21 | La fin du périple - deuxième partie
Alors, la Colombe actionna la poignée et nous nous engageâmes dans le couloir : je remarquai la richesse des décorations, l'espace presque infini entre les murs et la hauteur vertigineuse du plafond. Comment pouvait-on vivre là-dedans et accabler toujours plus son peuple de taxes ? C'était le monde à l'envers.
Nous ne mîmes pas longtemps avant d'atteindre un détour de couloirs où une grande porte de bois couleur ébène s'imposait : si nous n'avions pas trop croisé de soldats avant d'arriver ici – du moins pas de gardes difficiles à éviter –, cet endroit-là était gardé par deux grands colosses dont la moitié du visage était dévorée par un grand tatouage sombre en forme d'aigle, probablement installé là au fer.
Les deux gardes tenaient dans leurs poings de grandes lances, et je frissonnai. Comment allions-nous passer cet obstacle ? N'y avait-il pas une autre entrée ? Je réfléchis un instant, essayant de me remémorer ce que j'avais pu voir du palais lors de notre arrivée à Étincielle : il y avait bien la fenêtre qui donnait sur le grand balcon sur lequel Aquila servait ses, officiellement, discours, mais officieusement, mensonges. Non, c'était bien trop bien gardé, nous avions eu raison de choisir ce lieu-là. Deux personnes étaient plus faciles à berner que dix, après tout.
Lou resserra sa poigne sur les galets que j'avais ramassé la fois où j'étais passée au marché pour acheter et voler de la nourriture. Iel inspira un grand coup avant de reculer d'un pas, espérant de toute son âme ne pas avoir fait trop de bruit.
Puis iel lança un premier caillou de l'autre côté du couloir en y mettant toute la force dont iel était capable, avant de se replaquer contre le mur où nous nous cachions. Le bruit attira l'attention des deux gardes, qui se lancèrent un regard sévère, communiquant sans bruit. Au prix d'une demi-dizaine de secondes, celui de droite se détacha de son immobilité presque irréelle pour aller jeter un coup d'œil dans le corridor d'à-côté. C'était notre chance : presque aussitôt, Lou rejeta un galet du même côté, puis, sans perdre de temps, un de l'autre. Puis un autre : nous vîmes le soldat hésiter, avant de se déplacer, à pas lents, les sourcils froncés à l'extrême, vers la source du bruit.
Ce couloir étant celui qui se trouvait juste devant nous : à partir du moment où le garde nous verrait, nous n'aurions que quelques secondes pour agir et entrer dans la salle du trône avant qu'il ne donne l'alerte et que son collègue ne nous rattrape afin de nous trancher la gorge.
Un pas. Deux pas. Trois pas. Quelques secondes avant l'impact. Presque. Presque. Presque.
— Maintenant ! s'écria la Colombe, décidée.
Elle n'avait pas crié, elle n'avait pas chuchoté : elle avait simplement l'expression d'une meneuse, aussi courageuse qu'inflexible, aussi déterminée qu'audacieuse, et avait lancé cet ordre d'une voix pleine de sang-froid. Sans attendre, nous nous mîmes à courir dans le grand couloir, atteignant la porte en quelques secondes sans nous arrêter sur le « Hé ! » inflexible du second soldat et tirâmes la porte de toutes nos forces : elles n'étaient pas fermées. Ce genre de porte ne l'était jamais. Mais c'était lourd, si lourd...
Pourtant, de la lumière commença à apparaître. Un petit rai, juste un petit rai, mais c'était suffisant pour nous faire devenir surhumains : tout s'achèverait dans quelques secondes, j'en étais désormais plus que sûre. Lou, la Colombe, Aries, Élios et moi rugîmes d'une seule et même voix en fournissant un dernier effort pour ouvrir ce passage : derrière nous, les pas lourds et pressés d'une dizaine d'autres gardes retentissaient. Ce n'était qu'une infime partie de tous ceux qui se trouvaient dans ce lieu, et j'étais sûre que dans une demi-minutes, nous serions submergés par le nombre. Allez, saleté de porte, ouvre-toi en grand ! Je tirai de toutes mes forces, et, bientôt, la petitesse de l'espace entre les deux battants s'effaça : je m'engageai dans la pièce, le souffle court, faisant corps avec mes quatre autres amis.
Je crus un instant être tirée d'affaire, mais, sans pouvoir le prévoir, je fus percutée violemment dans le dos, et tombai en avant : ma tête heurta le sol, et, le temps de quelques secondes, ma vue se voila. Ça ne pouvait pas se finir maintenant, si ?
Ce fut lorsqu'on me tira avec une brutalité sans nom vers l'arrière pour me relever que je compris qu'un des deux colosses qui gardaient la porte quelques instants plus tôt s'était jeté sur moi et avait attrapé mes deux bras pour les maintenir dans mon dos en usant de toute la violence dont il était capable.
Je n'attendis pas d'entendre les cris et les protestations de mes amis pour comprendre qu'ils avaient vécu le même sort : nous avions été trop lents. Pas assez prévoyants, peut-être. Mais pouvions-nous nous payer le luxe d'attendre alors que nous nous trouvions au plus proche de l'ennemi et que nous avions été désignés ennemis du peuple ? L'urgence était trop forte, et il nous fallait essayer. Mais ce n'était pas fini. Tant que nos cœurs battraient, nous en ferions autant.
Je relevai imperceptiblement la tête lorsque je sentis la pointe de la lance du garde appuyer sur ma gorge pour me tenir en joue. La sensation du métal froid sur la peau était par ailleurs une chose très désagréable mais je ne bronchai pas : mes acolytes de lutte se trouvaient dans la même situation que moi, et notre survie immédiate dépendraient probablement de nos réactions.
Respire, Cassiopée. Il suffit d'agir intelligemment. Respire. Respire. Respire. Oui, voilà, comme ça. Calme-toi, m'enjoignais, implacable, la petite voix de ma conscience.
— Pardonnez-nous, ô Aquila Rex, articula consciencieusement l'un des gardes. Ces individus ont pénétré dans le palais.
— Qui sont-ils ?
La voix du dictateur avait résonné comme une note de musique brisée, une question donnée en réponse à une déclaration remplie de peur. D'abord masqué par le reflet du soleil, je finis par mieux discerner son visage assombri, et, enfin, il apparut entièrement dans mon champ de vision. Ses cheveux bruns étaient brillants, tirés en arrière pour former un chignon. Il ne restait que deux mèches qui lui encadraient le visage, des boucles pour ajouter une dernière touche à son visage anguleux. Sa posture était hautaine, rigide, et son regard passa sur chacun de nos visages sans tressailler une seule seconde.
— Oh, mais c'est le petit groupe d'adolescents qui croyait qu'il pouvait renverser le pouvoir à coups de mots poétiques et pleins d'un désespoir pathétique. Vous aviez disparu, ces derniers temps, je ne pensais pas que vous arriveriez juste ici avec de simples idéaux arrogants comme bagage.
Du bout des doigts, il encadra son menton, comme pour s'il réfléchissait à ses prochaines paroles.
— Relâchez-les quelques instants, encadrez-les pour qu'ils ne s'échappent pas. J'aimerais entendre ce que ces idiots ont de si important à dire.
L'ordre claqua comme un coup de fouet. Je n'y croyais pas une seule seconde. Était-il stupide à ce point ? Pourtant, d'un seul mouvement, les gardes nous relâchèrent, et chacun de nous fut libre. Je me rapprochai de Lou pour lae prendre dans mes bras, et je fermai les yeux. Tout ceci était-il un piège ? Aquila l'avait-il prévu dès le début ?
— Vous voyez, annonça-t-il à ses sbires qui avaient formé un demi-cercle autour de nous, quand on est persuadé que l'on peut placer sa confiance en quelqu'un, on peut tenter les choses les plus stupides et les plus dangereuses. Pour pouvoir contrôler un peuple pour appliquer les bonnes décisions politiques et sociales, il faut diviser les individus. Les diviser. C'est pour ça que ces enfants sont dangereux. Ils ne paraissent pas, comme ça, mais ils le sont parce qu'ils sont unis.
Le dictateur nous lança un regard froid, un regard plus glacial que tout ce que j'avais pu connaître jusqu'ici. Cette sensation s'insinua dans mes veines, me faisant frissonner, paralysant presque les battements de mon cœur. Ce visage, je n'avais eu l'occasion de le voir que sur des photos ou des portraits, mais maintenant que je l'avais en face de moi, il ne me paraissait que plus effrayant. Des yeux d'un bleu électrique, une beau diaphane, presque blanc neige, et deux sourcils bruns dessinés au crayon, ce qui lui donnait un air figé, sévère, un peu factice.
— Merci de les avoir menés jusqu'ici, finit-il par lâcher alors qu'aucun de nous n'osait prendre la parole pour l'instants, immobilisés par la frayeur.
À qui s'adressait-il ? Ses gardes ? Nous étions arrivés ici seuls.
Alors, je compris.
Je compris avant même qu'il n'ouvre la bouche une nouvelle fois pour en déverser son poison.
— Merci, mon enfant. Tu n'as plus besoin de faire semblant d'être l'une des leurs.
Tous nos regards se tournèrent vers la Colombe. Elle aurait pu arborer un air coupable, furieux, triste, effrayé ou encore jubilatoire, mais celui-ci était impénétrable. Alors, quoi ? Elle n'était qu'une traîtresse ? Nous avait-elle menti depuis le début ? Mais pourquoi ne nous avait-elle pas arrêtés et fait capturer plus tôt ? Pour nous faire espérer jusqu'au bout puis nous couper l'herbe sous le pied ? Qu'est-ce que c'était que toute cette mascarade ?
— Mais je le suis, maintenant, père. Je le suis.
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