16 | Interpellation - seconde partie

La fin de la journée était proche, nous étions tous épuisés, aussi nous prîmes grand soin d'appliquer les consignes fixées à la lettre : nous n'avions pas marché pendant des heures pour rien ! Sans compter que nous n'en étions qu'au début de notre périple, ç'aurait été fâcheux d'être arrêtés si tôt dans notre entreprise. Nous avions fait le calcul sur le chemin : au rythme où nous allions, nous mettrions un mois et demi afin d'atteindre la capitale, Étincielle. Cela représentait un long trajet, un bon millier de kilomètres à vol d'oiseau, car cette ville se trouvait proche, géographiquement parlant, de ce qui avait été jadis Paris. En plus, nous devrions passer par les montagnes.

Cette distance aurait pu me décourager au premier abord, seulement voilà : nous n'avions pas le choix. Enfin, si, précisément, on a toujours le choix, mais dans notre situation, l'un des deux, à savoir se rendre, était inenvisageable. Il était impératif que nous continuions, et pour cela, il fallait prendre garde à n'être que des ombres aux yeux des gens, pour ne pas nous mettre en danger. C'est pour cela que, d'un seul geste, nos capuches furent mises avec mille précautions sur nos têtes, faisant sombrer dans l'obscurité nos faciès qui affichaient des expressions faussement rassurées.

Après avoir pris une grande inspiration nous nous engageâmes à l'intérieur du village, sans même jeter un coup d'œil au nom à rallonge inscrit sur le panneau. Il nous fallait faire vite.

Nous passâmes les trois premières rues sans croiser personne. Nous nous apprêtions à prendre le tournant, là-bas, au bout de l'allée, quand la lumière du lampadaire qui nous éclairait se découpa : une forme de silhouette à l'embonpoint marqué était apparue. C'était un soldat, au vu de l'arme à feu qu'il tenait à la main. Il n'y avait que les soldats pour en avoir. Un soldat se dirigeait vers nous. Un soldat. Que faire ? Nous ne pouvions plus nous enfuir. Accélérer le pas aurait été louche. Baisser la tête également. Ne rien changer paraissait encore plus improbable. Nous continuâmes à marcher, nos bottes raclant sur les galets et les éclats de rochers tombés par terre. Le soldat passa à notre hauteur, et, l'espace d'un instant, nous crûmes être sortis d'affaire, seulement...

— Eh, vous ! Arrêtez-vous !

Nous exécutâmes son ordre sans trop ciller. Du moins, c'était ce que nous espérions.

— Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici ? continua-t-il de sa voix étrangement aiguë pour sa carrure imposante.

J'aperçus Élios nous faire un signe de la main, aussi me retournai-je, bientôt suivie par les autres. Le soldat, qui devait être un garde, nous fixait avec un regard mauvais. Il s'était complètement immobilisé, c'était à peine s'il respirait encore.

— Les travailleurs doivent être rentrés chez eux à la tombée de la nuit, gronda le garde. C'est la règle dans tous les villages des terres d'Eques. Vous êtes soit hors-la-loi, soit des étrangers complètement ignorants. Alors ?

Il y eut quelques secondes de battement, le silence nous imposait une réponse dans les instants à venir. Finalement, ce fut Aries, courageux, qui prit la parole. Sur le coup, je ne reconnus pas sa voix ; il avait pris un drôle d'accent, que je ne reconnus pas. Même aujourd'hui, quand j'y repense, je me demande encore quelle était cette manière de parler.

— Nous désolés, soldat. Nous... bégaya-t-il en nous désignant tour à tour de ses longs doigts fins et gantés, nous voyage. Nous viens de lointain terres.

Ce petit mensonge complètement improvisé ne parut pas convaincre le soldat : il donna un petit coup sec sur la poitrine d'Aries, dont, fort heureusement, la peau fragile avait été protégée par ses multiples couches de vêtements.

— Et pourquoi j'devrais t'croire ? beugla-t-il. T'as des papiers qui le prouvent ? Et montre-moi ton visage quand tu t'adresses à moi ! Et vous aussi ! ajouta-t-il à notre adresse.

C'était l'injonction de trop ; nous ne pouvions pas nous y résoudre. Aries leva les mains.

— Tu parler trop vite. Je pas comprendre.

Le garde commença à perdre patience devant notre petit manège. Nous espérions que c'était parce qu'il était d'une patience limitée et non parce que nous ne le bernions pas... même si nous nous rendions bien compte que ce souhait était illusoire. Le soldat nous balaya du regard comme s'il cherchait à nous faire peur, et il mima le geste d'enlever une capuche. C'était on ne peut plus clair, et nous n'avions plus d'échappatoire. Nous hésitions, cela se voyait, à mille kilomètres.

Finalement, Élios fut le premier à exécuter l'ordre, le lampadaire était dans son dos, aussi son visage restait-il dans l'ombre.

— Retourne-toi, viens à la lumière, tonna le garde.

En quelques secondes, il put discerner plus nettement les traits de notre ami, et fronça les sourcils. Puis il les haussa, écarquillant ses yeux comme deux grosses billes.

— Mais je te r'connais ! T'es un des cinq dange...

Il ne put terminer sa phrase : la seconde d'après, il gisait par terre, en se tenant le nez. Élios venait de lui mettre son poing dans la face, et ce fut le signal pour nous : nous nous mîmes à courir.

— Alerte ! hurla le soldat, que la violence du geste n'avait malheureusement pas suffi à assommer. Arrêtez-les !

À peine nous mettions-nous à courir comme des dératés qu'un grand fracas retentit dans notre dos : une porte venait de s'ouvrir, et des pas lourds se déversaient en cascade sur les pavés, en un seul et même mouvement, comme un monstre multiple qui ne faisait qu'un pour nous poursuivre. Une demi-dizaine de rues traversée à toute blinde, et nous n'avions toujours pas entendu de détonation. Je supposai que dans les villages, les armes que portaient les gardes n'étaient là que pour faire peur, tout en étant factices. Du vernis. Uniquement du vernis, pour recouvrir un système reposant sur la peur, un système bancal, fragile – et fragilisé, de toute façon.

La sortie. La sortie du village était proche. Nous la voyions, maintenant. Et derrière elle, les arbres, les arbres de la forêt qui longeait les frontières de la région. Nous y étions bientôt, nous pourrions nous y cacher. Je l'espérais, tout du moins. Je l'espérais si fort que je ressentis cette puissance, cette douleur, dans tout mon corps, pendant que mes poumons s'enflammaient sous la vitesse de ma course. Après la fatigue de la journée passée, fuir précipitamment un danger n'était pas la plus agréable des activités, loin de là. Je n'avais pas l'habitude de maltraiter mon corps de façon aussi brusque.

Et j'avais peur. J'avais peur. J'avais peur.

Dernière du groupe, je sautai après tous les autres sur la motte de terre qui marquait la lisière de la forêt à côté de l'étroit chemin que nous avions emprunté plus tôt. Essoufflée, je réfléchissais à toute vitesse. Et tout d'un coup, je sus comment échapper aux soldats.

Les arbres.

Si nous grimpions dedans, le feuillage, qui n'était pas encore tombé, nous cacherait aux yeux des gros benêts qui nous poursuivaient. C'était la seule solution. J'accélérai du mieux que je pus pour rattraper mes compagnons de voyage, et leur lançai, en prenant attention de ne pas crier ma stratégie :

— Prenez appui sur les troncs et montez, montez, cachez-vous dans les branchages !

Je jetai des regards paniqués autour de moi puis décidai de grimper sur l'arbre voisin de celui sur lequel Lou se hissai à la force de ses petits bras, tout·e tremblant·e. Iel allait relativement vite pour sa grande taille.

Je me hissai, mes cuisses me brûlaient, j'entendais les cris des soldats, au loin. Ils seraient bientôt là, il ne fallait pas qu'ils nous voient. Cette forêt était immense, les arbres aussi, et le feuillage était bien fourni. Maintenant que je m'approchais, je m'en rendais mieux compte. J'écartai violemment les branches, qui réagirent en me griffant le visage : les gardes étaient là, tout près, tout près, il fallait faire vite, faire vite, faire vite, vite, vite. Dans un dernier élan, je me hissai sur une grosse branche et m'y recroquevillai : les feuilles encore vertes étaient à quelques centimètres de ma tête seulement, et la lumière crépusculaire passait entre les quelques espaces, aussi y accolai-je mon œil droit.

Élios et Lou étaient quelques mètres plus loin, dans un arbre plus petit que le mien, et Aries était encore derrière, j'apercevais une tâche sombre entre les branches, ce devaient être ses protections. Je soupirai, encore crispée, à l'affût du moindre bruit, tournant la tête dans l'espoir d'apercevoir la Colombe quelque part : au bout d'une demi-dizaine de secondes, je m'aperçus que mes recherches étaient vaines dans le périmètre de le plus proche de nous. La réaction fut aussitôt fulgurante : mon ventre se tordit tant et si bien que j'avais l'impression que l'on jouait à piétiner mes entrailles – comme des douleurs menstruelles qui s'étendaient dans l'entièreté de mon corps –, et je ressentis une sorte de vide béant dans ma poitrine, me gorge me fit mal, et je me rendis compte que je manquais d'air. Où était-elle ?

Je me forçai à respirer le plus profondément possible. Inspire, Cassiopée. Un, deux, trois. Expire, maintenant. Inspire. Expire. Voilà, c'est bien. Elle doit être là, quelque part. Tu ne la vois simplement pas parce que ces arbres sont une trop bonne cachette.

Les bruits de pas des soldats s'étaient éloignés, ils couraient dans une direction plus lointaine. Avaient-ils simplement perdu leur piste ou la Colombe n'avait-elle pas réussi à s'élever pour disparaître ?

Mon cœur n'avait jamais battu aussi fort. On devait l'entendre à des kilomètres à la ronde, et je craignis un instant que ce bruit ne finisse par nous trahir. Mais alors, une voix s'éleva, étouffée, pleine de crainte, depuis le sol :

— C'est elle !

Je m'immobilisai complètement.

Un cri bref s'éleva, il y eut un grand fracas de corps qui s'entrechoquaient, puis le silence se fit.

Alors, la voix bourrue du soldat à qui Aries avait parlé s'éleva, claire et pleine d'un triomphe ignoble.

— Voilà ce qu'il en coûte de défier l'autorité et les représentants d'Aquila Rex : on perd ! Et les quatre autres lâches, je ne sais pas où vous êtes, vous devez sûr'ment vous terrer ! En attendant, on en tient une, et croyez-nous, elle sera enfermée avant que l'on ne décide de son châtiment !

Il attendit quelques secondes.

— Vous êtes tous des lâches, tous autant que vous êtes !

Les branches mortes craquèrent sous les pieds du petit groupe après qu'il fut parti, et nous restâmes encore de longues dizaines de minutes, prostrés, en haut de nos cachettes, sans arriver à réaliser la portée de notre erreur, et la catastrophe qui venait de se passer : la Colombe s'était fait attraper.

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