21 | La fin du périple - troisième partie
Elle venait de relever le menton. Relever la tête. Elle arborait désormais un air fier et plein de défi. Jouait-elle encore la comédie ? C'est ce que je crus au début, car Aquila – son père – ne se laissa pas démonter par sa réponse acerbe : les commissures de ses lèvres s'étirèrent légèrement, mais pas en un sourire. Son expression faciale venait de changer, mais il était impossible de s'y méprendre : ce n'était pas un sourire. C'était plutôt à mi-chemin entre un rictus de cruauté et une grimace cruelle. Et le rire qui s'en échappa n'était pas un rire : c'étaient plusieurs inspirations saccadées, mises les unes à côté des autres pour imiter ce qui était, selon Rabelais, le propre de l'Homme. Mais la vérité, c'était que la haine qui dévorait le visage du dictateur des terres d'Eques semblait l'avoir totalement dépouillé de son humanité.
— Voyons, mon enfant, cesse donc de jouer le rôle que je t'ai enjoint de jouer il y a de ça plusieurs mois, et rejoins-moi.
Je secouai la tête. Une exclamation s'échappa de la bouche sèche du l'homme.
— Oh, vous n'étiez donc pas au courant de qui elle était ? Cela ne fait que montrer à quel point vous n'avez aucune confiance les uns envers les autres. Non, ne secoue pas la tête, enjoignit-il à Élios. Tu sais, au fond de toi, que tu as tort. Mais tu te mens tellement à toi-même que tu as fini par y croire. Au fond, vous n'êtes rien, vous êtes comme les autres. La seule chose qui vous différencie de ceux qui savent rester à leur place, c'est votre arrogance. Vous vous créez de grandes causes, vous les défendez avec de grands mots poétiquement pathétiques, et la seule chose que vous refusez de vous avouer, c'est que vous n'y croyez même pas. Vous faites semblant. Vous ne faites ça que pour oublier votre propre médiocrité. Vous essayez de vous distinguer en faisant cela ; mais vous êtes ordinaires, terriblement ordinaires. Vous ne savez rien à rien. Vous ne savez pas à quel point le pouvoir est quelque chose de grandiose. En termes de pouvoir, la fin justifie les moyens. La faim, aussi. Et moi, j'ai faim de la grandeur du pouvoir. Allons, mon enfant, rejoins-moi.
Aquila tendit son bras, offrant sa main grande ouverte à celle qui était, à l'entendre parler, sa fille.
— Non.
Un seul mot. Un seul mot et toutes mes certitudes volèrent en éclats, comme un envol de papillon. Comme une bombe. Une bombe verbale que la Colombe venait de balancer sans laisser la place à d'autres mots.
Aquila se raidit instantanément, si tant est que sa posture puisse se raidir plus qu'elle ne l'était déjà.
— Tu discutes mes ordres ?
— Non, tu crois ?
Depuis le début, je retenais mon souffle, mais, pour la première fois depuis plusieurs minutes, je m'autorisai à relâcher la pression qui pesait sur mes poumons. L'insolence de la Colombe allait-elle nous perdre ? Nous faire plonger dans les profondeurs abyssales alors que nous avions mis tant de temps avant de réussir à sortir nos têtes de l'eau ? Heureusement pour nous, avant qu'Aquila ne puisse rouvrir la bouche pour répondre à l'affront qui lui était fait par son propre sang, la Colombe enchaîna sur un monologue qui avait l'air à la fois totalement improvisé et sorti du cœur, et à la fois répété des milliers de fois.
— Je ne discute pas tes ordres : je les rejette. T'es adulé par le peuple parce que considéré comme un héros de guerre, et personne ne voit que tu ne fais que reproduire des schémas de destruction. Ta paranoïa t'a poussé à considérer, à raison, comme une menace l'existence de groupes de rebelles, et t'as décidé de m'y envoyer sous une fausse identité pour m'y intégrer et les détruire de la manière la plus grandiose possible : en piétinant leur espoir après l'avoir poussé à son paroxysme. Mais tu sais quoi ? Tu sais quoi ?
Ses yeux étaient grands ouverts, et elle se dressait de toute sa hauteur devant le dictateur, le défiant maintenant ostensiblement. Je n'arrivais toujours pas à intervenir, à bouger, à parler : la sidération jouait toujours sur mes nerfs.
— Je suis arrivée dans la Guilde des Bannis de Gladius avec l'idée de m'y intégrer pour découvrir leur planque et leur fonctionnement, de découvrir la manière de penser de ses membres pour trouver des arguments contre, puis les faire massacrer par les soldats. C'est ce que j'ai fait. Tout.
L'attaque était donc de son entière faute ? Attendez. Stop. C'était trop pour moi. Qui était véritablement la Colombe ? Même au fil de son récit, je ne parvenais plus à la cerner.
— Mais après avoir livré et condamné la Guilde à mort, on a fait une soirée. Et c'est là que j'ai commencé à comprendre, à tenter de réfléchir par moi-même, à voir l'énorme mensonge que ton existence représente. Mais c'était impossible de défaire les révélations que j'avais faite aux soldats, pas vrai ? Et quand ils sont arrivés pour tout détruire, la barbarie de cet acte m'a brisée. Alors oui, j'ai dû faire semblant d'être encore de ton côté quand des gardes m'ont attrapée et emprisonnée. Mais j'ai compris. Je ne suis pas d'accord sur tout ce que la Guilde défendait, et encore heureux, parce que j'ai encore du chemin à faire, parce qu'un monde où tout le monde a les mêmes opinions, ce serait ennuyeux. Sécurisant, mais ennuyeux. Oui, asséna-t-elle lorsqu'Aquila entrouvrit ses lèvres qu'il avait pincé, j'ai ouvert les yeux quand tu voulais que je les ferme. Alors merci, je suppose ? Sans toi, je n'aurais pas pu devenir celle que je suis aujourd'hui. Je n'aurais jamais pu réfléchir par moi-même, je n'aurais jamais pu être en possibilité de me rebeller parce qu'emprisonnée dans de la propagande. Alors, oui : merci. Ne trouves-tu pas la situation ironique ?
La Colombe, amère, avait jeté tous ces mots au visage d'Aquila comme des manifestants des pavés. Elle tremblait presque lorsque ses mots se firent decrescendo puis attente d'une réplique tranchante ou mortelle : elle venait de renverser le monde et de mettre à nu toute une histoire de conspirations, d'escobarderies, de boniments et d'éveil. Je ne savais plus si je pouvais lui faire confiance : elle nous avait détruits et anéantis. Et maintenant elle était des nôtres. Mais à quel moment pouvions-nous la croire ? J'étais perdue, comme un funambule qui déambule dans des ténèbres et des lieux inconnus avec un bandeau sur les yeux. Le silence se fit cruauté.
— En t'entendant, il n'y qu'une émotion qui se manifeste : du dépit. Mais suis-je surpris ? J'ai appris à ne pas l'être. Quand on est un dirigeant, on ne peut se faire confiance qu'à soi-même, pas même à ses enfants. Tu ne fais que me donner raison.
Les paroles du dictateur virent frapper la Colombe en pleine poitrine, et, le temps d'un instant, elle fut incapable de répliquer.
— Votre vie doit être bien triste, dans ce cas. Il doit être source de haine de refuser d'aimer en échange du contrôle total de millions d'âmes transformées en zombies, non ? Je comprends mieux. Tout ça n'est qu'un cercle vicieux que la paranoïa alimente, pas vrai ?
C'était Lou qui avait pris la suite et prononcé ces mots. Habillé·e de longues manches, d'un haut élaboré et chargé de mille couleurs – l'une de ses tenues de drag, apprendrais-je plus tard –, iel détonnait dans cette pièce rigide et monochrome.
— Et qui es-tu pour t'adresser à moi ? répliqua vivement Aquila, plein de dédain.
— Je m'appelle Lou. Et je suis un être humain : c'est bien suffisant pour adresser la parole à un autre être humain. Vous ne m'intimidez pas.
Qu'avait-iel à gagner à provoquer Aquila de cette manière ? Avait-iel une idée derrière la tête ? Je commençai à prendre peur, avant de comprendre : ce n'était que pour nous faire gagner du temps. Pour laisser le temps à trois éclats d'étoile de se préparer après le choc de s'être fait attraper sans pouvoir agir immédiatement. Je baissai la tête vers mes deux voisins : Aries et Élios se tenaient la main, doigts entrelacés. Les deux avaient enlevé leurs manches et protections : il ne tenait plus qu'à moi d'y coller mon poignet pour pulvériser le monstre qui se tenait devant nous. Je pris une grande inspiration, fermant les yeux sans trop m'agiter pour ne pas effleurer le garde qui se tenait juste derrière moi.
Puis je les rouvris.
— Vous savez, j'aurais aimé que cette discussion s'éternise : vous êtes quelqu'un de tellement aimable, de tellement ouvert ! m'exclamai-je.
Aries et Élios se redressèrent, concentrés. Tous mes amis avaient compris que c'était le signal. Que bientôt, la puissance d'une étoile serait libérée. La suite, les quelques secondes qui précédèrent l'explosion de l'univers, je la vécus au ralenti.
— Malheureusement, je pense qu'il est temps que cette immense mascarade cesse. La soif de pouvoir, vous en faites une overdose. Ne vous rappelez-vous pas que c'est ce qui a causé l'apocalypse ? L'amnésie vous aurait-elle touchée ? Il faut que tout cela s'arrête, et maintenant.
Sans réfléchir, j'attrapai les deux poignets de mes amis pour y coller le mien : l'effet fut immédiat.
Le temps se cassa en des milliards de petits morceaux et le monde tangua. Tout s'immobilisa et je ne vis bientôt que des ténèbres. Puis l'espace se rembobina avec une explosion de silence et tout trembla dans un grondement assourdissant : les épaisses vitres de la pièce explosèrent, le sol dansa et les murs se mirent à vrombir avant que des fissures n'apparaissent dans la pierre : des éclairs multicolores surgirent de chacun des trois éclats d'étoiles et je dus fermer les yeux pour ne pas me laisser éblouir par ma lumière.
Au plus profond de moi, je ressentis une déchirure, comme si, à l'instar de ce monde, ma couverture s'effaçait pour laisser place à ma véritable forme.
Je n'eus qu'une pensée : je sentais au plus profond de moi l'éveil du monde et de tous les esprits des terres d'Eques. On avait réussi. On avait levé le voile noir jeté sur les consciences. La révolution et la construction d'un monde meilleur pouvait enfin commencer.
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