12 | Les secrets sont lourds à porter - seconde partie
Je remarquai son sourire sincère et ses yeux brillants avant qu'il ne se retourne pour se mettre à courir dans les rues. Je ne sus jamais combien de temps, exactement, avait duré notre trajet. Je sais simplement qu'il arriva un moment où le ciel se déchira et laissa dévaler des trombes d'eau qui nous trempèrent jusqu'aux os, mais puisqu'Aries continuait de débouler dans les allées et les boulevards les uns après les autres, je ne m'arrêtai pas. Je ne tenais pas à me perdre. Je courus, courus, courus, sans doute pas plus qu'une demi-dizaine de minutes, mais la pluie rendait ma progression difficile. Il faisait sombre, et, enfin, mon ami me fit signe d'entrer dans une bâtisse toute faite de pierre. Cela semblait être un bâtiment ancien, comme une relique, marque, cicatrice indélébile du passage du temps. Il me fit monter quatre escaliers et s'adossa contre une fenêtre : la vue sur la ville était imprenable.
— C'est beau, constatai-je, souriante.
— Oui, acquiesça-t-il avec beaucoup de douceur. Tu sais, Cassiopée, je ne pensais pas rencontrer quelqu'un comme toi un jour. T'as déboulé dans mon quotidien comme une tornade. Je ne fais qu'alterner journées de travail dans le bâtiment, parties de chasse pour nourrir la Guilde et la... ma mère, et allers-retours à la planque pour organiser des actions avec les autres. Il y a quelques jours, t'es arrivée, un peu bancale, pleine de rage, et ça m'a fait drôle. T'es pas vraiment comme les autres. Tu es une amie, pour moi, Cassiopée. Vraiment. Je voulais juste te remercier d'avoir... quelque peu... bousculé ma routine.
Il s'assit sur le rebord de la fenêtre, la nuque adossée au mur de pierre cassé par endroits, et je fis de même, m'installant en face de lui pour observer la vue, prendre de la hauteur.
— C'est ici que j'ai rencontré Élios pour la première fois, finit-il par lâcher à demi-mots.
Je voulais qu'il continue de parler. Je ne savais pas comment lui répondre, pour le moment, et il semblait avoir une tonne de choses à dire. Pourtant, après cet aveu, il se mura dans un silence aussi impénétrable qu'une forteresse, fixant la ville à nos pieds avec une intensité rêveuse. Alors, je compris que c'était à mon tour : il voulait que l'on apprenne à mieux se connaître. Et je gardais également une multitude de pensées pour moi. Je ne savais pas par quoi commencer, et le jour commençait à décliner, aussi décidai-je de faire bref.
— Merci de m'avoir aidée en me montrant que je n'étais pas la seule à avoir un secret, vouloir changer un peu le monde. Les secrets sont lourds à porter.
Oser prononcer ces mots à voix haute était déjà une épreuve pour moi, j'avais des moments où il m'était presque impossible d'exprimer ce qui me turlupinait et de partager les questions et les confessions qui m'habitaient jour et nuit.
— En effet, répondit Aries, les yeux perdus dans le vague.
Il m'avait entendue, mais son esprit s'accrochait à autre chose, pour le moment. Je le laissai dans son monde, l'observant grossièrement en tâchant de ne pas paraître intrusive : il avait soulevé le voile transparent qui lui protégeait le visage et inhalait à plein poumons l'air puant de violence de la ville, ses épaules semblaient s'être détendues, une de ses jambes pendait mollement dans le vide, ballotant d'avant en arrière comme le balancier d'une horloge, ses mains et ses bras entièrement gantés entouraient le genou qu'il avait replié contre son torse apaisé.
Il mit un certain bout de temps avant de remuer de nouveau, et je le suivis dans les rues de Gladius jusqu'à la planque de la Guilde des Bannis après l'avoir étreint comme pour le remercier, lui transmettre tout ce que je n'avais pas pu lui dire à voix haute, questions, doutes, espoir, colère, amitié, et toujours plus de reconnaissance.
Devant la porte principale du bâtiment, Aries arrêta son mouvement, la main sur la poignée, avant de se tourner vers moi, ses cheveux blancs lui retombant narquoisement devant les yeux. Je soutins son regard avec une intensité évidente. Bien que frêle, il semblait fort, et les os qui perçaient à travers sa peau ne faisaient que traduire toute cette force, toute cette hargne. Il me toisa sans un sourire, les sourcils relevés. J'attendis qu'il me dise ce qu'il retenait dans sa gorge, et, au prix de nombreuses secondes, aussi pesantes que du plomb, il finit par entrouvrir les lèvres.
— Tu sais, Cassiopée, vivre dans cet immeuble, rester à nos côtés, c'est dangereux. Et je sais que c'est ce que tu veux. Alors donne-toi à fond, comme aujourd'hui. C'est bien que tu sois heureuse, ici. Si tu crois en ce que tu fais et que tes motivations sont bonnes, n'abandonne pas, peu importe ce que d'autres pourront te dire. N'aie pas peur de briller, d'accord ? Brille tant et autant que tu en es capable, brille tant et autant que tu y crois.
Ses paroles avaient beau être remplies d'encouragement, j'eus du mal à y discerner autre chose qu'une mise en garde après la première phrase. Son air était grave, et je lui promis de tout faire pour faire briller le monde, déterminée comme j'étais. Je réussis à lui arracher un sourire bienveillant, et je rentrai dans l'entrée après lui, impatiente d'aller me réfugier sous un jet d'eau brûlante pour réchauffer mes membres engourdis par la brise glaciale qui se muait en mugissement. Nous étions pourtant en début de printemps, mais, cette année-là, le beau temps semblait ne pas parvenir à remplacer l'hiver. Certaines journées étaient étouffantes, et, le lendemain, nous n'avions pas le courage de faire autre chose que de rester assis, emmitouflés dans de grosses couvertures. Climat détraqué, comme je le disais. Ce monde irait-il un jour mieux ?
Après avoir pris une douche, j'allai m'installer près du piano et jouai de courtes mélodies, sans but particulier. Je repensais au nombre de fois où j'avais violé le règlement de l'école de mon village pour aller trouver des documents de l'Ancien Monde qui avaient été interdits et stockés dans les archives dites non-consultables. J'y avais découvert toute une constellation musicale, où chaque morceau était une étoile qui me permettait d'un peu mieux me trouver une place, une comète qui me fournissait un repère et semblait me murmurer à l'oreille que j'avais le droit d'exister. Alors que je laissai courir mes doigts sur les touches noires et blanches, l'une de mes musiques préférées me revint en tête et je commençai à la chanter, plus pour moi-même que pour la trentaine de personnes qui était assise dans la même pièce pour se reposer.
— Comme un fou va jeter à la mer des bouteilles vides, et puis espère qu'on pourra lire à travers... SOS écrits avec de l'air... pour te dire que je me sens seul, je dessine à l'encre vide, un désert...
J'avais beau avoir fermé les yeux, je sentais, parcourant ma peau, qu'aucune personne ne connaissait cette chanson, mais que toutes celles présentes ici retenaient leur souffle. J'avais l'impression d'avoir fait cela toute ma vie, et qu'ici, je respirais enfin.
☆☆☆
Le soir-même, allongée dans mon lit, je suivais des yeux les lignes aux minuscules caractères du livre de légendes que j'avais commencé à lire le jour précédent. J'avais lu le sommaire avant de tomber de fatigue, décidée à avoir la nuit la plus longue possible après l'expédition de la distribution de poèmes, sans réellement me plonger dedans. Je débutai ma découverte de la première partie : c'était le conte des Trois Fragments, que j'adorais, lorsque j'étais enfant. Suite à ma découverte de celui-ci, je me souviens être passée par une longue période où j'avais lu le plus d'ouvrages sur l'univers possible, ou, du moins, ceux qui n'avaient pas été interdits par Aquila.
L'Étoile, l'Étoile, était jusqu'à ce jour, l'équilibre de l'Univers. Celle-ci brillait, brillait tant et tant qu'elle était considérée comme sacrée par tous les autres astres, tous les autres objets célestes. Elle assurait le bon fonctionnement de tout le reste, des astéroïdes agressifs jusqu'à sa cousine, la Terre. Mais celle-ci était jalouse de l'Étoile, terriblement jalouse de l'admiration qu'on lui vouait. Alors, prise d'un accès de rage, la Terre frappa l'Étoile, la brisant en trois morceaux qui lui tombèrent dessus, éparpillés, séparés.
Depuis ce jour, il n'y a plus aucun équilibre dans l'univers, tout est détraqué, bancal, et, même s'ils sont seuls, les trois fragments de l'Étoile errent sur Terre à la recherche des deux autres, la légende raconte qu'ils sont voués à se réunir un jour. Au fur et à mesure que les siècles passaient, ils se sont raccrochés à la même espèce, les habitant sous forme d'une marque indélébile. Nul ne sait ce qui se passera lorsque les marques des fragments se rencontreront toutes les trois, mais détruire ce dont on est jaloux peut entraîner des conséquences bien plus horribles que ce qu'on aurait pu imaginer.
Je refermai le livre, étonnée de la très mauvaise rédaction du conte. Lorsque j'étais enfant, je l'avais découvert sous une forme bien plus poétique, bien moins conventionnelle. Mais l'édition que je tenais dans les mains avait dû être remaniée...
Jetant un coup d'œil à mon bracelet doré où était gravé une minuscule étoile, je souris. Je l'avais toujours gardé avec moi, m'imaginant que j'éclairerais un jour les ténèbres.
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