15 | Avant de changer le monde - première partie

Lorsque je rouvris les yeux, le lendemain matin, ce fut à cause de la chaleur et de l'étau qui compressait ma poitrine sans pitié. J'avais la sensation physique d'être oppressée, et, dès que je me redressai après avoir violemment sursauté, mon regard chercha par réflexe mes amis.

Au repos quelques instants avant, mon cœur s'accéléra subitement, mélange de stress, de crainte, de mal-être. Vingt-quatre heures plus tôt, tout était différent, et maintenant... rien ne serait jamais pareil. J'avais l'impression qu'avoir vécu cette attaque m'avait profondément changée, même si je ne savais pas dire ce qui avait changé exactement. Mais je n'étais plus la même. Je ne le serais plus jamais.

La violence, le danger, m'avaient rattrapée subitement, sans que je puisse m'y attendre, et maintenant, l'effroi m'avait marquée au fer rouge, il planait au-dessus de ma tête comme un nuage noir, et maintenant, et maintenant, qu'allait-il se passer, qu'allions-nous faire, que, que, que...

— Cassiopée !

Je sentis deux mains se poser fermement sur mes épaules en me secouant, et j'eus un haut-le-cœur. Je laissai ma tête pencher vers l'avant et posai une main sur ma poitrine. Ma crainte était si intense que mes pensées ne pouvaient plus se traduire par des mots, et alors mon anxiété m'avait submergée, le temps de quelques instants. Après n'avoir pu respirer pendant cette courte durée, je pris plusieurs grandes inspirations alors qu'Aries tentait de capter mon regard, les yeux plissés.

— Ça va, Cassiopée ? Ça va mieux ?

Rassurée par ce visage familier, par cette voix connue, par cette présence, je tendis les mains en avant, je cherchai à agripper son dos, sa nuque, ses épaules, ses bras, je ne voulais plus être seule, plus être seule. Je compris une chose : j'avais quitté ma maison et m'étais engagée au sein de cette Guilde en pensant tout savoir, tout connaître, être préparée à tout, en croyant naïvement que tout se passerait bien ; mais une seule chose était sûre, c'était que je n'étais pas armée, émotionnellement parlant, pour faire face à cette violence. Moi qui m'étais sentie si puissante, je comprenais maintenant que je n'étais rien face au monde, pas même une insignifiante poussière.

La réaction normale à ce trop-plein de stress, sur le moment, aurait été d'éclater en sanglots ; pour une fois, je ne les aurais pas réprimés. Mais je n'y arrivais pas. Je n'y arrivais même pas, je n'y arrivais même plus. Quelque chose en moi s'était éteint, j'avais l'impression étrange d'être vide et lourde comme du plomb. J'eus la gorge serrée, jusqu'à ce que ça me fasse un mal de chien, mais je continuai, tétanisée, à m'accrocher à Aries, le visage enfoui dans l'une de ses épaules – j'ai oublié laquelle –, à répéter inlassablement « ne me laisse pas » d'une toute petite voix.

Je ne sais pas vraiment combien de temps je mis à reprendre mes esprits, à sentir toute l'horreur qui m'écrasait s'atténuer un peu. Une poignée de seconde ? Une dizaine de minutes ? Deux heures ? J'avais perdu la notion du temps. Mais quoiqu'il en soit, Aries resta là, sans bouger, à me réconforter, à attendre que je revienne à moi, à m'étreindre comme on étreint un ami.

— Merci, murmurai-je, enfin, lorsque je me séparai de lui.

Je me frottai les yeux machinalement avant de reposer mon regard sur lui, qui me fixait d'un air inquiet, les deux sourcils relevés.

— Ça va ?

— Non, soupirai-je en secouant la tête.

Autant être honnête. Il aurait été ridicule de répondre à sa question par l'affirmative. Aucun de nous deux n'aurait été dupe, et cela n'aurait fait que nous éloigner. C'était la dernière des choses dont nous avions besoin après l'épisode que nous venions de vivre, aussi secouai-je timidement la tête après avoir parlé.

— Non, complétais-je en fermant les yeux, fort, pour faire disparaître le monde, non, ça ne va pas. J'ai peur. J'ai tellement peur que c'est la seule chose sur laquelle j'arrive à me focaliser. Putain, Aries ! C'était atroce, tellement atroce !

— Eh, eh, eh, Cassiopée, c'est fini, c'est fini, me coupa-t-il en voyant que je recommençais à me laisser contrôler par mon angoisse. Regarde-moi. Regarde-moi.

Il attendit que j'exécute son ordre, les mains posées sur mes deux épaules frêles.

— J'comprends c'que tu ressens, là, maintenant. D'accord ? J'ai déjà vécu une attaque comme celle-ci, à mes débuts dans la Guilde. Cette violence est traumatisante, et, Cassiopée, regarde-moi, écoute-moi bien, je n'utilise pas ce mot à la légère. Je sais. Mais promets-moi, promets-moi que tu ne feras pas la même connerie que moi, promets-moi que tu ne te laisseras pas engloutir par ça. D'accord ? C'est surmontable, et, même si ça paraît impossible, tu peux t'en servir dans la lutte. La lutte, on la continue, quoiqu'il arrive, d'accord, Cassiopée ?

Ses mots, pleins d'urgence, pleins de motivation, me percutèrent comme un coup de poing, et je ne pus que hocher la tête, les yeux grands ouverts. Je me réveillai brusquement pour la seconde fois durant cette journée, et j'acquiesçai silencieusement.

C'était donc ça, cette lueur qu'Aries dégageait. Il avait déjà vécu bien des choses, et probablement plus encore, d'autres choses que je ne savais pas encore. Ce fut à ce moment-là que je compris qu'Aries était un masque, une carapace, au travers laquelle il faudrait que je réussisse à me faufiler, peut-être même à briser, pour le comprendre.

Un des coins de ma bouche de souleva sans beaucoup de conviction, pour remercier mon ami, et je me hissai sur mes jambes pour me remettre debout, chancelant un peu sous ce brusque changement de position. J'étais déroutée, un peu surprise par la vitesse à laquelle les sentiments allaient et venaient, au rythme auquel tout mon environnement se muait en une sorte de pâle copie un peu tâchée de noirceur.

— Où sont les autres ? questionnai-je Aries alors que je m'appuyais sur son bras pour sauter d'une racine à l'autre afin de nous retrouver sur le chemin de la forêt plutôt qu'en hauteur au bord des rochers.

— Là, regarde, m'indiqua-t-il en pointant du doigt un point, deux arbres plus loin. On n'est pas loin, on ne t'a pas abandonnée, tu sais. À partir de maintenant, on ne part plus loin les uns des autres si on ne se le dit pas au préalable. D'accord ?

Je rejoignis Élios et Lou, les étreignant avec une poigne que je ne me connaissais jusqu'ici pas.

— Et maintenant, on fait quoi ? demandai-je, résolue.

— L'ordre d'attaquer des groupes de dissidents est toujours donné par quelqu'un de trop confiant et imbu de lui-même pour songer à la possibilité qu'il y ait des survivants. Le bâtiment est vide, alors nous devrions y retourner pour chercher des affaires et vérifier s'il reste des survivants.


☆☆☆


Le trajet jusqu'à la planque détruite dura longtemps. Il fallait croire que nous avions couru sur une grande distance pour en mettre entre nous et les soldats qui nous avaient attaqués. Nous étions d'autant plus ralentis que le soleil était de plomb, et l'air était lourd, épais. Nous marchions lentement pour économiser notre souffle et prenions garde à ne pas rester trop hors des zones d'ombres offertes par les grands immeubles.

Toutes ces contraintes allongèrent notre trajet de précieuses dizaines de minutes, mais nous arrivâmes à bon port. Dès mes premiers pas dans la rue, je sentis mon ventre se nouer ; ma gorge en fit de même et je me tus aussi sec. Mes muscles s'étaient bandés dans la crainte d'une nouvelle attaque, et je ne pus retenir un soupir brusque à la vue du bâtiment détruit dans lequel j'avais logé ces dernières semaines.

Il n'avait pas été totalement démoli, mais plusieurs murs extérieurs abordaient désormais des trous béants, témoins d'explosifs. Lou ouvrit la porte principale d'une main tremblante sans pouvoir se résoudre à nous faire passer par les chemins poussiéreux et escarpés qui avaient été créés les soldats à l'aide de dynamite. Les premiers couloirs n'avaient pas été détruits, mais des gravats de plâtre jonchaient le sol : c'était ce qui s'était envolé des murs sous les impacts des balles. J'observai tout ça, stupéfaite, la bouche entrouverte. Comment cela avait-il pu arriver ?

— Cassiopée. Eh, Cassiopée.

Je tournai la tête, les sourcils froncés. Élios avait posé sa main sur mon épaule.

— Ça va aller ?

J'opinai du chef sans parvenir à faire sortir un son avec mes cordes vocales. J'étais en état de choc. Je ne pensais pas que revenir ici me ferait me sentir aussi impuissante. À quoi pensais-je ?

— On se sépare, Cassiopée, d'accord ? Si tu trouves quelque chose, tu cries pour qu'on vienne, d'accord ?

Il répétait sans cesse « d'accord ? » à la fin de ses indications, comme s'il était sans cesse en recherche d'approbation de la part d'autrui. Je levai mon pouce en l'air puis entrai dans la première pièce qui se présentait à moi : les rideaux de la fenêtre du fond avaient été en partie arrachés et pendaient misérablement vers le sol. Ce dernier était recouvert d'éclats de peinture sèche et les fauteuils avaient été jetés par terre. Aucun signe de vie.

Je répétai mes coups d'œil sur trois autres pièces, jusqu'à ce que j'entende la voix cassée de Lou hurler trois prénoms depuis l'étage : d'abord le mien, puis celui d'Élios, et enfin celui d'Aries. Cela voulait probablement dire que nous avions intérêt à nous ramener fissa, aussi descendis-je comme une furie la cage d'escaliers la plus proche sans prendre garde aux tremblements de mes jambes frêles.

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