Scène IV. Nous avons changé

                                                                                                 ↈ

Louirk.

Les premiers rayons de la journée filaient à travers les rideaux et finissaient leur course sur les cils blancs de Nalya. Il avait toujours trouvé ses cheveux étranges, aussi blancs que le givre. Elle ressemblait à une petite fée des glaces. Ils étaient tous les deux allongés dans leur lit. Louirk pouvait sentir son souffle chaud et régulier sur son visage. Elle s'était finalement endormie après quelques heures de lutte. Il avait drapé un de ses bras sur sa hanche, et sa main s'élevait à chacune de ses respirations. Il aurait voulu arrêter le temps et rester comme ça pour toujours. Peu à peu, le souffle de Nalya se fit moins profond, elle fronça les sourcils, avant que ses paupières ne papillonnent. Ses doux yeux gris se posèrent sur lui, avant que des étincelles de peur de remplissent ses pupilles. Il prit sa joue dans la paume de sa main, et caressa sa pommette avec son pouce. Il se redressa et l'embrassa sur le front pendant qu'elle fermait les yeux. Il se leva, prit sa canne, puis sortit de la chambre en lui jetant un dernier coup d'œil. Elle s'était recroquevillée sous la couette, cachée et immobile. Il ferma la porte et lâcha un soupir avant de se diriger dans la cuisine. Il s'arrêta un moment devant la cuisinière, avant de prendre une poêle et des œufs. Il allait lui faire des œufs brouillés et du lard. Elle avait toujours apprécié ça. La pièce commença à s'emplir d'une belle odeur, quand il entendit de petits pas dans la pièce d'à côté. Elle sortit deux assiettes, et ils s'installèrent à table, dans un silence de plomb. C'était un silence bien plus inconfortable qu'autrefois. Elle gardait les yeux baissés sur son assiette tout en triturant ses œufs. Elle avait les sclères rougies et ses pupilles brillaient d'une lueur douloureuse. Des tremblements quasi imperceptibles parcouraient ses lèvres. Elle avait l'air si petite et fragile dans cette fine robe de chambre en soie. Il avait gardé toutes ses affaires, il n'y avait pas touché. Il avait l'impression d'être revenu dix ans en arrière. Il imaginait le flot de pensées qui devait hanter son esprit, tout comme le sien. Il avait sur le bout de la langue une tonne de questions. Elle le devança d'une voix hésitante, en reposant sa fourchette sur la table, prête à se briser en mille morceaux.

— Est-ce qu'on a vraiment le droit ?

Louirk lâcha à son tour son couvert dans son assiette pour la regarder fixement. Elle avait toujours les yeux baissés, les mains sous la table.

— Le droit de quoi ?

Cette question dans sa bouche était tellement ridicule. Elle releva les yeux et plaqua ses deux fentes grises dans les siennes.

— Dix ans, Louirk. Est-ce qu'on peut faire comme si de rien n'était après dix ans ?

Son coeur se vrilla. Cette discussion était inévitable.

— Bien sûr qu'on peut, tu...

— Non, le coupa-t-elle, tu ne comprends pas.

Sa voix tremblait et elle commençait à être secouée de soubresauts.

— Tu ne comprends pas. Plus rien n'est comme avant.

— Nalya, nous...tenta-t-il.

Elle se leva d'un bond, renversa la chaise, les narines dilatés et les yeux grands ouverts, elle envoya valser d'un geste de la main les assiettes qui s'écrasèrent à l'autre bout de la pièce en des éclats de porcelaine, puis claqua ses paumes sur la table. Il eut un sursaut de recul, jamais il ne l'avait vue comme ça.

— Il n'y a plus de « nous », Louirk ! Dix ans sont passés ! Tu ne peux pas dire que rien n'a changé ! Tu es devenu un homme et je suis restée cette adolescente dans ce maudit corps ! Tu ne peux pas me retrouver comme ça et me dire que rien n'a changé ! Tout a changé ! Tu n'aurais jamais dû m'attendre ! Pourquoi tu n'as pas refait ta vie ?! Hein ?! Ah...

Elle respirait fort. Sa poitrine montait et descendait à un rythme frénétique. Des larmes dévalaient ses joues. Elle reniflait. Louirk se leva, mais put à peine amorcer un geste qu'elle recommençait.

— Comment peux-tu croire que tout est comme avant... gémit-elle en sanglotant.

Il inspira et ferma les yeux. Il était résolu à la garder près d'elle cette fois-ci.

— Oui, je le crois. Je t'ai attendu pendant dix ans et je refuse de te laisser partir maintenant que je t'ai retrouvée. Je t'aime plus que n'importe, plus que tout ce que tu peux imaginer, alors si tu crois que...

Le ton commençait à monter. Lui qui était si calme d'habitude, sentait la rage, lourde et douloureuse, monter dans sa poitrine.

— J'aurais dû mourir là-bas, tu m'entends ?! Si Michaël m'a envoyé là-bas, c'est bien pour que j'y reste ! Et tu crois que tout va s'arranger parce que je suis revenue ! Le Centre va juste revenir me tuer comme il aurait dû le faire il y a dix ans ! Ne fais pas l'ignorant, Michaël te l'a dit !

Elle était essoufflée, entre la colère qui bouillonnait dans ses yeux et les sanglots qui parcouraient son corps. Elle s'agrippa à la table en bois, prête à vaciller à tout moment. Elle tremblait et frissonnait. Le mouvement de ses yeux était désordonné et erratique, ils vrillaient de droite à gauche et de haut en bas sans aucune cohérence. Il se déplaça en diagonale et se dépêcha de la serrer dans ses bras avant qu'elle ne convulse en marmonnant des propos incompréhensibles. Il lui chuchotai sans cesse des « chut, chut, tout va bien... ». C'était un mensonge. Il savait bien que quelque chose était inhabituel et inquiétant. Personne ne se mettait à hurler comme ça, à pleurer et à s'effondrer de cette manière. Elle était atteinte de crises schizophréniques bien avant qu'elle ne disparaisse. Tout semblait s'être empiré depuis son retour. Il la tenait si fort contre elle qu'il avait peur de lui briser les os. Il la gardait enfermée dans ses bras tant qu'elle continuait à trembler et à hoqueter de la sorte. Il se demandait si les voix qu'elle avait l'habitude d'entendre étaient toujours présentes. Certainement. Après un dernier gémissement, ses yeux se révulsèrent à l'arrière de son crâne, puis son corps se relâcha, elle serait tombée à genoux au sol s'il ne l'avait pas rattrapée avant.

Il soupira en la ramenant sous les couvertures. Il plaça sa main devant sa bouche pour vérifier si elle respirait correctement. C'était le cas. Son souffle reprenait un cours normal même si elle fronçait toujours un peu les sourcils. Il ramena une chaise près du lit et s'installa avec un livre, en attendant qu'elle se réveille. C'était avant qu'on ne frappe à sa porte. Il ferma son livre d'un coup sec avant de se lever en grognant. Il poussa la porte de la chambre derrière lui, avant d'aller ouvrir. Il renifla en apercevant une nouvelle fois la silhouette de son Maître, toujours avec ce sourire carnassier au bout des lèvres.

— Bonjour à toi, mon cher apprenti.

Il n'était plus son apprenti depuis bien longtemps, mais bon. Il s'écarta pour le laisser entrer, puis ils s'installèrent au salon. Deux tasses de café fumantes étaient posées devant eux. Louirk attendait sagement que son Maître lui dise pour quelle raison il était venu.

— Tu dois avoir une idée de la raison de ma venue, dit-il en posant une petite boîte devant lui.

Non. Il n'en avait pas la moindre. Mais il avait une mince idée sur ce que contenait ce petit boîtier. Il se pencha en avant, puis appuya sur un bouton qui permit à la boîte de s'ouvrir dans un claquement. Un bague sertie d'une minuscule pierre bleue et une sorte d'oreillette étaient posées sur un coussin de velours. Des gadgets que chaque habitant d'Aria possédait, pour qu'on puisse surveiller chacun de leurs faits et gestes, surtout ceux qui travaillaient pour le Centre. Des traceurs biométriques, des détecteurs de mouvements et des enregistreurs soniques. Tout l'attirail pour un parfait contrôle de son personnel.

— Elle ne l'acceptera pas, lui dit Louirk, d'une voix aussi calme que possible.

— Ils ne lui laisseront pas le choix.

Un silence s'installa entre les deux hommes.

— Comment va-t-elle ?

— Mal.

— Il faut qu'elle se reprenne, sinon...

— Sinon quoi ? s'emporta Louirk.

— Ça sera la camisole et l'hôpital psychiatrique.

— Vous n'avez pas le droit.

— Nous avons tous les droits, elle est la propriété du Centre.

— Elle n'est pas votre objet.

— Tu te trompes, elle est notre arme la plus précieuse.

— Dont vous avez voulu vous débarrasser.

— Oui, mais elle est revenue. Prodigieusement, je dois dire.

— Vous êtes un salaud.

— Mais qui ne l'est pas ? lui répondit-il dans un sourire.

— Vous allez lui faire réintégrer le Centre ?

— Oui, elle rejoindra une horde après un entraînement.

— Elle n'est pas en état.

— Elle le sera.

Louirk serrait ses poings, ses ongles laissaient des traces dans ses paumes et ses phalanges blanchirent.

— Sinon elle mourra.

« Par vos mains », pensa-t-il.

Il avait eu une envie irrépressible de lui balancer ce café à la figure.

                                                                                                      †

Nalya

Elle se réveilla au son doux de pages qui se tournent. Louirk lisait un livre devant elle, assis sur une chaise, lunettes au bout du nez. Sa gorge était sèche, sa bouche pâteuse, ses yeux piquaient et ses membres étaient lourds de fatigue. Elle se redressa sur ses avant-bras avec un grognement brutal. Le mouvement attira l'attention de son mari. Elle baissa les yeux et fit tout pour ne pas le regarder. Elle était certaine que le bord de ses yeux s'était mis à rougir. Elle avait honte, après lui avoir parlé de cette façon. Elle entendit le livre se refermer.

— Regarde-moi, Nalya.

Elle aimait qu'il prononce son nom, mais elle refusait toujours de lever les yeux. Elle s'était énervée comme jamais. Elle s'était sentie prise par des forces qu'elle ne contrôlait pas. Elle s'était sentie humiliée et coupable.

— Plus rien n'est comme avant, répéta-t-elle.

Elle sentit le lit s'affaisser. Elle vit de grandes mains chaudes se poser sur les siennes.

— Tu as raison, lui répondit sa voix chaude. J'ai eu tort de te dire que rien n'avait changé.

Le silence s'installa pendant quelques instants.

— Mais nous pouvons tout réparer. A notre rythme. A ton rythme.

Elle hésita.

— Laisse-nous une chance.

Elle releva enfin les yeux et plongea dans des orbes de miel. Elle était de retour chez elle. Le seul endroit qui importait maintenant. Elle était rentrée.

Crois-tu ça ?

Le pauvre, il n'est pas au bout de ses peines.

Tu aurais dû rester dans les limbes.

La vie aurait été bien plus facile.

Tu ne sais pas qui nous sommes ?

Nous résidons dans ton corps voyons.

Il le découvrira tôt ou tard.

Il est bien naïf.

L'amour ne te sauvera pas.

Rien ne te sauvera.

La folie est en toi.

Elle n'attend qu'à se réveiller.

La folie est toi.

Tu es toute entière folie.

Pour tous tes péchés passés et à venir.

La folie est toi et te ronge.

Comme le fer qui meurt par sa propre rouille.

Nous sommes toi, tous et toutes folie. 

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