Scène II. Le fantôme réapparu

Louirk venait de rentrer chez lui. Il ferma la porte à clé avant de pousser un long soupir. Des milliers de petites aiguilles semblaient traverser sa boîte crânienne de part en part. Il revenait d'une réunion avec le Conseil pour présenter le convertisseur énergétique sur lequel il travaillait avec Ambroise depuis des mois. C'était une réunion interminable. Tout ceci pour qu'on leur dise d'attendre encore un peu le temps que ce projet soit plus sûr. Il avait eu envie de crier de frustration. Il traversa son salon avant de se vautrer dans son fauteuil de bureau, là où il gardait toutes ses recherches personnelles. La fatigue commençait à avoir raison de lui. Marcher était de plus en plus difficile, même avec sa canne. Ses hanches le tiraillaient depuis quelques jours, et sa jambe droite faisait des siennes. S'ils ne pouvaient pas faire avancer les choses dans la seule ville connue pour ses innovations, alors qui pourrait le faire ? Agacé et épuisé, il balaya d'un seul coup de rage tout ce qui se trouvait sur son bureau, envoyant valser feuilles, matériel et ustensiles dans un retentissement de métal. Il se prit la tête entre les deux mains, attrapant des mèches de cheveux, le cœur battant et les yeux bouillonnants. Les mois passaient et rien n'était fait. Ils étaient déjà à la huitième lune de l'année.

La huitième lune. L'anniversaire de Nalya. La femme qu'il aimait. Si chère à ses yeux. Elle aurait pu avoir vingt-huit ans cette année. Comme lui. Dix ans qu'elle avait disparu. Tous s'en étaient étonnés, mais personne n'avait rien fait. A part leur Maître. Peut-être. Il ne savait pas réellement. Il s'absentait souvent. Elle lui manquait terriblement. C'était plus que ça, c'était un manque viscéral. Elle avait disparu au cours d'une mission. Elle n'était jamais revenu. Louirk avait été le seul à se morfondre. Le seul à attendre et à espérer.

Ils avaient grandi ensemble, à Wigston, les bas-fonds de la ville d'Aria. Ils s'étaient rencontrés là-bas. Lui était un enfant de Wigston. Nalya, elle, était apparue comme par magie un beau jour, et sa mère l'avait recueillie. C'était sa première amie. Elle l'avait soutenu dans toutes ses inventions. Elle adorait le voir construire des jouets. Quand sa mère était morte, quelqu'un de la surface les à découverts. Louirk est entré à l'académie des sciences, et Nalya est devenue maître du souffle. Deux chemins diamétralement opposés. Tout les opposait. Elle était agile et forte, lui ne pouvait même pas courir. Elle avait toujours eu le sang chaud et la réaction rapide, alors qu'il était calme et réfléchi. Elle l'avait toujours défendu peu importe la personne qui était en face, tandis qu'il n'avait jamais osé lever la voix. Mais ils étaient restés ensemble. Ils s'étaient mariés à dix-sept ans. C'était ridicule, mais quelque chose au fond d'eux les avait pressés. Ils s'apaisaient l'un l'autre. Louirk calmait les démons qui la dévoraient. Et Nalya rassurait ses plus sombres doutes. L'amour n'avait pas toujours été évident. Il était silencieux. Les gestes du quotidien le traduisaient. Pas de « je t'aime », jamais, mais des « bonne journée », « repose-toi », « as-tu déjeuné ? », des baisers sur le front au passage, des repas en tête-à-tête au coin de la cheminée. C'était ça leur vie. Ils avaient appris à s'aimer. Mais Nalya avait disparu. Ils s'étaient disputés un matin, avant qu'elle ne parte en furie au travail. Il s'inquiétait pour sa santé mentale, elle devenait de plus en plus instable au fil des jours. Elle lui avait parlé de voix qui s'entrechoquaient dans sa tête. Il s'était fait du souci pour elle. L'éclat de ses yeux se faisait fou, elle ne souriait plus, sauf dans ses accès de folie, quand des grimaces déformaient son joli visage. Elle n'avait pas supporté cette conversation. Elle avait crié qu'elle n'était pas folle, qu'il lui fallait juste du temps. Dix ans qu'il regrettait cette dispute. Dix ans qu'il regrettait de ne pas lui avoir souhaité une bonne journée ou un prend soin de toi. Dix ans qu'il espérait qu'elle soit toujours vivante.

Et peut-être que, quelque part, quelqu'un avait entendu sa prière.

Le jour fatidique arriva. Le jour où ils allaient enfin pouvoir présenter leur projet. Louirk était tétanisé. Il redoutait autant ce moment qu'il en était impatient. Ambroise, son partenaire, était là, tout fringuant dans ses beaux vêtements brillants, du haut de sa taille de géant et de ses muscles qui manquaient de faire éclater de peu la chemise qu'il portait.

— Tu as préparé un discours ?

Son associé lui répondit par un grognement tout en hochant la tête, les yeux fixés sur les membres du Central rassemblés autour d'une table en demi-cercle. C'était un grand soir. Ils allaient enfin présenter leur convertisseur d'énergie, quelque chose qui pourrait absorber la force du souffle des Maîtres pour la convertir en ressource utilisable. Ils avaient passé plusieurs années dessus. Aujourd'hui, rien n'était plus important pour eux.

— Tu m'accompagnes ? lui demanda Ambroise, les yeux remplis d'étoiles.

Louirk lâcha un rire rauque face à la figure innocente de son ami.

— Je ne pense pas, ma hanche me fait trop mal ce soir, dit-il en accompagnant ses paroles d'un geste de sa canne.

Cette canne qui lui permettait de se déplacer à peu près normalement, et qui en même temps le tuait de l'intérieur. Le destin semblait s'acharner. Tout lui rappelait sa vieille amie. Elle la lui avait offerte avant de se marier, quand elle avait décrété que le vieux bout de bois qu'il utilisait était devenu inadmissible. Il s'en souvenait comme si c'était hier.

— Ne viens pas te plaindre alors.

Louirk leva les yeux au ciel tandis qu'Ambroise se dirigeait sur l'estrade. Sept paires d'yeux se mirent à le fixer alors qu'il se positionnait derrière un pupitre. Ses pommettes étaient roses et ses mains étaient parcourues de tremblements nerveux. Un sourire en coin apparut d'autant plus vite sur son visage lorsqu'il entendit sa voix chevrotante sortir de ses lèvres. Toutefois, alors que son ami semblait emporté par l'euphorie générale, l'air s'alourdit soudainement. Sans qu'on puisse dire pourquoi, l'atmosphère s'était teintée d'orage, les lumières se mirent à clignoter comme si une coupure de courant était sur le point de se produire. Le public, devenu une grande masse sombre, se mua en cris et en mouvements de panique, tandis que chacun se bousculait pour sortir de là. Il eut un simple contact visuel avec Ambroise, avant que celui-ci ne revienne en vitesse vers lui.

— C'est quoi tout ça ? demanda-t-il, la voix affolée.

Il ne lui répondit pas. Il n'en savait rien. Une gigantesque crevasse noire s'ouvrit au-dessus de l'estrade, exactement comme un gouffre prêt à tout engloutir. Un long et puissant râle sortit peu de temps après, avant qu'une masse ne vienne s'écraser sur le plancher de bois. Louirk ouvrit grand les yeux alors que la masse revêtait peu à peu forme humaine, avec une longue chevelure noire tombant en cascade, et que des yeux aussi vert qu'une pierre de jade ne le fixent, le frappant de toute leur intensité. Louirk n'eut pas le temps de réagir que des soldats sortant de tous les côtés venaient encercler la nouvelle venue. Un lui plaqua la tête au sol, et deux autres lui bloquèrent les bras dans le dos. Elle ne bougeait plus. Elle ne semblait même plus respirer. Elle était inerte. Le sang coulait sur le bois.

Il ne réagit pas quand Ambroise l'emporta vers l'arrière. Il ne réagit pas quand il vit les gardes emmener la petite fille au loin. Il ne réagit pas au souvenir de ces pierres de jade. Et pourtant, il aurait dû réagir. Cela faisait trop longtemps qu'il attendait ça. Trop longtemps qu'il l'attendait.

Sa petite Nalya.

Elle était revenue d'entre les morts.

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