20 | Nous sommes des étoiles - première partie
— Voilà, bon appétit à tout le monde ! m'exclamai-je en ouvrant mon sac avant de le retourner pour vider son contenu sur le rideau déchiré que nous avions transformé en nappe quelques jours plus tôt. Blé, fraises, abricots, et même fromage... un festin, comparé à la petite quantité de nourriture qu'on a pu ingérer pendant notre voyage. L'important pour les semaines à venir, ça va être de reprendre des forces et d'établir un plan. Oh, d'ailleurs, je suis désolée, je n'ai pas réussi à voler assez d'argent pour payer de la viande. Et puisque c'est une denrée compliquée à voler de manière discrète, même pour moi – et pourtant j'ai de l'expérience dans le vol... on s'en passera pour ce soir.
Je fixai avec fierté la pitance à notre disposition pour notre petite célébration : aujourd'hui, nous fêtions notre succès avec soulagement. Voilà deux jours que nous avions atteint Étincielle et que nous nous étions cachés dans un immeuble désaffecté afin de nous reposer de ce trajet éprouvant. Nous nous étions reposés, et puis, mue par un besoin vital de nous nourrir correctement après tant de mois de carences, je m'étais rendue au marché, avec les quelques pièces du sac d'urgence de la Guilde, et le projet de m'enrichir en piquant les porte-monnaie des gens les plus aisés pour me payer quelques suppléments. Étincielle étant la capitale, la population générale était très hétérogène dans les lieux de commerce, aussi n'avait-il pas été compliqué de repérer les classes sociales les plus hautes.
Et non, je n'en tirais pas de remords : des personnes privilégiées sur de nombreux plans de leur vie dépouillées de cinq pauvres piécettes n'allaient pas me faire pleurer. Il n'était pas dans mes habitudes de voler des inconnus, mais cette fois, je ne considérais pas cela comme un grand méfait.
— Rassure-moi, rien de chaud ? On a beau être dans une bâtisse en pierre, j'étouffe, moi !
— T'inquiète pas, Lou, rien à faire chauffer, lui répondis-je avec un demi sourire.
— Mis à part nos cerveaux.
Je me retournai pour apercevoir Élios, vêtu de l'une des chemises à carreaux d'Aries, s'approcher du tas de nourriture, les sourcils relevés.
— Ça fait déjà deux jours qu'on est là. Il serait temps de réfléchir à un plan, parce qu'on ne va pas se cacher ici indéfiniment sans rien projeter. On en parlera ce soir au repas. En attendant, je vais répartir toute cette bouffe entre tout le monde avec Aries, argua-t-il en s'installant en tailleur sur le sol avant de sortir de petits bols en plastique de son sac à dos. Il ne devrait pas tarder à arriver.
Je hochai la tête, impressionnée face au sang-froid dont il faisait preuve en prononçant tout cela, passant d'un sujet à un autre sans laisser paraître de différence dans le ton de sa voix. C'était sans doute pour cela qu'il avait été l'un des meneurs de la Guilde des Bannis : il fallait quelqu'un qui n'avait pas peur de prendre des décisions à la tête d'un groupe rebelle.
Alors qu'Aries arrivait pour s'installer aux côtés de son amant, le silence revint, et je montai les marches du bâtiment pour me retrouver deux étages plus hauts, à observer la rue depuis la petite fenêtre qui se découpait dans le mur décrépit. Je pouvais apercevoir le toit du palais dictatorial, que l'on pouvait distinguer sans peine parmi les bâtisses en pierre : à son sommet, une grande statue d'obsidienne trônait, taillée en forme d'aigle. Celui-ci avait des ailes pointues et grandes ouvertes, le regard tourné vers le ciel et le bec fermé, comme s'il toisait les terres d'Eques de son regard méprisant. Un peu comme s'il surveillait le pays.
Je fronçai les sourcils. Bien sûr, nous en parlerions ensemble ce soir, mais je ne pouvais m'empêcher d'y penser maintenant : qu'allions-nous faire ? Tenter de découvrir l'existence de groupes rebelles ici même, à Étincielle, et les rejoindre, ou bien s'introduire dans le palais d'Aquila ? Après tout, nous étions un petit groupe, et, même si le palais était bardé de barrières de sécurité, nous pouvions essayer de passer. Mais comment s'y prendre ? Qu'est-ce qui était le plus judicieux ? Tant de questions pour si peu de réponses, c'était frustrant, si frustrant.
Je restai de longues et interminables minutes, perchée en haut de cette minuscule fenêtre, à fixer la statue d'Aquila, tentant de la transpercer avec mes yeux, comme si cela pouvait m'apporter toutes les réponses dont j'avais besoin. J'étais exténuée, véritablement exténuée. J'avais eu tellement de temps pour penser durant notre fuite que je trouvais ma vision du monde parfois trop binaire. Je pensais que, comme dans ces mauvais films américains, dans la vie, il y avait les personnes qui faisaient – qui étaient – de bonnes actions, croyaient et aidaient tous les êtres humains, et celles qui ne le faisaient pas, qui étaient le mal. En fixant cette statue, maintenant, je me rendais compte que ce n'était pas le cas. Le monde était bien plus complexe que ça ; il existait également des nuances de gris, et parfois même des arcs-en-ciel.
Je perdis quelque peu la notion du temps, mais je continuai à fixer cette statue sans discontinuer. Je retenais presque mon souffle, à l'affût de quelque chose, même si je ne savais pas vraiment ce que j'attendais.
— Cassiopée ? Tu sais que la nuit est tombée ?
Je sursautai violemment à l'entente de cette voix qui venait de briser le calme sans prévenir, même si je la connaissais. Je ne m'y attendais pas. Je hochai la tête et reportai mon regard vers le ciel.
— Oh, tiens, la nuit est tombée.
Je me retournai et m'appuyai contre le mur, interrogeant la Colombe du regard.
— Tu viens manger ?
— Oui, j'arrive.
La jeune fille se retourna, et j'attendis d'entendre le bruit de ses pas dans les escaliers pour la suivre, jetant un dernier coup d'œil au toit du palais d'Aquila avant de refermer la porte de la pièce.
☆☆☆
— Je me dis qu'il faudrait rejoindre un groupe de rebelles et s'assurer d'être assez pour pouvoir attaquer le palais. Là, juste nous cinq, on ne va pas arriver à grand-chose. Ce n'est pas en se faisant des promesses et en partageant nos rêves qu'on va déplacer des montagnes, faut être lucide.
C'était Lou qui avait débuté les hostilités en prononçant cette phrase. Avant de me lancer, j'observai la réaction de chacun de mes amis : la Colombe semblait anxieuse, comme en proie à de grands questionnements, et le duo composé d'Élios et Aries semblait s'être muré dans une forteresse qui n'appartenait qu'à eux, discutant par télépathie, les yeux plissés jusqu'à n'être plus que de petites fentes. Bonne ambiance. On n'avait pas fait tout ce chemin pour se disputer au dernier moment sur un plan dont nous avions discuté pendant nos nombreux mois de marche ? Que leur arrivait-il, enfin ? Je me raclai la gorge.
— Au vu de vos réactions enthousiastes, je préfère rappeler que nous en avions parlé : nous avions prévu d'entrer dans le palais d'Aquila durant la nuit pour le neutraliser. Si vous avez des doutes à émettre, faites-le maintenant, parce qu'on ne va pas pouvoir mettre un plan à exécution si tout le monde a des doutes... ou des secrets, terminai-je en baladant sévèrement mon regard vers Aries et Élios.
Je pensais que mon intervention ne ferait qu'empirer l'ambiance déjà tendue, mais, visiblement, elle permit de délier les langues. Aries soupira, et l'attention du groupe se reporta sur lui.
— C'est simplement quelque chose de... compliqué. Nous en avons parlé plusieurs fois, avec Élios, et... et...
Sa respiration hachée s'essouffla peu à peu. Il jetait des regards pleins de craintes tout autour de lui, ne sachant manifestement pas comment l'annoncer.
— Je sais qu'on dit que ce qui se conçoit clairement s'énonce clairement, mais... je ne sais pas. Vous allez sans doute penser qu'on se fout royalement de vous.
La main d'Élios vint trouver la sienne.
— Tu veux que je le leur dise ?
— Non, non, répondit presque aussitôt Aries en secouant vivement la tête. Je... je... voilà. Voilà. Est-ce que... est-ce que vous voyez, la légende des trois fragments de l'Étoile ? Eh ben... on s'est beaucoup interrogés, depuis qu'on se connaît, Élios et moi. Et plus encore il y a quelques mois. Et, à force d'écumer légendes et récits de notre monde, on en a conclu qu'on était deux de ces fragments.
Alors, les deux amoureux firent un geste que je ne compris d'abord pas : l'un enleva son long gant, l'autre ses protections face au soleil. Alors, sur leur peau, ce que je vis me pétrifia instantanément.
Leurs bracelets. Les mêmes que le mien.
Oh non, non, non.
Quoi ?
Que cela signifiait-il, au juste ?
Que se passait-il ?
Attendez, stop, retour en arrière.
Je veux que tout s'arrête.
Que tout s'arrête.
Je veux des explications.
Je veux des réponses à des questions que je n'ai même pas encore prononcées. Des réponses. Des réponses. Des réponses.
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