18 | Coucher de soleil - première partie
— Écoutez, je déteste me plaindre, mais je n'en peux plus. On a marché toute la nuit et je me suis écorché les bras contre les rochers à huit reprises, je ne sens plus mes jambes et je me suis rarement senti·e aussi crevé·e. On pourrait pas faire une pause pour se reposer un peu ?
Lou, ma·on sauveur·euse, cellui qui ose dire ce qu'on pense tous tout bas. Merci ! fut la première pensée qui me traversa l'esprit après qu'iel nous ait apostrophés pour nous demander une halte. La peau sous mes pieds me brûlait, comme si j'avais piétiné des braises ardentes de longues heures durant. Mes yeux semblaient être aspirés vers l'intérieur de mon crâne et mon cerveau refusait de coopérer pour créer des pensées et réflexions cohérentes.
— Iel a raison, lâchai-je en me haussant sur un tronc d'arbre couché à l'aides des dernières forces qui me restaient dans les cuisses après cette nuit de cavale. J'en peux plus.
Les dernières heures avaient été particulièrement difficiles. Nous avions foncé au travers des collines dès l'évasion improvisée de la Colombe, sans prendre de temps pour nous asseoir, de peur d'être poursuivis sans relâche par des soldats. Notre voyage durerait de nombreux mois, mais nous avions été soulagés lorsque nous avions constaté que les côtes devenaient de plus en plus monnaie courante : cela signifiait que nous approchions des montagnes. Oui, ç'avait été la bonne nouvelle de la journée (ou plutôt de la nuit) ; ou du moins, autant que ça pouvait l'être quand on avait réalisé qu'il nous faudrait affronter cela, peu importait notre état de fatigue. Cela risquait d'être une entreprise laborieuse, d'autant plus que nous n'étions pas tous des montagnards nés.
— Vous avez raison. Nous devons être à quelques minutes de l'aube, il faudrait prendre un temps pour se reposer. Et même si la période de l'année est loin d'être idéale, il est quand même plus pratique de marcher la nuit et de se reposer la journée, vous ne croyez pas ?
— J'pense pas que ce soit une bonne idée d'organiser nos moments de marche. Ça sert à rien, franchement. Aucun de nous ne veut l'admettre, mais notre voyage jusqu'à Étincielle sera plein d'imprévus. Mieux vaut se préparer au pire qu'au meilleur, argua nonchalamment Aries, comme si c'était une évidence.
Il finit par se retourner vers l'entièreté du groupe, nous faisant les gros yeux.
— Quoi ? C'est peut-être démoralisant, mais c'est vrai ! Mieux vaut une préparation un peu trop excessive aux dangers qu'une désillusion et un énorme coup dans la gueule au moment où on s'y attend le moins.
Il était vrai que dit de cette manière... c'était plutôt cohérent. Ce n'était même pas bête du tout. Mais nous étions tous bien trop fatigués et affamés pour arriver à penser. Heureusement qu'Aries était là pour nous faire tenir. Même s'il pouvait, au premier abord, paraître bien trop fragile pour un tel voyage, que ce soit physiquement ou émotionnellement parlant, il se révélait plein de surprises. Ce n'était pas une mauvaise chose, à vrai dire.
D'un commun accord, nous nous mîmes en recherche d'un endroit isolé pour poser nos affaires : notre repos serait l'affaire de quelques heures seulement, il ne faudrait pas trop nous attarder.
Le petit groupe se mit d'accord sur un recoin masqué par des branchages cramés, formé par de minuscules falaises ; ce n'était pas le grand luxe des riches maisons des centres-villes, mais c'était notre solution de secours. Cet inconfort durerait plusieurs mois, et puis ce serait enfin terminé. Un mal pour un bien, disait-on parfois : dans notre situation actuelle, je préférais dire un mal pour un avenir meilleur. Ce n'était peut-être pas idéal, mais c'était impossible d'empirer les choses, de toute façon.
— Aaah, soupira la Colombe en se laissant tomber de tout son poids sur le sol pour marquer définitivement le lieu où elle dormirait, en terminant par une flopée de jurons.
On n'irait pas plus loin aujourd'hui. Il était impératif que l'on se repose, et puis, il fallait économiser nos forces : nos réserves en termes de nourriture n'étaient clairement pas infinies, aussi fallait-il s'y adapter.
Je déposai mon sac brusquement, avant de grimacer en sentant des brindilles sèches me piquer la peau des cuisses. Oh, et puis tant pis. Je n'avais plus l'énergie de faire le ménage. Le trajet journalier était enfin fini, et l'hébétude un peu planante dans laquelle je me trouvais quelques instants plus tôt s'était brusquement évaporée, laissant place à une sensation écrasante et irrémédiable, comme si l'entièreté de mon enveloppe corporelle s'était changée en plomb. La gravité reprenait ses droits, visiblement. La terre avait été un immense désert pollué durant des centaines d'années et elle était demeurée inchangée, mais un esprit humain qui l'oubliait et divaguait l'annulait presque. Je découvrais chaque jour que l'âme avait des pouvoirs insoupçonnés et incroyablement puissants.
— Je crève de faim, annonça de but en blanc Élios, en s'asseyant à son tour tout en dépliant une couverture pour un confort minimal dans cette minuscule plaine déjà cramée par le soleil estival. Aries, 'reste quoi dans les sacs ? C'toi qui les as.
De bien maigres réserves, au vu de ce que le jeune homme nous présenta. Nous ne tiendrions plus longtemps avec ces simples approvisionnements. Tôt ou tard, il nous faudrait chasser, cueillir ou bien nous réintroduire dans une ville ou un village pour y dérober de quoi se nourrir. Cette perspective ne m'inquiétait pas outre mesure, mais l'angoisse, insidieuse, vint quand même se nicher dans mes pensées, quelque part dans mon inconscient, là où je ne pouvais pas l'atteindre.
On engloutit quand même ce que nous pouvions : même si ce n'était pas vraiment satisfaisant, au moins, cela nous apportait un semblant de réconfort après cette mauvaise nuit. L'exil vers Étincielle commençait seulement, et ça me semblait déjà durer depuis mille ans. Ou une demi-seconde. C'était difficile à dire. Le temps était une donnée aussi fixe que relative.
— Je vais prendre le premier tour de garde, annonça la Colombe, inflexible. Vous semblez toutes et tous sur le point de vous écrouler de stress et de fatigue. Et puis, même si ce n'était pas le confort idéal, j'ai pu me reposer un peu durant ma captivité. Allez, allez dormir ! Je suis sérieuse. Si vous vous voyiez dans un miroir, vous auriez peur.
Son insistance me fit rire. Il était vrai que si j'avais la même tête qu'Aries en ce moment même, je ne devais pas être très belle à voir.
Je me laissai retomber en arrière, profitant de la sensation agréable qui parcourut mes épaules et mon cou : c'est là que je remarquai à quel point mes muscles étaient contractés. Le stress n'était pas retombé durant nos longues heures de vadrouille dans l'obscurité relative de la nuit. J'espérais qu'un peu de sommeil pourrait arranger cela, aussi pris-je soin de prendre de grandes respirations.
La mer me manquait. Cruellement. Terriblement. Je m'accrochais à cette sensation de malaise que je ressentais, ainsi séparée de ma grande amie, puis, un sourire plus tard, je constatai que mes yeux s'étaient accrochés au ciel dégagé, étoilé, des soirs d'été. Comme toujours. Je repensai alors à cette légende enfantine, sur les trois fragments d'étoile, et soupirai. Le ciel était source de tant de beauté, de mystères, de fascination ! Parfois, juste en le perçant de mon regard, j'avais l'impression d'en deviner tous les secrets.
Les secrets du ciel...
Je me rappelais alors avec amusement de la théorie que j'avais élaborée quelques années plus tôt. L'idée était aussi simple à concevoir que compliquée à expliquer, et je tentais de me rappeler comme j'avais présenté cela, toute fière, à Madame. Cela l'avait étonnée que je lui adresse la parole, et désespérée que mes propos soient aussi farfelus.
Vous savez, Madame, dans notre monde, nous avons des unités de temps bien définies, et puis des micro-organismes et des éléments de l'infiniment petit : des microbes, des bactéries, des atomes et leurs composants, et puis bien d'autres choses. Les scientifiques les observaient beaucoup, avant, et nous savons à quoi cela ressemble. Mais je me posais une question : imaginez un petit endroit avec une colonie de micro-organismes : si ça se trouve, un centième de seconde pour nous équivaut à un milliard d'années pour eux, et, par conséquent, il y a des choses dans ces petits univers que nous ne pouvons voir à cause de leur vitesse. Le temps passerait beaucoup plus vite. Et puis, un humain passerait de la javel dessus, et bam, ce serait le big bang de la fin pour eux.
Et, à contrario, imaginez que nous, notre univers, nous étions cette colonie de microbes dans un autre univers beaucoup plus grand, où le temps passe plus lentement pour ses habitants comparé au nôtre, mais que leur ressenti est le même que le nôtre actuellement ? Si ça se trouve, les milliards d'années de notre univers ne sont que quelques instants négligeables dans celui plus grand. Ainsi, il y aurait des milliards de milliards d'univers de composition différentes dans des milliards de milliards d'univers plus grands, avec un écoulement du temps différent dans chacun d'eux. Déjà que dans un seul univers, il y a des écoulements du temps différents selon les endroits, je n'ose imaginer les complications que cela doit être ! Et tout cela, étendez-le à l'infini. Dites, madame, vous comprenez ?
Je me rappelais que c'était très clair dans ma tête, et que j'étais très contente de moi. Seulement, sa seule réaction avait été de me dire que je parlais trop et aurais dû occuper mon temps à réviser l'hymne du gouvernement au lieu de penser à des théories sans queue ni tête, et que la fantaisie était quelque chose de stupide.
Je méprisais beaucoup cette idée, à l'époque. Aujourd'hui, peut-être un peu moins. Il était vrai que si la fantaisie pouvait être un véritable plus dans beaucoup de moments de la vie, elle n'était pas forcément la bienvenue tout le temps. Seulement, les adultes qui bannissaient complètement la fantaisie vivaient sans discontinuer dans des situations dépourvues d'une ouverture à l'imagination.
Moi, je voulais pouvoir imaginer.
Laissez-moi rêver.
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