19 | Je leur chantais notre monde - partie unique

Lorsque je me réveillai, ce fut à cause de la chaleur insupportable du jour. Il était midi. J'avais beau être à l'ombre, je grimaçai immédiatement en sentant la sueur couler le long de ma nuque et de mon dos, collant mon t-shirt à ma peau. Il y avait mieux, comme réveil. Sincèrement. Sans compter que j'aurais apprécié avoir la possibilité de dormir plus. Mais enfin, bon. Je savais très bien que fuguer de la maison dans laquelle j'avais été accueillie étant bébé ne serait pas de tout repos.

Je me redressai en me frottant les yeux à l'aide de mes paumes. Pendant que je dormais, un cauchemar était venu s'immiscer dans mon esprit. Cette nuit – ou plutôt ce début de matinée – n'avait pas été agréable à passer.

Dans mes songes, j'étais dans la cachette de la Guilde. C'était l'hiver et nos lèvres étaient bleues, nous étions tout un groupe à chanter autour du piano, et alors, d'une seconde à l'autre, tout était devenu silence et des trombes de sang s'étaient mises à pleuvoir du ciel. Toute la Guilde s'était alors retrouvée coincée dans une cage invisible, et nous avions posé nos mains tour à tour sur d'immenses parois invisibles qui se rapprochaient peu à peu de nous. J'avais suffoqué, et, alors que je sentais la panique monter, notre prison de verre s'était brisée en mille morceaux. Ensuite, je crois qu'il y avait eu un brouillard et une douce mélodie au piano. Des rires d'enfants, aussi. Puis le sol s'était dérobé sous mes pieds, et j'avais chuté, sans fin, au milieu de nuages grisâtres. La pluie tombait. Et des visions s'imposaient à moi : j'étais entourée de corps, morts, étalés sur le sol ; mes amis. Les larmes me brouillaient la vue, et puis tout s'était éteint d'un coup.

Tous ces évènements s'étaient enchaînés d'un seul coup, sans pause, et je n'avais pas eu le temps de tout bien discerner. J'avais dormi encore un peu, mon esprit à l'affût de nouveaux scénarios effrayants comme celui-ci, comme recroquevillé dans une obscurité cotonneuse et épaisse, vide et parsemée d'étoiles, comme chaque nuit. Puis le soleil avait déversé sa fournaise sur la Terre, et j'étais revenue à moi, au monde réel. Je n'avais pas tout de suite réalisé que ce qui s'était passé n'avait été qu'un simple rêve, et, pour remplir le vide béant de l'absence de mes amis dans mon cœur, une musique de deuil de l'Ancien Monde avait résonné en moi. Elle faisait partie des rares qui n'avaient pas été censurées par le gouvernement d'Aquila, et je l'avais beaucoup écoutée à une époque, contente de savoir la jouer au piano.

Mais cette mélodie m'échappait, maintenant. Je ne contrôlais plus rien, en ce moment, et cette sensation était semblable à un trou béant dans ma poitrine. J'avais beau porter aux nues la révolution et être attirée comme un aimant par le chaos, tout contrôler, jusqu'à la moindre virgule, était presque vital. N'était-ce pas contradictoire ?

Je secouai la tête en attrapant ma gourde dans mon sac avant de porter le goulot à mes lèvres gercées et toutes craquelées. Mon ventre gronda, et je rejetai la tête en arrière en profitant de l'agréable sensation de l'eau descendant dans ma gorge.

Prenant appui sur mes mains, je me relevai après m'être fait craquer la colonne vertébrale dans tous les sens. Lou et la Colombe dormaient profondément, se partageant la même fine couverture. Mon regard se posa plus loin, sur deux silhouettes se découpant dans un ciel blanc neige aveuglant. Je dus plisser les yeux pour reconnaître à qui elles appartenaient : je n'arrivais dans un premier temps à pas le distinguer, alors je restai immobile. Les deux étaient tournées l'une vers l'autre, le dos courbé, les mains jointes, comme pour préserver un secret. Une arme, peut-être ? Et si c'étaient des ennemis ?

Alors, je vis les deux silhouettes se pencher l'une vers l'autre pour s'embrasser langoureusement. Non. Non, ce n'étaient pas des ennemis.

Un sourire étira mes joues quand je reconnus Élios et Aries, main dans la main, en train de se dévorer mutuellement le visage. Eh ben, ils en auront mis, du temps, ces deux têtes de mule ! fut la première pensée qui me traversa l'esprit pendant que, amusée, j'observai de loin l'étrange chorégraphie des deux amoureux. On aurait dit que la respiration était devenue quelque chose d'optionnel.

Mais enfin, bon. Ce que je faisais n'était pas très poli, ni très correct. Il était plus sage de me manifester. Je m'approchai alors d'Aries et Élios en prenant grand soin de marcher sur les pierres lisses du sol et non pas sur l'herbe et les branches sèches qui auraient risqué de trahir ma présence avant que je n'aie pu les surprendre. Oh, vraiment, bravo Cassiopée, tant de preuves de maturité ! me fustigea ma conscience. Mais pour une fois, je l'ignorai, et continuai ma course. Aries et Élios continuaient à se murmurer des paroles inaudibles, sourire contre sourire. Je me plantai derrière eux, un sourire en coin.

— Salut, lançai-je, suffisamment haut et clair pour qu'ils m'entendent, suffisamment bas pour que Lou et la Colombe ne se réveillent pas.

L'effet de mon interpellation fut immédiat : les deux amoureux se séparèrent dans un sursaut. Aries se retourna pour se cacher, releva la tête puis l'enfouit au creux de ses bras. Au contraire, Élios se retourna brusquement vers moi, les yeux plissés. Il avait les lèvres pincées à l'extrême, comme lorsqu'il était contrarié. Je dodelinai moqueusement la tête d'avant en arrière.

— Je vais prendre le dernier tour de garde. Vous n'avez plus l'air très... sur vos gardes, terminai-je d'un ton plein de sous-entendus en roulant des yeux, presque fière de mon jeu de mots. Allez, allez dormir un peu, je viendrai réveiller les troupes dans quelques heures.

Mes deux amis obtempérèrent et je pris leur place, contente d'enfin constater que l'approche de notre arrivée à Étincielle, les masques tombaient. Cela signifiait que nous nous approchions de notre but. Cette pensée me mit du baume au cœur : peut-être que notre entreprise de nous élever face au gouvernement d'Aquila se passerait aussi bien que l'histoire d'amour d'Élios et Aries. Du moins, je l'espérais.


☆☆☆


Nous dormions quand nous étions épuisés, et nous reprenions la route après que tout le monde avait fait un tour de garde. Nous n'avions plus d'horloge et de montre, aussi perdis-je la notion du temps. Notre petit groupe marchait parfois pendant les heures où le soleil régnait dans le ciel, suant sous la chaleur, et parfois lorsque c'était au tour des étoiles, dans le but de moins souffrir de cette canicule. Ce n'était pas très utile, à vrai dire : l'épaisseur des ténèbres nous faisait suffoquer très rapidement. Jour et nuit se succédaient sans que nous ne prenions la peine de le noter ou de compter le nombre de ces changements : comment savoir si nous marchions depuis deux semaines ou depuis trois mois ?

Au fil de notre marche, nous nous arrêtions pour chasser ou cueillir des végétaux comestibles, mais nous maigrissions au fil de notre périple. C'était épuisant, mais nous nous motivions tous les uns les autres. Lors des pauses que nous prenions, j'écrivais des poèmes, je murmurais des mélodies. La météo changeait, et les nuits se faisaient de plus en plus glaciales. Était-ce Étincielle qui s'approchait, ou bien nous en étions toujours plus proches ? Cette perspective nous donnait du baume au cœur, ou bien des ailes, je ne savais plus vraiment. Nous nous supportions les uns les autres, nous soutenions les uns les autres, à la fois fondations et plafonds d'un nouveau monde. Oui, une fois arrivés à destination, le travail ne ferait que commencer.

On rejoindrait un groupe de rebelles, on ferait des actions coup d'éclat, on soulèverait une révolution, peut-être. On serait plus que de risibles gamins, une bande de copains autour d'une table ronde qui se demandent comment ils pourront soigner le monde, comme disait la chanson.

Oui, alors que nous avancions sur les étroites routes des vallées et des collines, je dansais, je chantais, entraînant mes amis avec moi, et parfois, autour du feu, entre deux légendes, discussions sur l'avenir et blagues de piètre qualité, je commençais en fredonnant un air, puis m'époumonais sur une chanson sous les applaudissements de mes amis. L'ado introvertie et pleine de rage qui faisait partie intégrante des bagages que j'avais pris pour ma fugue à Gladius semblait fleurir, petit à petit, s'ouvrant au monde. Je me métamorphosais comme un papillon. Restait à savoir si, comme un papillon, je deviendrai éclatante de couleurs.

Éclatante de couleurs, comme le paysage qui se métamorphosait selon les régions que nous traversions, qui passait d'une vaste plaine cramée par la canicule à un district bucolique. Puisque nous nous rapprochions du nord de ce qui avait été autrefois la France, le temps était plus capricieux. Heureusement pour nous, au milieu des journées interminables sous une grosse quarantaine de degrés à l'ombre, il y avait des moments de calme, où la pluie se mettait à tomber à grosses gouttes. C'était idéal pour remplir nos gourdes avec de l'eau fraîche, et idéal pour prendre une pause : nous restions souvent dans des endroits dégagés dans ces moments-là, le visage levé vers les nuages, un sourire aux lèvres, à nous faire tremper par le déluge, le temps de quelques minutes. Parfois, la brise nous brisait le moral, mais alors nous nous remémorions tout ce qu'il nous restait encore à faire, et le soleil revenait.

Et je chantais, je chantais, je chantais, parce que c'était la dernière chose qu'il me restait pour tenir. J'essayais tant bien que mal de mettre de côté la peur continuelle d'être suivis, traqués, sans vraiment savoir si c'était le cas, et de teinter notre quotidien d'un peu de joie. Je chantais des chansons de l'Ancien Monde, je chantais des mélodies sans paroles, je chantais mêmes des airs de mon invention. Je passais par tous les styles existants, imitant les instruments lorsque j'en avais l'occasion. Je voyais bien les sourires d'amusement se dessiner sur les visages de mes amis, et ça me donnait le courage de continuer, toujours.

J'avais hâte d'arriver à Étincielle. Je n'avais pas grandi, non, je n'avais que vieilli, dans ce pays décrépit pourtant si récent. Et je voulais grandir, enfin. Je voulais être artiste et aider à chanter, danser, sculpter, imaginer, écrire, peindre un nouveau monde.

Chanter, sans plus jamais m'arrêter. Tout pour que les réminiscences et les cauchemars de l'attaque des soldats à Gladius ne revienne pas prendre toute la place dans ma tête...

La vérité, c'était que j'oscillai continuellement sur le bord d'une falaise, comme une funambule, j'oscillai entre la noirceur de cette horrible expérience et la chance que nous avions d'être encore vivants, à ébaucher une existence plus juste.

Puis un jour, je compris. Je n'avais pas à choisir entre l'un ou l'autre. Je ne pourrais pas fuir continuellement le traumatisme que ce massacre avait été. Je devais simplement l'accueillir, et lui porter une considération, sans me laisser submerger. Oui, je pouvais vivre avec ça sans chercher à ce que cela ne m'atteigne jamais. Éprouver des émotions était quelque chose d'humain. Et les accepter, juste les accepter.

Après ce jour, je continuai à chanter. C'était autant semblable que différent d'avant.

Et ce fut donc autant apaisée que pleine de rage et de détermination que j'aperçus la clameur de la plus grande ville des terres d'Eques au détour d'un sommet d'une colline : nous étions enfin arrivés.

Tout pouvait enfin commencer.

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