14 | La tempête n'aura jamais de fin - première partie

Falling, we are falling now... words written down, they are falling now...

Les yeux fermés, je ne savais plus vraiment ce que je faisais. J'étais épuisée, et j'avais comme l'impression que j'étais seule sur la piste de danse avec la Colombe. Je bougeais lentement les bras, les hanches, le cou, toute ma tête, et puis la musique était de plus en plus douce, signe que la petite aiguille avançait toujours, inexorablement, et qu'il était de plus en plus tard. Je chantais au-dessus des paroles de Revolution en tentant de me mémoriser comment j'avais connu cette musique, histoire de me concentrer sur quelque chose et rester éveillée. J'avais des courbatures qui me parcouraient tout le corps comme autant de coups de poing sur chaque centimètre carré de ma peau, mais je continuai à bouger. Peut-être qu'à force je ne sentirais plus rien, serais comme anesthésiée. Peut-être. Peut-être que quand on est anesthésié physiquement, nos émotions le sont aussi. Ce serait tellement reposant. Rien que quelques heures.

Let's start a revolution... how beautiful it is...

— Tu chantes vraiment bien, Cassiopée, me complimenta la Colombe lorsque les dernières notes de la chanson moururent dans l'atmosphère comme autant de bulles dorées qui éclatent pour nous ramener à la réalité.

Je lui offris un grand sourire en coinçant une mèche derrière mon oreille alors qu'une autre musique – que je ne connaissais pas – commençait. Elle aussi semblait épuisée, mais la musique nous portait toutes les deux. C'était d'ailleurs un point commun ; elle aussi savait jouer du piano, alors nous parlions toutes deux le même langage et évoluions sur les notes. Comme si on sautait sur les touches de l'instrument en courant, que ce chemin s'effondrait derrière nous, et que nous nous sentions vivantes. C'était la sensation qui fourmillait sous ma peau lorsque je dansais avec elle en chantant, en tous cas.

Après avoir parlé d'avenir sous les étoiles, nous étions rentrées et avions oublié tout le reste en nous déhanchant sur la musique. C'était grisant, et, même si je ne tenais presque plus debout, je continuai de tournoyer, décidant de simplement me reposer le lendemain. J'en aurais tout le loisir, de toute manière. J'éclatai de rire sous les grands yeux brillants de la Colombe. On aurait dit qu'ils changeaient de couleur selon la luminosité. En ce moment même, ils étaient bleu mer, de la même couleur que l'eau des profondeurs. Je claquai des doigts, cherchant mes mots. Ma bouche était toute sèche, c'était très désagréable.

— Tu ne voudrais pas aller boire quelque chose ?

La Colombe hocha respectueusement la tête et m'entraîna vers le buffet avant de se servir une pleine poignée de noisettes dans l'un des bols.

— J'ai faim, m'expliqua-t-elle avec un embryon de sourire. Je crois que je n'ai pas assez mangé au repas, et danser m'a complètement crevée. Je devrais aller dormir bientôt, je crois.

Elle croqua dans sa nourriture, et l'une de ses barrettes tomba sur le sol dans un léger bruit métallique. Je me baissai pour la ramasser et la lui tendis en manquant de trébucher.

— T'as pas forcément besoin de tenir tes cheveux avec des barrettes, tu sais. T'es très belle avec les cheveux lâchés, aussi.

Elle secoua la tête en tirant sa chevelure brune vers l'arrière.

— Je préfère avoir le visage dégagé. Simple habitude.

Je croisai les bras, hésitant à lui parler de ses amours. Je souhaitais simplement aider Lou, après tout. Glaner quelques informations ne faisait pas de mal. Oh, vraiment. J'avais la sensation d'être une de ces adolescentes stupides, à m'occuper des histoires d'amour des gens. J'étais une véritable commère lorsque j'étais fatiguée. Je ne réfléchissais plus à grand-chose, à vrai dire.

— Et alors, depuis que tu as rejoint la Guilde des Bannis, tu as pu tisser des relations avec des gens ? Des amis, des amours...

Telle une flèche, elle me décocha un grand regard surpris, puis ne put réprimer un sourire coupable.

— Oui, je me suis fait plusieurs amis, ici. J'apprends peu à peu le contact humain, dicta-t-elle en détachant chaque syllabe bien consciencieusement. Je n'ai pas vraiment intégré vos codes. Et concernant mes amours... oui, j'aime bien une personne ici, mais ça ne va pas plus loin. Je suis bien consciente que je ne suis pas ici pour ça, et ce n'est pas grave, après tout.

Je fus surprise par son ton détaché. L'amour était donc un spectre, et pas forcément un ressenti universel ? Ou ce qu'elle me décrivait était tout simplement moins fort ? Difficile à dire. La manière dont les autres géraient leurs relations et leurs émotions m'avait toujours paru si brumeux, si incompréhensible. Si nébuleux.

— D'accord, acquiesçai-je en croisant les bras.

Je me refusai à l'interroger sur l'identité de cette personne ; je ne tenais pas à paraître intrusive. Ç'aurait été malpoli de ma part, aussi me retournai-je vers la Colombe. Remarquant qu'elle avait terminé de manger, je la tirai par le bras pour continuer à danser. Les dernières musiques passaient, et, maintenant qu'il était trois heures du matin, ce n'était plus que des mélodies au piano, avec d'autres bruits d'autres instruments que je ne connaissais pas. Peut-être cela avait-il été fait avec des outils infarmatiques du Monde d'Avant. Informatiques ? Infermatiques ? Le mot exact m'échappait.

Il restait encore une vingtaine de personnes dans la pièce, et j'entendis des murmures, que la musique qui passait était la dernière, et que ç'avait été une super fête. Qu'il faudrait faire des actions collectives plus souvent. Je bus un dernier verre de jus de pomme en sentant un grand sourire étirer mes lèvres pour la millionième fois de la soirée et me dirigeai vers le buffet pour le déposer. Après ça, j'irais me coucher. Il fallait que je fasse tout mon possible pour ne pas réveiller Lou. Lae pauvre avait l'air complètement lessivé·e lorsqu'iel m'avait annoncé quitter la fête. Iel avait dû avoir une grosse journée.

Tout en pensant à tout cela, j'avais l'impression de bouger au ralenti, posai un pied devant l'autre maladroitement, puis recommençai, et j'arrivai à hauteur du petit meuble qui servait de buffet.

Avant que je ne puisse déposer mon verre, un fracas assourdissant retentit, je perdis l'équilibre et ma tête heurta le coin du mobilier. Une douleur aiguë explosa à l'intérieur de mon crâne, ma vue se voila et je perdis connaissance avant d'entendre et d'assister à la suite des évènements.


☆☆☆


Lorsque je rouvris les yeux, ma vue était floue, et je n'entendais plus rien. Plus rien du tout à part un long sifflement strident, comme si j'avais des acouphènes qui hurlaient à l'intérieur de ma boîte crânienne.

Et une tâche de douleur, quelque part au-dessus de mon front. Une tâche de douleur qui s'étendait, s'étendait, jusqu'à envahir tout mon être. Je mis un long moment avant de comprendre que je tremblais, recroquevillée sur moi-même ; je mis un plus long moment encore à me rendre compte que deux mains s'étaient posées sur mes épaules et me secouaient.

— ... iopée ! Cassiopée !

Ce son, cette voix qui criait inlassablement mon prénom, me paraissait lointaine, comme si je m'étais trouvée dans un rêve. Seulement, elle était bien trop stridente, bien trop paniquée, pour que ce fût le cas. Mais que se passait-il, au juste ? J'étais tout étourdie, et l'impression âpre et tenace d'avoir manqué un épisode me tirailla les entrailles. Ma vision se résumait pour l'instant à des formes floues, grisées, comme si je m'étais trouvée loin sous l'eau. L'ambiance semblait avoir changé, quelque chose me paraissait étrange, mais je ne parvenais pas à mettre le doigt sur quoi. Les humains de l'Ancien Monde s'étaient-ils trouvés dans le même état lors du commencement de l'apocalypse ? Peut-être tout recommençait-il à présent. Le cycle du temps n'était peut-être qu'un éternel recommencement.

Je m'apprêtais à replonger dans le sommeil, à me réfugier dans cette épaisseur cotonneuse qui m'attendais sous mes paupières, mais les deux mains qui me secouaient tout à l'heure m'avaient à présent empoignée, elles semblaient me tirer énergiquement vers le haut. On aurait dit que la personne à qui elles appartenaient ne souhaitait qu'une seule chose en cet instant : me forcer à rester, à rester éveillée, à ne pas me rendormir, jamais, que c'était l'unique but qui comptait, viens, lève-toi, débout !, il ne faut pas rester ici, Cassiopée, vite...

— Réveille-toi !

J'eus une sorte de haut-le-cœur à l'entente de ce hurlement soudain. Jamais une voix ne m'avait parue si pleine de peur, d'anxiété. C'était la voix d'Élios.

Élios.


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