C'est Peirth qui se fend le plus vite de nombreux compliments, et Kinai qui renchérit dans la foulée. Elle se colle inconsciemment contre le blond, très, très mal à l'aise de toute cette attention, et en plus, ils attisent la curiosité des personnes autour d'eux. La rousse les fait taire en un grondement.
— C'est toi la véritable étoile de ce jour, souffle Seth avec un clin d'œil. Jusqu'à présent, tu as porté deux robes cette année, soit plus que dans toute ta vie. Un miracle.
— Je me serais volontiers montrée en tunique et en bas aux gens de Fedgarth, mais comment renvoyer un présent de Frost ?
Kinai s'étouffe avec sa salive et Peirth s'exclame :
— Frost ? Le Frost ? Frost t'a fait cadeau d'une de ses créations ?
— Apparemment, il ne compte pas s'arrêter à celle-ci.
— Ma meilleure amie reçoit les créations de Frost ! Je ne vais jamais la fermer à ce sujet. Tout Yezajia saura qu'Adaline Nox a été choisie par Frost.
— Vous êtes bruyants, conclut Manon en un soupir excédé.
Une ombre fond sur eux et rajoute :
— Bruyants, et je m'interroge encore sur la raison de votre présence ici.
Kinai sourit avec toute son impudence au Dahlia Noir et riposte :
— Nous sommes les amis de la noble Dame Adaline Nox. Cela va de soi que nous l'escortions sur les traces de son passé renié.
Son timbre pompeux déplaît à Dahlia qui affiche une aura plus meurtrière que d'habitude.
— Depuis quand tu es ami avec Ada ? contre-attaque Peirth.
— Eh ! Je l'ai sauvée avec vous, pour votre gouverne !
— Et ? Cela efface-t-il toutes ces années de moquerie ?
— Non, mais...
— Assez ! tranche Manon. Adaline est attendue, alors bouclez-la.
En effet, à la seconde où Adaline fait un pas de côté, Dahlia l'arrache à la main ferme de Caedmon et l'entraîne jusqu'à Rune et sa suite.
— Ne parle pas, lui intime-t-il. Je m'occupe du discours ennuyeux.
— Et souris, complète Dahlia. Tu as un très beau sourire. Cela distraira le peuple de celui-là.
Elle désigne Rune et il fait mine de se vexer, mais elle s'est déjà retirée dans la pénombre d'un couloir. Il soupire et Adaline suit l'exact cheminement de pensées qui aboutit à un sourire confiant de sa part. Il met de côté le personnel pour endosser son rôle, et lui tend son bras. Ensemble, ils marchent sur les dalles parfaitement lisses et rénovées de Fedgarth, face à un attroupement qu'elle n'avait pas anticipé. Il semblerait que tous les citadins qui ont survécus de la bataille et bien d'autres ont rappliqué des quatre coins de l'empire, la plupart avec des allures de défiance ou de peur, recherchant les défauts en cet homme pour avoir une raison de le redouter. C'est pourquoi il se forge une expression dure et empathique, sévère et compréhensible. Un monarque tout simplement.
Adaline lâche son bras pour qu'il se poste entre deux Sorciers dont les mains dressées serviront à amplifier sa voix pour qu'elle s'élève dans toute la cité. La jeune femme ne voit pas où la foule s'arrête, elle remplit chaque rue, chaque allée. Ils sont tous venus pour leur Empereur et le voilà qui déclame son discours. Elle le confirme ; ses paroles sont des plus cérémonieuses et sûrement dictées par le Conseil, mais il ne peut s'empêcher d'ajouter des allusions, des promesses sincères, une part de son être, parce qu'il entreprend avant tout un pas vers eux et cela ne fonctionnerait pas sans authenticité. À la fin de ses longues tirades ponctuées de sourire charmeur, le peuple brutalisé s'est quelque peu décrispé et l'espoir renaît. Ils la scrutent sans répit tout du long et Rune ne la présentera jamais. Ces gens ont simplement besoin de l'apercevoir de temps à autre et si d'aventure, des rébellions éclosent, elle sera dégainée, telle une carte toujours dans sa manche. Elle n'aime pas cela du tout, mais elle entraperçoit ses excuses dans chacun de ses regards ; lui non plus n'a pas envie d'user d'elle, de son sang terni, mais il vaut mieux maintenir la paix par tous les moyens que de repartir dans une guerre futile.
Pour sceller ce serment, Rune empoigne l'épée à son côté et se tranche la paume, faisant couler son sang sur les marches de Fedgarth. Le peuple retient son souffle en harmonie devant l'homme qui leur ouvrira la voie vers la paix et la prospérité, ils l'espèrent. En guise de conclusion, un mugissement jaillit dans la plaine. Le cavalier observe sa monture avec calme ; tous deux sont des sujets d'admiration et d'appréhension, de toute beauté, et certains ici les ont vus se battre, Sorcier avec Wyvern, ce qui a écrasé les prémices de crainte parmi la foule. Sadriel, positionné non loin, sur la tour du palais.
— Que les jours de l'Empereur soient paisibles, que la paix règne dans tout l'Empire du Grand Est, que les Sorciers soient unis à jamais. Moi, gardien de ces promesses, bientôt votre Empereur, je jure sur mon sang et mon honneur de veiller sur mes sujets jusqu'à mon dernier souffle.
Sadriel redresse son poitrail et crache un feu brûlant qui illumine le ciel. Le peuple de Fedgarth tremble d'émerveillement.
— Ah, et Sadrielet, Protecteur et Seigneur des Wyverns, vous salue.
La flamme d'un lendemain meilleur.
Très loin, par-delà les frontières ouest, par-delà le Royaume des Faes et le Havre Brumeux des Vampires, une mystérieuse lettre surgit sur une petite table en bois. Il s'agit d'un morceau de papier sophistiqué, à l'écriture soignée et appliquée, celle d'un élève qui n'a pas tout à fait quitté les bancs de l'école. Un homme s'y penche et la lit, un sourire aux lèvres. Perdu dans des monts inexplorés par les Sorciers, à quelques collines du village humain le plus proche, là où les hommes chassent et les femmes préparent leur foyer pour le printemps à venir, il n'éprouve pas la distance avec le Grand Est, puisque ce type de missives arrive régulièrement, presque tous les jours, pour les tenir au courant des dernières nouvelles.
— De toute évidence, tu avais raison. Nox ne supporte pas la vie au Palais d'Argent, elle ne rêve que de retourner à Yezajia pour étudier. Je suis sûr que vous auriez été meilleures amies si tu t'étais impliquée avec les autres élèves.
— Elle est futée, travailleuse, rusée et amicale. Une épine dans le pied de Rune. Ou plutôt du Conseil.
— Le sacre s'est très bien déroulé et il s'avère que Fedgarth est enclin à s'agenouiller devant leur Empereur. Tout est bien qui finit bien.
Son rictus arrogant tire un gloussement à sa compagne.
— Ah oui ? Adaline Nox et ses amis sont traumatisés pour toujours, de la torture en ce qui la concerne et du meurtre de Steros pour les autres. Rune croule sous les responsabilités et doit me maudire à l'heure qu'il est, sans compter qu'il ne peut pas épouser la femme pour qui il a des sentiments parce que Dahlia est trop fière pour lui confesser les siens. Le Conseil est en crise et voudra absolument contrôler la moindre parcelle de Fedgarth dont la situation agricole est toujours en crise.
— Oui, mais ! raille-t-il. Deux points positifs. Premièrement, tu as laissé un guide très détaillé à Rune pour qu'il traverse cette épreuve sans trop se brûler. Deuxièmement, Caedmon nous renseigne avec soulagement qu'Adaline lui a enfin accordé une place dans son lit. Tu liras par toi-même. Il décrit sa joie pendant tout un paragraphe. Celui-ci ne pourrait pas être plus aveuglé par l'amour.
— Dit l'homme qui a délaissé toute sa vie pour m'accompagner dans ces montagnes d'humains.
Pour toute réponse, il abandonne la lettre sur la table et vient se joindre à elle sur le fauteuil devant l'âtre. Il se place derrière elle et enroule ses bras autour de son ventre, tandis qu'elle s'allonge à moitié sur son torse.
— Tu as tout sacrifié et en échange, tu as obtenu la vie. La simple vie, le droit de respirer à nouveau, sans pouvoir, ni magie d'aucune sorte. Et je devais poursuivre mon existence morne au Palais d'Argent à entendre les jacassements de Rune sur sa relation ridiculement chaotique avec Dahlia, parce que...? En plus, tu es ici. Pas là-bas. Alors, c'est ici que je veux être.
— Cela ne fait que quelques semaines, mais je n'ai pas la sensation de manque ou de regret. Elle me heurtera tôt ou tard, et je regarderai en arrière vers mon Aerador, mais, pour l'instant, je ne me lasse pas de tout ceci.
Et pour la conforter dans cette idée, il embrasse langoureusement sa nuque et elle lui sourit. Un quotidien basique, d'humains, constitué de chasse ou de marchandage pour se nourrir, ou de coups de pouce magique quand il fait pousser des légumes dans la neige d'un revers de main, et, sa partie préférée, les longues nuits sous la couverture, avec la femme qu'il aime contre lui. Il le sait tout autant qu'elle. Qu'un jour, oui, malheureusement, elle s'en lassera et les complots, les stratégies, l'action, tout cela lui manquera. La connaissant, elle serait capable de s'immiscer dans les conflits des villages et cités alentours, et il serait toujours là à ses côtés, quoi qu'elle décide.
Son unique remord ? Ne pas pouvoir se vanter de dormir dans les bras de la Dame de la Mort ? Les humains du coin n'y comprendraient rien.
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