14 | La tempête n'aura jamais de fin - seconde partie

Le souffle coupé, je me redressai d'un coup, haletante, comme si j'avais oublié de respirer durant un temps. Tout me paraissait si flou ; je ne savais plus ce qui se passait. Qu'avais-je manqué, au juste ?

— Cassiopée, attention !

Élios me tira brutalement vers l'avant, et, alors que j'entendais les bruits alentour de mieux en mieux, une immense détonation retentit. Un tir d'arme à feu, sans doute. Pourquoi y aurait-il des tirs d'armes à feu au sein du quartier général ? Une divergence et une rébellion ? Ça n'avait aucun sens, rien de tel n'avait été manifesté au cours des derniers jours... qu'était-ce, dans ce cas ? Mes pensées étaient bloquées, malmenées, à l'instar de mon corps. Le chef de la Guilde des Bannis s'efforçait de me remettre sur pied.

— Il faut s'en aller ! Dépêche-toi ! Ils sont là !

Ce furent ces trois derniers mots qui achevèrent de me sortir de ma torpeur enivrée : les soldats. Ils avaient trouvé notre planque. Et s'ils nous trouvaient nous, je n'ose imaginer ce qui pourrait arriver. Nous serions tués dans le feu de l'action, ou bien faits prisonniers, et puis torturés. Nous serions sans doute érigés par le régime en exemple avant que l'on ne raye nos existences de l'Histoire, et cela ne ferait que mettre le mouvement à mal. Ou pire. Je ne souhaitais de toute façon pas le savoir, aussi me mis-je debout, vacillant sous l'effet de la douleur de ma blessure à la tête. Je ne tenais presque pas sur mes jambes.

— Viens !

Élios attrapa vivement mon poignet et se mit à courir. Je n'avais d'autre choix que de le suivre, sans vraiment comprendre où nous étions. Je passai avec lui dans plusieurs couloirs de l'immeuble, nous fîmes souvent demi-tour à l'entente de bruits de pas, nous croisions plusieurs autres membres. Certains couraient à la recherche d'un ami ou d'un parent, l'air paniqué, et d'autres n'en étaient plus capables. Je croisai quelques corps qui s'éteignaient au même rythme que grandissait la tâche rouge sous eux. Il y avait plusieurs murs où on pouvait discerner des impacts de balles. Combien de temps étais-je restée inconsciente, au juste ? Je me refusai à poser la question. Et soudain, une évidence me frappa, et la culpabilité me serra le ventre, me faisant aussi mal que si on m'avait tiré dessus. Je m'arrêtai, tirant le bras d'Élios dans le même mouvement.

— Et Aries ? Et Lou ? Et la Col...

— On n'a pas le temps, Cassiopée, dépêche-toi !

J'entendis dans son injonction un énorme point d'interrogation. Il n'avait aucune fichue idée d'où ils étaient, il n'en savait strictement rien. Mais il était venu me chercher, moi. Pourquoi ? Dans l'urgence, je ne fis que me libérer de sa poigne d'un coup sec, inquiète.

— Est-ce qu'ils sont vivants ? hurlai-je. Est-ce qu'ils s'en sont sortis ?

Je continuai de crier sur mon ami, qui me fixait, impuissant. Je voyais bien qu'il souhaitait s'en aller, que l'on fuie le plus rapidement possible, mais je ne parvenais pas à réfléchir. Je ne voulais savoir qu'une seule chose : ma nouvelle famille, mes nouveaux proches, étaient-ils bien sains et saufs ? Je ne voulais pas perdre les premières personnes qui me comprenaient en l'espace de quinze ans. Je ne pouvais pas les perdre. Ce n'était même pas envisageable.

— Je ne sais pas, Cassiopée ! finit pourtant par hurler Élios à son tour, me coupant sèchement. L'important c'est qu'on sorte d'ici et qu'on se mette en sécurité !

J'avais beau savoir qu'il disait vrai, et que c'était la réaction la plus rationnelle à avoir, je ne pouvais détourner mon esprit du fait que c'était frustrant, terriblement frustrant. Et si mes amis mourraient, comment ne pourrais-je pas y penser durant chaque seconde, me demandant pourquoi j'avais pu continuer à exister, et pas eux ? Je songeai un instant à désobéir au conseil d'Élios, mais quelque chose m'en empêcha.

Je n'étais pas une intrépide héroïne de film d'action ou de science-fiction, comme il y avait dans l'Ancien Monde. Je n'étais qu'un être humain. Et j'avais peur. Peur pour tout le monde, mais aussi pour moi. Et ce n'était pas égoïste, c'était simplement humain, de vouloir me sauvegarder. Alors, je hochai la tête et me remis à courir derrière Élios, à la recherche d'une sortie, à la recherche d'une cachette pour attendre la fin de la tempête.

Parce que chaque tempête avait une fin. Hormis celle de la haine, de la soif de pouvoir, de l'envie de contrôle. L'être humain n'avait aucune limite sinon celles de son imagination. Et c'était cette tempête que nous subissions aujourd'hui.

Non, les soldats de Gladius n'arrêteraient pas de nous traquer et de détruire l'entièreté du bâtiment déjà en ruines tant que nous n'aurions pas tous été trouvés. Des bruits de tirs rythmaient nos bruits de pas, on entendait des ordres criés au travers des murs épais, parfois des sanglots. C'était le chaos ; c'était donc à cela que ressemblait une guerre ?

Je traversai sans les voir des dizaines de couloirs, d'escaliers délabrés et de pièces poussiéreuses, sans jamais perdre Élios de vue. J'avais un point de côté, je courrais tellement vite que je ne parvenais plus à respirer, comme si j'avais un poids sur les côtes et la poitrine ; pourtant, je redoublai de vitesse, comme si j'avais des ailes, comme si je ne touchais plus le sol mais le survolais simplement, comme si j'allais transcender les lois de la physique et décoller, haut dans le ciel, sans plus jamais m'arrêter. Là-haut, dans le ciel, parmi les astres, je me sentirais enfin à ma place.

Et alors que je commençais à me répéter que nous n'aurions jamais la possibilité de sortir de là, de nous enfuir, un courant d'air chaud nous gifla violemment : une fenêtre était ouverte et plusieurs de ses carreaux avaient été brisés. Nous étions au premier étage et c'était la seule ouverture qui donnait sur l'extérieur qui n'était pas farouchement gardé par un groupe de soldats : c'était notre seule issue. Les murs délabrés étaient défoncés par endroits, aussi pourrions-nous nous en servir d'appuis. L'important, c'était de sortir, de se mettre en sécurité, loin, très loin, dans un lieu où nous n'entendrions plus les cris des membres de la Guilde et les détonations des attaques.

Tout ça avait été soudain, si soudain.

— Je passe devant ! me lança Élios dès que nos regards se posèrent sur l'extérieur. Je pourrai t'indiquer par où passer sur la façade pour ne pas tomber !

Je hochai la tête et me précipitai à sa suite alors qu'il passait l'une de ses jambes au-dessus du rebord pour se hisser à l'extérieur. Il fallait faire vite. Le temps nous était compté. L'angoisse me noua le ventre, et quelque chose céda en moi : pour la première fois de ma vie, je ne pensais plus. Tout ne devint plus qu'un trou noir, et je me concentrai sur l'unique objectif du moment : nous enfuir. J'étais désormais en mode automatique. Mon cerveau percevait les informations mais ne les traitais plus : je devais me hisser sur mes bras au bord de la fenêtre, puis poser mon pied sur la pierre qui sortait du mur, un mètre plus bas. C'est bien, Cassiopée. Attrape cet appui-là avec ta main gauche. Descends doucement. C'est très bien. Continue.

Avant que je n'aie le temps de réaliser ce qui se passait, j'étais en bas, sur la terre ferme, et mes jambes s'étaient transformées en simples tiges de coton. Au moment où je m'effondrai, Élios m'étreignit en passant un bras autour de ma taille : j'étais encore sous le choc, je n'avais pas encore pleinement réalisé les évènements présents, cette attaque, aussi ne compris-je d'abord pas qu'il me soutenait pour m'éviter de m'écraser la tête la première sur le sol poussiéreux de la rue.

Mes genoux ployèrent, je n'étais plus qu'urgence, et alors je me mis à courir, à courir comme jamais je n'avais couru. Mon ami était sur mes talons, et nous traversâmes la moitié de la rue sans nous arrêter, avant que deux mains ne s'abattent sur nos épaules. Je sursautai violemment et me retournai vers le grand trou dans le mur. J'y aperçus deux silhouettes, floues, et une troisième, affalée contre l'une des parois. Je plissai les yeux en tâchant de discerner leurs traits dans l'obscurité.

— Aries ? m'exclamai-je, aussi surprise que soulagée. Et... Lou ?

Je me refusai à les enlacer tous·tes les deux. Le temps n'était pas aux effusions, et je désignai la troisième personne.

— Il est mort, déclara Aries d'une voix glaciale. Il s'est fait tirer dessus par les soldats. D'ailleurs, ceux d'entre eux qui sont restés dehors font le tour de l'immeuble depuis le début sur leurs planches motorisées. Ils sont déjà passé deux fois ici sans nous voir, mais on ne va pas pouvoir rester invisible à quatre. Alors on doit partir. Maintenant. Maintenant !

Il parlait vite, sa voix passait du murmure rauque au cri strident, et, poussée par l'adrénaline, j'attrapai Lou, qui restait figée, et me mis à courir. On n'entendait plus que des coups de feu derrière nous.

— Et la Colombe ?

— On n'a plus le temps, Lou. Cours ! Cours !

Et alors que nous étions à la moitié de la rue, un silence de quelques secondes se fit. Et là, en l'espace d'une respiration...

Il y eut un cri.

Un cri bref.

Toute l'horreur face à la cruauté du moment y transparaissait.

C'était un cri d'enfant.

Georges.

Puis il y eut une détonation plus forte que les précédentes.

Et le cri mourut.

J'arrêtai ma course et me retournai, me réveillant tout à coup. Mes émotions et mes pensées, qui s'étaient mises sur pause le temps de me sauver, revinrent me percuter avec une violence inouïe. Je hurlai à mon tour.

— Cassiopée ! Cassiopée ! On peut plus rien faire ! Cours ! Viens !

Ce fut à l'entente de la voix de Lou que je me rendis compte que j'étais statique, pliée en deux, et que l'air me manquait, comme lorsque je faisais des crises d'angoisse. Iel me prit la main et m'entraîna derrière elle. Nous traçâmes notre route jusqu'à sortir de la ville, et, tout du long des nombreuses minutes que cela nous prit, je ressassais les mêmes phrases en boucle.

Voilà à quoi menait ce monde.

Voilà à quoi menait la violence.

On volait la possibilité d'assister à un monde meilleur à un gamin, de sang-froid, d'un simple mouvement de l'index sur une gâchette.

Georges ne connaîtrait pas le monde qu'il nous aidait à imaginer, à planifier, à ébaucher.

Georges aurait neuf ans pour toujours.

Pour toujours.

Et moi je courais, je courais, je courais, je posais inlassablement un pied devant l'autre, je suivais mes amis, et ce n'est que lorsque nous nous arrêtâmes, derrière un immense tas de bois mort quelque part dans la forêt, que je craquai. Je sentis des torrents de larmes dévaler mes joues, et, recroquevillée dans les bras de Lou, je m'autoriser enfin à tout relâcher. Je pleurai pendant plusieurs heures, je pleurai jusqu'à ce que le silence se fasse dans mon esprit.

C'était fini.

C'était enfin fini.

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