16 | Interpellation - première partie

Le soleil était de plomb, il nous écrasait sans merci, et je sentais chacun de ses rayons se poser innocemment sur ma peau, avant de s'y amasser, comme pour y créer un brasier. Je sentais tout le côté droit de mon corps, et plus particulièrement la moitié de mon visage et l'entièreté de mon bras, se consumer doucement sous la chaleur brûlante et pesante de l'étoile. Cela faisait sept heures que nous avions dépassé les dernières barrières qui délimitaient Gladius, et que nous nous étions engagés sur les routes étroites des collines.

Dans quelques jours, nous serions en plein cœur de la Grande Montagne – j'avais ouï dire que les humains du Monde d'Avant appelaient cette chaîne les Pyrénées –, et tout mon espace mental était rempli par le stress, entrecoupés de flashs mémoriaux de l'attaque que je me forçais à étouffer.

Trouverions-nous des habits adaptés dans les quelques villes et villages que nous traverserons pour nous ravitailler, et ce sans nous faire repérer ou emprisonner ? Le bruit des rafales de balles que j'avais réussi à éviter. Quel était les chemins les plus courts et les plus sûrs à emprunter ? Les vociférations des soldats qui couraient dans les couloirs de la planque. Avions-nous le matériel suffisant si l'un – ou l'une – de nous venait à se blesser ? La blessure à l'épaule de la Colombe. Mon inconscient prenait un malin plaisir à me torturer, et ces images d'horreur apparaissaient sans prévenir, dès que je relâchais un peu mon attention pour me concentrer sur le chemin caillouteux ou pour répondre à une interpellation de mon voisin de route.

Aries marchait à mes côtés, me serinant sans relâche de faire attention à ne pas me tordre la cheville au milieu de tous ces trous et ces bosses dans la terre poussiéreuse. Je ne lui répondais que par borborygmes vagues, baissant la tête vers mes jambes maigres qui commençaient à fatiguer, même après les deux pauses que nous avions prises pour boire au bord d'un petit ruisseau qui s'étalait sur une vingtaine de kilomètres – l'eau ne devait pas être très potable, mais c'était la seule solution à notre disposition, pour le moment. Mais au vu de sa température tiédasse, j'aurais largement préféré une boisson fraîche sortie d'un robinet, comme ne pouvaient en bénéficier que les plus privilégiés dans les habitations les plus spacieuses et proches des quartiers largement peuplés.

Lors de la seconde pose – ou plutôt devrais-je dire deuxième ? après tout, nous en referions, durant notre périple jusqu'à la capitale, pour sûr –, nous nous étions attardés plus longtemps que la première, profitant de notre solitude – et sécurité – pour nous reposer et nous rafraîchir. Après tout, entreprendre un voyage aussi long que le nôtre sous une quarantaine de degrés Celsius, même en passant le plus de temps possible sous l'ombre des arbres aux feuilles calcinées, n'était pas mince affaire.

Dès les premières années où le réchauffement climatique bien trop rapide induit par les humains des pays riches du Monde d'Avant, les listes de consignes pour se préserver sous des chaleurs estivales aussi torrides avaient émergé. Et, bien évidemment, éviter d'entreprendre une randonnée d'un millier de kilomètres durant la totalité des heures du jour, figurait tout en haut.

Je persistais à me demander pourquoi les plus gros pollueurs n'avaient même pas fait semblant de réduire leur part dans la destruction du climat et de la biodiversité, alors que les preuves s'empilaient, montrant que, même s'ils se fichaient de la mort d'autres animaux, paysages et êtres humains, cette destruction orchestrée finirait pas les toucher aussi. Et les détruire aussi. L'argent les rendait intouchables au niveau du non-respect des lois, de la biodiversité et des autres personnes, peut-être pensaient-ils qu'il les rendait également intouchables face à la nature. Ce n'était pas le cas, bien sûr. Mais puisque c'étaient eux qui dirigeaient le monde, leur prise de conscience trop tardive avait condamnée toute l'humanité. La suite, vous la connaissez.

Au moins, pendant que je me posais ces questions sur l'aberrance totale de ces comportements – qui, en y repensant, avaient été créés et motivés de toutes pièces par le fonctionnement des systèmes économiques capitalistes des différents pays –, je ne pensais plus à l'attaque qui était survenue le jour précédent. C'était toujours cela à prendre, même si ça me faisait tourner en boucle dans une humeur teintée d'une négativité aux tons grisâtres.

J'étais un être humain, pessimiste de nature. J'avais déjà rencontré quelques personnes solaires, ouvertes, toujours positives, à s'accrocher sans cesse aux bonnes nouvelles ou aux bons côtés des choses, adorables avec les autres, mais je n'avais jamais compris quel était leur secret. Comment faisaient-elles ? Ce genre de tempérament me paraissait autant incroyable que totalement inaccessible. Peut-être une poignée de gens avait-elle réussi à échapper à la nature râleuse de leur espèce. Elle avait de la chance.

Un sourire aussi narquois qu'amusé se dessina furtivement sur mon visage, étirant mes joues tendues depuis plusieurs interminables minutes. Je serrais sans cesse inconsciemment les mâchoires, ce qui me causait un inconfort notable lorsque je n'en prenais pas conscience assez rapidement. Je secouai la tête et étirai mes bras tout en marchant, profitant du bruit de craquement que fit ma colonne vertébrale, ce qui fit grimacer Aries.

— Non, Cassiopée, ne me dis pas que tu fais partie de ces gens qui ont cette habitude horrible de se tordre les articulations dans tous les sens ! Ça fait toujours des sons horribles...

Je me mis à rire, silencieusement. Ce genre de remarque anodine était une piste parfaite pour se sortir l'esprit des problèmes pendant un temps bref. Pour faire bonne mesure, je me craquai les poignets et les doigts tout en fixant ostensiblement mon ami, qui affichait à présent une mine dégoutée et complètement outrée.

— Espèce de gamine, va !

Je lui tirai la langue et me rapprochai de lui brusquement pour lui ébouriffer les quelques mèches de cheveux qui sortaient de son bandeau.

— Qu'est-ce que tu peux être immature, parfois, soupira-t-il dans un sourire plus amusé qu'autre chose. Autant, pour certaines choses, tu peux te montrer beaucoup trop sérieuse, pragmatique et réfléchie, autant pour d'autres, tu as la même attitude qu'un enfant de trois ans.

— Mais merci, cher Monsieur Mature, ricanai-je en lui adressant une révérence burlesque. C'est pour ça que les gens m'aiment, tu sais. Ou peut-être que tu t'attaches trop facilement aux gens.

— Trop fort, peut-être.

Son regard venait de se couvrir d'un voile de peine et de se perdre dans le vague. J'avais plus ou moins deviné de qui il parlait, et je m'en voulais d'avoir brisé cette plaisanterie. Au vu de la manière dont Aries agissait avec Élios, il était clair que leur relation était un champ de mines émotionnel.

— Excuse-moi d'être aussi égoïste, finit-il pourtant par lâcher après une minute de silence. Je sais que penser à mes propres sentiments alors que les évènements récents sont bien plus prioritaires est complètement stupide.

— Tu ne peux pas contrôler ce que tu ressens, tu sais, arguai-je en haussant les épaules. Si ta relation compliquée avec Élios prend toute la place dans ta tête même si tu essaies de penser à autre chose, c'est qu'il faut que tu puisses démêler tout ça avec lui.

Le fait d'être passée de paria sociale à conseillère sentimentale en l'espace de quelques semaines m'amusa soudainement. Je me métamorphosais complètement, au contact de la Guilde. Pour le mieux. Je réalisai que même après cette attaque, qui n'était, quand on y réfléchissait, qu'un malheureux évènement sur une longue vie, et qui pouvait être réparé, je me sentais plus libre et plus heureuse que jamais. Certes, le reste était devant moi, encore à venir, mais je savais qu'être entourée d'alliés et amis aussi précieux qu'Aries, Élios, Lou et la Colombe aurait – et avait déjà – un énorme impact positif sur ma vie.

Et même si j'étais aro, et que j'avais beaucoup de mal à saisir la manière dont fonctionnaient sentimentalement et émotionnellement les autres gens, j'avais compris que les gens amoureux avaient parfois du mal à penser à autre chose qu'à l'être aimé (ou aux êtres aimés), quand bien même le monde s'écroulait autour d'eux. Et que c'était totalement irrationnel. Aries ne cessait de lancer des regards courroucés devant lui. À quelques pas de nous, la Colombe marchait en solitaire, et devant elle, Élios et Lou étaient tous·tes deux plongé·e·s dans une conversation animée.

Aries était jaloux. J'aurais voulu lui dire qu'il n'avait aucune raison de se faire du mouron pour si peu, mais, comme je le disais plus tôt, ce genre d'émotion était totalement irrationnel. Il était plus sage de ne pas me mêler de ce genre d'histoire dont je ne connaissais pas les tenants et les aboutissants, après tout. Cela lui appartenait. Je décidai donc de conserver un silence respectueux en attendant que la tension qui habitait son corps et son esprit ne se dissipe.

Nous continuâmes tous à marcher pendant trois heures et demie encore, jusqu'à ce que l'on remarque que les ombres des arbres commençaient à s'allonger. Le soleil commençait tout juste à se coucher, il était plus sûr de trouver un point d'eau et un endroit isolé pour dormir, manger et se reposer.

J'alpaguais les trois autres personnes du groupe d'une simple interpellation : y avait-il un village ou un ruisseau à proximité pour nous permettre de boire et d'installer un petit camp ? La Colombe sortit sa carte des terres d'Eques de son sac à dos afin d'y jeter un coup d'œil : si nous continuions ce chemin et tournions à gauche dans deux-cents mètres, là-bas, sur ce sentier, nous devrions encore parcourir un kilomètre pour entrer dans le village le plus proche. Elle m'indiqua à trois reprises le nom dudit village, mais c'était tellement imprononçable que je l'oubliai aussitôt.

Quoiqu'il en soit, le trajet ne fut pas aussi pénible que ce que j'avais imaginé en voyant le nombre de ronces qui jonchaient le sol ; nous pûmes atteindre le petit panneau de bois qui indiquait l'entrée de la petite bourgade sans aucune égratignure. Nous engageâmes dans le petit quartier en prenant grand soin d'être discrets, nos capuches sur la tête, comme les voyageurs que nous n'étions, après tout, qu'à moitié. Les sentiers pavés comportaient pour la majorité des trous – l'œuvre de sangliers, assura Lou, peu rassurée –, et nous ne mîmes pas longtemps à nous rendre compte que les puits se trouvaient tous au sein de propriétés, devant les maisons de pierre qui se dressaient faiblement face à l'absence totale de vent. Il nous faudrait nous y introduire afin de voler de l'eau ; après tout, nous n'étions plus à un méfait près.

Ce fut la Colombe qui se porta volontaire pour aller remplir les gourdes pendant que nous nous cachions derrière l'un des murs d'un entrepôt de petite taille, une cinquantaine de mètres plus loin.

Je vous épargnerai les autres détails de cette dangereuse escapade ; quoiqu'il en soit, nous pûmes ressortir de ce petit village avec de l'eau et sans se faire remarquer par qui que ce soit : il fallait croire que nous avions appris à être discrets.

Le reste du chemin se déroula sans anicroches non plus : deux kilomètres encore de parcourus, et le soleil commençait à se coucher : le crépuscule ne tarderait pas à arriver. Nous ne tardâmes pas à constater que si nous voulions continuer à suivre le sentier, il nous faudrait traverser un autre village. Même si nous l'avions fait sans problèmes quelques temps plus tôt, cela ne voulait pas dire que nous ne devrions pas redoubler de précautions cette fois-ci !

— Prenez bien garde à ne pas montrer votre visage. À personne, gronda Lou, le visage grave.

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