Scène III. Retrouvailles
℘
Jour premier,
Quand quelqu'un lira ces lignes, nous aurons alors tous disparus. Où, quand, comment, pourquoi ? Je ne le sais pas. Seul l'avenir nous le dira. Nous partons du central aujourd'hui. A la recherche d'un monde meilleur. Nous sommes vingt-six. Nous avons dit adieu. Adieu à nos maîtres, nos pères, nos mères, nos frères, nos sœurs. Parce qu'aucun de nous ne reviendra vivant. Pas entier du moins. Cassés, brisés, fêlés. Ou fous même.
Nous sommes la cohorte du Prana.
†
Les yeux qui brûlent. Le nez qui pique. Le souffle qui se bloque. La poitrine qui se serre face au cœur qui s'emporte. Le sang qui semble prêt à percer les veines. Et la magie tourbillonnante sur le point de faire imploser le corps.
Cela faisait bien longtemps que son corps n'avait pas subi un tel sort. Ce souvenir, pourtant si lointain et si proche en même temps, la ramena quelques siècles en arrière, à ce jour funeste. Celui de l'Apocalypse.
Sa gorge et ses poumons étaient encombrés et carbonisés par la fumée des flammes et les relents acides des corps putréfiés. Essoufflée, son regard se perdait sur les cadavres amoncelés, tandis que son esprit tentait d'oublier son corps souillé par le sang de ses victimes. Son épée était à terre, ensevelie par ce fleuve vermeil, portant sur son acier tranchant les âmes sans rédemption de toutes les vies qu'elle avait prises.
Leur volonté insatiable de pouvoir et de puissance allait les conduire à leur perte. Un endroit avait été créé pour eux, les pêcheurs. Ces hommes de science, dont l'arrogance et la vanité dépassaient l'inimaginable, avaient créé ce qui les détruirait.
Les limbes étaient nées. Ce lieu parallèle à la réalité, à mi-chemin entre la fin de la vie humaine et la mort définitive, où se mêlaient le rêve et le monde physique, la folie et la raison, mais aussi l'immortalité et l'éphémère.
Ce jour-là, qu'on avait appelé bien plus tard jour de l'Apocalypse, vit le réveil de cet endroit. Le cœur des limbes avait faim de pêcheurs. Le Pandémonium s'était réveillé. Et il était affamé.
Ce jour-là, ils avaient été punis.
Donnés en pâture au Pandémonium.
Tous les pensaient morts.
Mais pour combien de temps encore ?
— Tu es enfin réveillée, petite colombe.
Nalya renifla d'agacement. Petit oiseau, petit colombe, tous ces surnoms d'animaux commençaient à l'agacer. Elle avait l'impression d'être une petite créature fragile incapable de se protéger. Elle ouvrit les yeux en clignant ses paupières de manière frénétique, s'habituant peu à peu à la nouvelle luminosité, bien que guère différente du Pandémonium. Elle tenta de cacher un sursaut alors que ses pupilles furent attaquées par une forme accroupie en face d'elle, accompagnée d'un sourire qui lui hérissa les poils. Son maitre se tenait là, face à elle, baissé à sa hauteur, les mains dans le dos, et son chapeau haut-de-forme caractéristique qui cachait ses iris. Elle l'aimait et le respectait, mais quelque chose chez lui, sans qu'elle ne sût jamais quoi, la dérangeait et la mettait mal à l'aise. Elle était allongée sur le côté, dans ce qui semblait être une cellule exiguë, un bruit de fer tinta alors qu'elle essaya de bouger, les poignets et les chevilles liées par des menottes. La fraîcheur du métal garrotait sa peau, et l'humidité du sol se fraya un chemin au plus profond de ses os. Sa blessure au côté lui donnait l'impression d'avoir des centaines d'aiguilles enfoncées dans la peau. Chaque mouvement lançait son corps, comme s'il lui était devenu impossible de se mouvoir correctement.
— Peux-tu parler ?
Nalya renifla une nouvelle fois, tirant une grimace d'amusement à son maitre. Bien sûr qu'elle pouvait parler. C'était une stupide question. A cet instant, tout ce qui sortait de sa bouche l'énervait. Sa patience commençait à s'effriter. Qu'attendait-il pour la libérer ? Au lieu de la toiser de cette façon.
— Veux-tu que je te libère ?
Cette fois, ce fut un claquement de langue qui remplit la pièce. Une autre question absurde. Non, bien sûr que non. Elle allait rester ici jusqu'à la fin de ses jours, attendant que la moisissure ronge les pores de sa peau. Elle fronça si fort le nez qu'une ride apparut entre ses deux yeux.
— A votre avis ?
Un doux rire sortit de ses lèvres alors qu'il claqua des doigts. Ses menottes tombèrent au sol dans un fracas et elle se sentit soulever comme si elle n'était plus lourde qu'un coussin.
— Que faites-vous ?! s'agaça-t-elle en secouant des jambes. Je peux marcher toute seule !
— Non, lui répondit-il d'un ton calme et froid qui contrastait avec le sien. Ce serait trop embêtant si quelqu'un te reconnaissait.
Et alors ? se dit-elle. Elle n'avait tué personne à ce qu'elle sache. Peu importe que les gens la reconnaissent. La honte ne tue pas, comme on disait. Certes, elle était peu vêtue, mais ce n'était pas comme si c'était de son entière faute.
— Tu sais, ma petite colombe, dix années sont amplement suffisantes pour te déclarer morte.
Nalya s'arrêta de remuer d'un seul coup, comme si son corps avait été brutalement paralysé.
Dix ans ?
Comment ça, dix ans ?
Puis, cette phrase lui revint en mémoire.
« Tous les espace-temps convergent ».
Dix ans étaient passés.
Mais pour elle, rien n'avait changé.
La même voix qu'il y dix ans.
La même apparence qu'il y a dix ans.
La même taille qu'il y a dix ans.
Et le même âge qu'il y a dix ans.
Elle était la même.
Tout en étant totalement différente.
Elle était elle sans vraiment l'être.
Vide et entière.
Effrayée et indifférente.
Folle, folle.
Imbécile.
Imposteur.
Vide, vide.
Laisse-nous sortir.
Laisse-nous.
Pars. Va-t-en.
Laisse-nous ta place.
Personne, personne.
Tu n'es personne.
— Concentre-toi.
La voix dure de son Maître la ramena à la réalité. Elle était allongée sur le lit moelleux qui était autrefois le sien dans la demeure de son bienfaiteur. Nalya avait les mains croisées sur son ventre et fixait le plafond. Se concentrer. Plus facile qu'il n'y paraissait. Surtout quand toutes ces voix se superposaient dans son esprit. Elle eut un hoquet de surprise lorsqu'il enfonça un doigt dans son sternum.
— Concentre ton souffle en un point, sur ta blessure.
Elle essaya. Elle ferma les yeux, localisa la zone meurtrie et rassembla son souffle tandis qu'il appuya davantage entre ses côtes. L'amas de flux explosa. La douleur irradia. Elle dégagea la main de son Maître d'un mouvement brusque avant de se retourner et de tousse de tout son soûl. Son souffle lui brulait la gorge et les côtés.
— Bon, ça ira pour cette fois, dit-il en lui tapotant la tête. Tu as toujours eu talent effroyable pour la guérison.
Nalya grogna. Elle reprenait lentement son souffle. Elle lui tournait ostensiblement le dos, refusant de voir son sourire suffisant. Elle repensa à ce qu'il lui avait dit. Elle était apparue en pleine réunion du Central, ce n'était pas étonnant qu'ils aient voulu lui faire la peau. Elle se sentait lourde depuis son retour. Un poids sur le cœur et les poumons. Et elle ne savait pas où se trouvait Lyssa.
— Qu'as-tu vu là-bas ?
Nalya tressailla.
— Aucune idée.
Il lui pinça la hanche. Elle se retourna brusquement pour croiser son regard réprobateur. Elle baissa les yeux.
— Je crois que... je crois que je deviens folle. Tout ça ne peut pas être vrai.
Une main se posa dans ses cheveux, les caressant lentement.
— Détrompe-toi. Un jour, tu comprendras que rien n'est plus vrai que ce que tu as pu voir.
Elle devait l'accepter. Accepter l'inacceptable. Elle devait changer.
— Si elle t'est apparue, continua-t-il, c'est que d'une manière ou d'une autre, tu es la clé de toute cette histoire.
« Tu devrais retourner chez toi, lui avait dit son Maître, une surprise t'attends ».
Elle parcourait les allées marchandes en cette belle matinée, se rappelant de la première fois où elle avait parcouru ces échoppes avec Louirk. Des odeurs merveilleuses, si différentes de la moisissure des bidonvilles où ils avaient grandi. L'odeur exquise des petits pains sortant des fours, celle des algues qui s'échappait des étals des poissonniers, ou encore l'odeur grasse des porcs sur les broches. Ses pieds foulaient en rythme les dalles irrégulières, le doux soleil de fin d'été réchauffant l'atmosphère. Elle prenait son temps. Le temps de savourer la paix et son retour à l'air libre. Cela lui permettait aussi de retarder l'inévitable, bien qu'elle ne l'avouerait jamais. C'était long, dix ans. L'avait-il oubliée ? Peu importe, ne cessait-elle de se répéter. Elle aurait voulu s'en persuader. Au fond, elle espérait ardemment autre chose. Quelqu'un allait peut-être l'attendre quelque part. Peut-être qu'elle avait un endroit où endroit.
Ce n'est pas celui que tu crois.
Elle arriva devant son ancienne maison. C'était une petite habitation en bois, protégées par une rangée de buissons, d'où l'on pouvait apercevoir un beau jardin éclairé par le soleil. Son sourire s'estompe rapidement alors qu'elle atteignait les grilles qui menaient à l'allée principale. Ses pas se firent plus hésitants. Elle recula de deux pas. Il était là. Michaël était là. Ses poings bouillonnaient de rage. L'homme qui l'avait précipité dans ce gouffre infâme. Il était avec Louirk. Il avait osé se présenter devant lui. Elle se retourna d'un bond, lorsqu'il tourna la tête dans sa direction, et se cacha derrière la rangée de buissons, accroupie et silencieuse.
— Que voulez-vous, Michaël ?
Un sentiment étrange se fraya un chemin vers sa poitrine. La douce voix enfantine de Louirk était devenue plus grave et rauque. Elle avait l'impression qu'il était fatigué. Son petit accent commun aux bas-fonds était plus prononcé.
— Elle est revenue.
Un silence s'ensuivit, avant que Louirk ne réponde.
— Et vous ne semblez pas vraiment vous en réjouir.
— Ce que j'ai échoué à faire, le Central le fera.
Nalya haleta et se couvrit d'un instant la bouche de ses mains, avant de s'enfuir. Elle ne voulait pas en entendre davantage.
Souviens-toi Nalya, quand l'espoir disparaît , il ne reste plus rien.
Elle avait erré dans la ville toute la journée, sans but. Le vent soufflait ses cheveux et son visage. Les feuilles mortes virevoltaient de partout. Une grande rafale se produisit derrière elle.
— J'ai toujours détesté votre sens de l'humour, asséna Nalya d'une fine voix. Pourquoi ne m'avez-vous rien dit ?
— Tu dois prendre conscience de certaines choses Nalya, plus rien n'est comme avant, lui répondit-il alors qu'il lui tournait le dos. Tous tes repères, tous ceux que tu connaissais, tout ce que tu avais construit, tout a disparu. Tu vas devoir tout reconstruire.
Le voir était une chose, l'entendre était difficile à supporter. Son nez et ses yeux commençaient à la démanger. Sa gorge était prise en étau. Elle aurait préféré rester dans les limbes. Se transformer en fléau. Ne plus avoir conscience de rien.
— C'est tout ? demanda-t-elle, la voix fébrile.
— Oui, tout est entre tes mains maintenant.
Il disparut au moment où elle se retourna, les joues striées de larmes. La douleur se propageait dans tout son corps. L'air se rafraîchissait et ses larmes continuaient de couler. Elle aurait voulu qu'il pleuve, pour ne pas avoir à prendre conscience de son lamentable état. Elle tomba à genoux, le corps secoué de spasmes nerveux, le front plaqué contre le sol froid et les mains enfoncées dans la poussière. Des cris d'animaux sortaient de sa poitrine par soubresauts. Le peu de passants encore présents la dévisageaient, tantôt avec dédain, tantôt avec une curiosité malsaine. La rue se vida peu à peu de toute vie. Le vent glacial brûlait sa gorge et éraflait ses poumons. Sa poitrine lui faisait mal et ses yeux ne voyaient plus le monde, trop encombrés de ce fleuve salé. Son cœur se serrait. Sa gorge était prise en étau. Elle était de nouveau seule. Elle n'avait plus aucun endroit où rentrer. Plus personne ne l'attendait.
— Tu es rentrée.
Nalya reconnut cette voix rauque teintée d'un léger accent, ce bruit métallique qui accompagnait des pas. Elle lui tournait ostensiblement le dos, le corps encore pris de tremblements. Elle ne voulait pas le regarder, elle ne voulait pas qu'il la voit. Pas comme ça, avec ce corps d'enfant, recroquevillée au sol, misérable.
— S'il-te-plait, regarde-moi.
Les pas se rapprochèrent et la contournèrent. Elle avait désormais sous les yeux des souliers en cuir ciré. Elle repoussa la main qui lui était offerte, secouant la tête de droite à gauche, les bras en croix devant elle, en position de défense.
— Ne me touche pas ! Vas-t'en, je t'en prie...
Reste. Reste, s'il-te-plaît. Je n'ai plus personne.
— Non, je ne te laisserai pas partir cette fois.
Nalya sentit ses nerfs se tendre. Elle releva la tête d'un seul coup, les yeux rougis, les joues écarlates et avec de la morve coulant de son nez. C'était bien lui. C'était Louirk. Il avait énormément grandi, ses pommettes étaient davantage dessinées, mais il avait toujours ce regard de miel qu'elle aimait tant. Mais aujourd'hui, elle le maudissait. Ce regard triste et peiné. Cette pitié. Elle n'en voulait pas.
— Arrête ! Arrête de me regarder comme ça ! Je sais que je suis pitoyable ! Avec ce corps d'enfant ! Arrêtez de faire comme si vous en aviez quelque chose à faire ! Toi, le Maître, Michaël... Je veux partir... sauve-moi... je t'en supplie...
Ses dernières paroles s'étaient éteintes dans un sanglot avant qu'elle ne sente des bras réconfortants la serrer contre elle. Une main caressait doucement son dos tandis que l'autre s'était enfouie dans ses cheveux. Ils étaient silencieux, comme toujours. Le souffle chaud de Louirk l'apaisait et s'enroulait avec douceur autour de son cœur. Elle agrippa sa chemise de toutes ses maigres forces et laissa ses pleurs redoubler.
— Rentrons.
ↈ
Il avait ramené Nalya dans la petite maison qu'il partageait avec Ambroise. Elle dormait dans son lit, et ne comblait pas vouloir se réveiller. Il l'avait transportée sans grande difficulté. Il la trouvait bien trop fluette, même du point de vue de sa petite taille. Il était assis sur une chaise, plutôt avachi, lunettes au nez, livre dans les mains, et regardait sa poitrine monter et descendre dans un léger sifflement. Il n'avait pas quitté son chevet, toujours à la fixer, de peur qu'elle ne disparaisse une nouvelle fois. Il passa une main dans ses beaux cheveux blancs, appuyant doucement sur le plu apparu entre ses sourcils, à force de trop les froncer. Elle semblait préoccupée, et presque triste, même endormie. C'était une sensation étrange que de la voir encore dans son corps d'adolescente, alors que lui avait vieilli. Physiquement, rien n'avait changé, ou presque, peut-être avait-elle maigri. Elle semblait plus pâle que d'ordinaire. Pourtant, tout lui paraissait différent. Il le sentait. Il le ressentait. Il la sentait instable. Bien plus qu'auparavant. Il ne pouvait que deviner ce qui avait pu la mettre dans un tel état.
Un subit courant d'air froid se propagea dans la maison. Il se leva et quitta la chambre en soupirant. Il boitilla jusqu'au salon, sa canne faisant des cliquetis métalliques. Il arqua du sourcil en voyant son Maître au milieu du salon, ce dernier le salua d'un mouvement de chapeau. Louirk leva les yeux au ciel, désabusé.
— Vous êtes au courant que je ne vis pas seul ? Renifla-t-il.
— Tu l'as récupérée ?
Louirk pinça les lèvres, agacé qu'il parle d'elle comme d'un objet.
— Que lui avez-vous fait ?
Ce dernier se pencha vers lui, un sourire aux lèvres.
— Il fallait qu'elle prenne conscience de la vérité.
Louirk serra la poignée de sa canne jusqu'à ce que ses phalanges blanchissent et contracta les mâchoires.
— Tu le sais.
— Elle mérite mieux.
— Elle va intégrer le Centre, continua le Maître, il est plus que temps.
— Vous n'avez pas le droit !
Il soupira en remettant son chapeau.
— Ne t'emporte pas voyons. Tu le sais bien, pourtant. Elle n'est que l'instrument de forces qui nous dépassent, dit-il en s'évaporant.
Les yeux de Louirk bouillonnaient de rage.
Non.
Elle n'était pas un objet.
Elle ne le serait jamais.
℘
Jour dernier,
Les limbes ont été scellées. Le Pandémonium a été détruit. Nous l'avons fait. Le monde se reforme peu à peu. Les larmes coulent. Le rire s'intensifie. On m'acclame. On me célèbre. On me triomphe. Je suis rentré au Centre. Là où tout a commencé. Là où tout va se finir. Nous sommes les victorieux. Eux, morts. Moi, vivant. Des sacrifices héroïques dira-t-on. La vérité est tout autre. Je les ai tués. Tous. Sans exception. Je les ai jetés dans le Pandémonium. Là où leurs âmes ne renaîtront jamais.
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