Scène I. Le Pandémonium

                                                                   « L'enfer est tout entier dans ce mot : solitude. »

                                                                                                                                   Victor Hugo


Un simple souvenir. Et rien d'autre. Une main sur la trachée. Une main qui la poussait. Une main qui l'enfonçait. Musclée, nerveuse et tremblante. Ou résolue. Elle n'en savait rien. Elle ne savait plus. Elle était tombée. Oui. Voilà. Elle était tombée. Il l'avait fait tomber dans ce trou noir. Cette mission l'avait épuisée. Elle avait été négligente. Toujours être aux aguets. Même s'il se connaissait depuis longtemps. Même s'ils avaient presque toujours travaillé ensemble. Elle s'était débattue, avait griffé et mordu. Elle avait mal au coeur, une boule coincée dans la gorge et les yeux débordant de larmes. Elle s'était sentie trahie. Elle pensa à Louirk. L'homme qu'elle aimait. L'homme avec lequel elle s'était mariée. Elle pensa à leur dispute. Elle ne lui avait pas dit bonsoir. Ils s'étaient quittés en froid. Elle le regrettait. Elle ne le verrait peut-être plus jamais. Elle était tombée. Elle était tombée pendant une éternité. Elle crut rester à tout jamais dans ce vide. Dans cette obscurité. Dans ces ténèbres. Elle atterrit lourdement, toutefois sans aucun bruit, et le derrière endolori. Ses yeux commençaient à s'habituer à cette pénombre. Elle se mit à genoux, puis eut un soudain mouvement de recul. Son coeur manqua de se déloger de sa poitrine. Son souffle s'accéléra et elle eut un hoquet de panique. Il n'y avait pas de sol. Pas de sol visible. C'était comme si elle marchait sur du vide. Non. Pas du vide. Plutôt de l'eau. Car chacun de ses mouvements provoquaient des ondes sous elle, comme lorsqu'on lance une pierre dans une rivière. De l'eau, oui. Mais de l'eau qui ne laisse aucune ni aucune sensation. Elle gelait la plante des pieds. Comme de la glace, alors. Ou du verre.

Nalya cligna plusieurs fois des yeux pour chasser les petits papillons de lumière qui lui obstruaient la vue. Elle releva la tête et parcourut de droite à gauche et de haut en bas ce qui l'entourait. Un violent frisson électrisa tout son corps, de ses orteils au sommet de sa tête, en passant par son échine. Un tout autre environnement s'offrait à elle. Des bouts de maisons détruites étaient éparpillées çà et là, tantôt s'enfonçant dans la mare, tantôt flottant comme si la gravité ne les affectait pas. Elle reprit peu à peu conscience de son propre corps. Ses muscles étaient tendus par l'effort. Elle redoutait déjà l'effet de l'acide lactique dans ses membres et les crampes à venir. Elle resta pétrifiée, trop désorientée pour agir.

L'apesanteur sembla se délier peu à peu. Peut-être était-ce l'effet du mal de tête qui la prenait, ou bien était-ce l'espace qui tanguait vraiment. Un bruit cristallin se fit entendre. Celui du verre qu'on brise. L'atmosphère se fissura. Des brisures éclatantes transperçaient par intermittences l'atmosphère. Tout explosa. Elle ferma les yeux et se recroquevilla par réflexe, les bras en croix protégeant sa tête. Elle les rouvrit après un temps de repos, seulement pour être aveuglée par une myriade de couleurs éblouissantes. Du rose, du jaune, du vert, du bleu, du violet, du blanc. Elle s'était une nouvelle fois écrasé au sol, dans un net vacarme. Son corps s'échoua lamentablement au sol. Elle était prostrée sur des dalles de carrelages froides, dans un pièce circulaire aux allures de bric-à-brac. Au fond, droit devant elle, se trouvait une alcôve menant sur une obscurité sans fin. Les murs de cette mystérieuse salle était longés de grandes étagères. Des poupées, des peluches, de la vaisselle, mais aussi des couteaux et des flacons étranges s'alignaient et se superposaient. Elle sursauta et se crispa quand les têtes des poupées commencèrent. Se mouvoir de façon erratique. Les cliquetis de porcelaine étaient insupportables. Des gémissements plaintifs stridents s'échappaient de tous les côtés. Nalya se recroquevilla à même le sol, les mains plaquées sur les oreilles, ne supportant plus cet enfer sans nom. La sang quitta son visage rendu déjà pâle par la traversée. Les sifflements aigus s'intensifièrent.

Un courant d'air traversa de part en part la pièce. Des bruits de pas. Le son de la peau moite agrippant le sol froid. Nalya n'osa pas se redresser. Elle inspira de grandes bouffées d'air pour tenter de calmer sa respiration et de la rendre silencieuse. Comme on le lui avait appris. Son rythme cardiaque ralentit. Elle voulait effacer sa présence. Idiote. Il aurait peut-être fallu que tu te caches avant ça. Sauf que la situation ne s'y prêtait pas. On l'avait déjà repérée. Elle n'était même pas cachée. Ses pensées fusaient. Se relever. Décocher un coup de tête. Esquiver. Sortir un poignard. Tuer. Elle était un maître du souffle. Elle pouvait le faire. Mais elle n'avait rien. Aucune arme. Aucune protection.

Depuis quand as-tu besoin d'une arme pour tuer ?

— Que fais-tu ici, petit oiseau ?

Nalya se redressa centimètre par centimètre, ôta ses mains de ses oreilles, les posa à plat sur le sol, déplia ses genoux, ancra ses pieds dans le sol, puis releva enfin les yeux. Une jeune fille la toisait, le visage pâle comme la mort. Ses yeux rouges sang dépourvus de pupilles la paralysèrent. Son souffle se bloqua dans sa poitrine. L'enfant devant elle la trasperçait de ses iris écarlates avec un sourire doux qui glaçait le coeur plus qu'il ne l'apaisait.

— Que fais-tu ici, petit oiseau ?

Et une nouvelle fois, Nalya ne put répondre. Elle fut d'autant plus incapable lorsque la jeune fille s'agenouilla à son niveau et lui releva le menton de ses doigts fins et noueux. Les veines bleues transperçaient la peau transparente et se frayaient un chemin autour des articulations saillantes. Elle trouvait ces mains fascinantes.

— T'es-tu égarée ?

Nalya déglutit avec peine, sa salive descendit lentement sa gorge, une boule persistance y était logée.

— Veux-tu que je t'aide ?

Nalya respirait de plus en plus fort. Ses narines se dilataient. Ses dents martyrisaient sa lèvre inférieure.

— Tu seras ma plus grande aide.

La jeune fille rapprocha son visage, assez près pour que leurs lèvres se touchent. Nalya pouvait sentir son souffle, aussi glacial que le givre. Rien de tout cela n'était normal. Cette fille n'était pas humaine.

Et toi, alors ?

— Exauceras-tu mon vœu le plus cher ?

La créature se rapprocha d'elle, son souffle gelé se mêla au sien avant qu'elle ne ressente de vives décharges électriques dans tout le corps, et qu'un rideau d'obscurité n'obscrucisse sa vision.

Le cycle recommençait. Nalya était réapparu dans cet endroit sombre jonché de maisons en ruine. Les ondes s'agitaient sous elle. Un flux troublé fit trembler le sol. Une étrange créature aux creux et à la bave dégoulinante fonçait sur elle. Elle en avait déjà vu. Elle les avait déjà combattu. Des créatures qui aspiraient le souffle de leurs victimes avant de les transformer en poussières. Elle prit appui sur son pied droit placé en arrière, les genoux légèrement fléchis, puis ferma les yeux. Elle inspira à fond, remplit ses poumons, essayant de réguler au mieux son souffle dans ce lieu qui semblait le perturber. Elle relâcha d'un coup tout l'air accumulé et fit exploser une onde de choc au niveau de la plante de ses pieds avant que des colonnes de vent noir ne viennent perforer le monstre. Il fallait qu'elle sorte de là. Elle le sentait. Elle le ressentait. Au plus profond de ses entrailles. Son flux était beaucoup trop instable. Il circulait dans tous les sens dans son corps. Il ne respectait plus aucune logique. Il se faisait erratique et violent. Et tout ceci allait croissant à mesure qu'elle restait ici.

— Tu es donc revenue.

Nalya cligna des yeux. Elle ne s'attendait pas à croiser quelqu'un. Cet endroit semblait stérile. Un homme se trouvait assis sur l'un des murs détruits, les jambes croisées et le visage rieur. Revenue ? Que voulait-il dire ? Cet endroit ne lui était pas familier. Elle ignorait tout de cette dimension.

Ou presque.

— Des siècles qu'elle t'attendait, tu le sais, n'est-ce pas ?

Nalya se contenta de le fixer, les lèvres résolument closes. Elle ne devait pas le perdre de vue.

— Tu n'es pas très bavarde dis donc. Serais-tu muette ? Peu probable. Mais dis-moi, que cherches-tu alors ?

Elle plissa les yeux en deux fentes grises et se prépara à reculer. Un demi-pas suffirait. Elle avait une excellente portée en détente sèche.

— T'enfuir ne servirait à rien, lit-il dans ses pensées en ricanant.

— Où sommes-nous ?

Il fallait qu'elle le divertisse, ou elle ne s'en sortirait jamais. Il la scruta et haussa les sourcils tandis que ses lèvres se courbèrent. Ses yeux se fendirent en un sourire, à mi-chemin entre le doute et l'amusement.

— Oh, alors comme ça tu ne t'en souviens pas ? Après tout, ça fait bien longtemps que tu n'as pas mis les pieds ici. Tu es au cœur même des limbes, le Pandémonium. Là où tous les espace-temps convergent. Rien n'a de sens ici. Es âmes errent et deviennent monstres. Les souffles se dilatent et se transforment. Rien ne nous échappe.

— Qui êtes-vous ?

— Je suis toi.

Cette homme était fou. Rien de ce qui pouvait sortir de sa bouche n'avait de sens. Elle ne devait pas s'approcher. Ni l'écouter. Ni le regarder.

— Qui êtes-vous ? répéta Nalya, la voix qui trahissait sa nervosité.

— Elle t'a transmis mon souffle. Je suis donc toi. Du moins, en partie.

C'était faux. Cela ne pouvait qu'être faux. Le souffle était même de leurs âmes, l'essence même de leur vie. Il ne pouvait être transmis sans mourir. Le souffle ne se transmettait pas. Il était ce qui leur donnait chair et âme. Il leur donnait consistance. Il faisait circuler la vie dans leur corps. Il alimentait leur flux.

— Tu ne me crois pas. C'est dommage. Nous sommes liés à présent, que tu le veuilles ou non. Nous sommes tous liés. Elle nous a liés. Et tu vas devoir l'accepter si tu veux pouvoir sortir d'ici.

— Sinon quoi ?

Il baissa des yeux condescendants sur sa petite forme.

— Tu deviendras aussi monstrueuse que la créature que tu viens de tuer.

Un cri de terreur résonna. L'atmosphère autour d'eux trembla. Le sol frémit avant de les engloutir. Le cycle recommençait. Nalya s'écrasa de tout son long sur une surface gelée. Elle était revenue dans cette chambre étrange et colorée. Une décharge lui vrilla la tête. Sa vue tourna. Elle sentit son estomac se retourner. Elle avait la nausée. L'homme mystérieux l'accompagnait toujours, bien ancré sur ses deux pieds, le regard fixé droit devant lui. La jeune qu'elle avait croisée auparavant leur faisait face, les yeux écarquillés. Son corps était parcouru de spasmes. Ses tremblements ne cessaient pas. Un blizzard s'effondra sur eux tandis que le souffle de la jeune fille s'accéléra, et que celui de Nalya et de l'homme ralentirent. Un autre cri se brisa autour d'eux.

— Lyssa ! Sors d'ici tout de suite ! C'est ma chambre ! Elle est à moi ! Cette fille est à moi ! Rien qu'à moi ! Tu m'entends ?!

Lyssa. C'était donc le nom de cet homme. Un nom familier qui roulait agréablement sur la langue.

— Hel... c'est impossible et tu le sais. Cette gamine va mourir si elle reste avec toi.

Prononcée par un autre, cette phrase aurait pu être remplie d'inquiétude ou d'empathie, mais seul de l'amusement suintait de sa voix.

— Tu mens ! Tais-toi ! Tais-toi j'ai dit !

Hel commença à hurler et à pleurer de toutes ses forces. C'était presque animal. Sans attendre, Lyssa commença à se jeter sur elle. Il sortit un poignard de nulle part et fondit dans sa direction. Elle ressemblait à une enfant malheureuse et désespérée. Nalya avait l'impression de se revoir dix ans en arrière. Son corps bougea de lui-même. Elle s'interposa entre eux. Le poignard transperça son côté droit alors qu'elle fixait Lyssa avec détermination. La douleur jaillit. Mais elle l'ignora. Elle tenta.

— Tu n'as pas le droit ! s'époumona-t-elle.

— Bien sûr que si !

— Ce n'est qu'une enfant !

Elle agrippa le poignard enfoncé dans sa chair et le retira d'un geste, avec un sifflement d'air. Elle commençait à s'essouffler.

— Tout est de sa faute ! Elle a détruit le monde ! Tout est en ruine par sa faute ! Le monde est en ruine à cause d'elle ! Tout ce qu'elle approche meurt !

Nalya tomba à genoux et s'accrocha à ses chevilles. C'était n'importe quoi. C'était une gamine. Elle n'avait rien fait. Elle sentit Lyssa frémir. C'était la fin. Elle allait mourir.

— Mille ans que j'attends de tuer cette sale peste ! Tu ne m'arrêteras pas !

Nalya ne comprenait plus, n'y arrivait plus. Elle se retourna avec peine vers Hel. Ses yeux étaient toujours rouges et de la morve coulait de son nez.

— Menea ! Tu n'as pas le droit ! Ne m'abandonne pas ! Sauve-moi ! Je t'en supplie !

Elle est la clé de ce que tu as toujours cherché.

Elle sentit Lyssa s'accroupir et lui prendre le menton entre ses doigts calleux. Il posa ses lèvres sur les siennes. Elle pouvait sentir son souffle se mêler au sien. Tout son corps fut secoué, comme si un orage se débattait à l'intérieur de son être. Son sang s'agitait. Ses oreilles se bouchèrent. Elle n'entendit pas ses paroles, elle sentit uniquement ses lèvres bouger contre sa peau. Elle était absorbée par ses yeux rouges flamboyants. Un rouge comme elle n'en avait jamais vu. Attirée et effrayée, voilà ce qu'elle était.

Le sol s'ouvrit sous ses pieds. Et la lumière l'inonda.

Le jeune homme avait disparu.

Elle put voir une dernière fois Hel hurler de tout son soûl.

L'air se fendit.

— Nalya... pas Menea... poussa-t-elle dans une dernière expiration. 

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