12 | Les secrets sont lourds à porter - première partie
Le vent chaud frappait ma peau inlassablement, aussi silencieux qu'un murmure. Une impression de désert parcourut l'entièreté de mon organisme et je tremblai, plissant les yeux pour ne pas me laisser éblouir par le soleil, rentrant le menton comme dans l'optique de me replier sur moi-même. J'étais complètement transie de froid et ma gorge s'asséchait de seconde en seconde, et j'avais beau rester en mouvement aux côtés d'Aries pour garder un minimum de chaleur corporelle, l'air qui soufflait s'infiltrait dans les mailles de ma veste, refroidissant celle-ci considérablement, réduisant son effet de manière significative. Je fis de grands pas et je sentis mes muscles crier leur mécontentement, mais je continuai d'avancer, je continuai, en vérifiant de temps à autre si le nœud tenant ma capuche était toujours bien serré, si mon cache-nez était bien en place.
Il n'y avait que mes pupilles qui étaient visibles, j'avais caché le reste de mon corps sous une grosse veste noire et un legging tout aussi sombre. C'était la première fois que je m'aventurais en-dehors du quartier désaffecté de Gladius depuis une semaine entière, ce qui correspondait à la date à laquelle j'avais rejoint la Guilde des Bannis, aussi la peur courait-elle dans mes veines, même avec Aries qui avançait à mes côtés.
Nous avions tous les deux une pile de papiers dans nos mains recouvertes de mitaines, et nous faisions le tour des pâtés de maison en distribuant les poèmes dans toutes les boîtes aux lettres que nous trouvions. Cela faisait une demi-heure que nous tournions dans le quartier nord de la ville, qui était aussi celui où beaucoup de soldats résidaient avec leur famille – femme et chérubins que l'on ne faisait que formater pour les faire rentrer dans un moule, pourquoi changer ce modèle ? –, aussi étions-nous prudents et prenions garde à n'emprunter que des petites rues désertes.
Je grelottais et serrai mes doigts blanchis autour de ma pile de fiches. Ma capuche avait beau être maintenue en place au-dessus de mon crâne grâce à un élastique, je sentais la brise faire danser mes vêtements et toute la poussière qui s'était accumulée en extérieur, je devais me frotter les yeux à intervalles réguliers pour continuer à y voir clair. Nous étions tombés, Aries et moi, sur une journée au bien mauvais temps, mais je refusais de revenir en arrière et de rentrer dans la planque en attendant que le ciel cesse de manifester son mécontentement.
En allant et venant dans les rues, je sentais l'adrénaline aller et venir aussi, s'installant dans mon corps comme pour s'y faire un nid douillet. Je me sentais libre, et, les quartiers résidentiels n'étant pas surveillés durant la journée, je songeai un instant à enlever les tissus qui masquaient mon faciès, pour laisser les bourrasques s'échouer sur ma peau.
J'attendis cependant que l'on ait fini de faire le tour du pâté de maisons et que l'on revienne à la sortie du quartier nord, qui était marquée par d'épaisses barrières d'un noir charbonneux. Je me tins aux côtés d'Aries à l'intersection de trois rues, où un immense panneau indiquait la direction à prendre pour se rendre dans l'un des autres districts de Gladius. Ce carrefour était désert, les gens devaient sûrement travailler ou rester terrés chez eux en attendant que le soleil revienne se manifester.
J'eus un sourire : nous avions distribué la quasi-totalité de notre pile de poèmes, il nous en restait deux chacun, je supposai que nous avions le droit de les garder avec nous, comme des effets personnels. Aries portait la combinaison qu'il avait déjà revêtue lors de notre première partie de chasse, et il prit avec une douceur infinie ma main dans la sienne alors que je reprenais mon souffle, mon sourire s'effaçant peu à peu de mes lèvres sèches. J'haussai légèrement les épaules et me repliai sur moi-même : je n'avais pas l'habitude de ce genre de marque d'affection, et cela m'intimidait.
Mais c'était Aries, alors je serrai sa paume entre mes doigts et laissai échapper un rire grivois. Je cherchai à accrocher son regard avec le mien.
— Alors ?
— Alors, quoi ? fis-je, incertaine.
— C'était la première fois que tu participais à une mission. Comment tu te sens ?
— Libre, lui répondis-je, répétant à voix haute ce mot que je ne cessais de ressasser dans mes pensées. Libre. Oui, libre !
Je tirai sur le cordon de ma capuche et la laissai retomber sur mes épaules, à l'instar de mon cache-nez. Cette sensation était grisante, et je passai mes longs doigts dans mes cheveux crépus pour les tirer vers l'arrière, afin qu'ils prennent le vent : j'effectuai quelques pas, tournai sur moi-même, bras écartés, tenant fermement mes deux poèmes comme si c'était la dernière chose à laquelle je pouvais me raccrocher. Je goûtai à cette sensation d'immortalité, d'utilité. Oui, c'était cela. Je me sentais enfin utile. Je faisais désormais plus que simplement brasser de l'air pour jeter mes idées en pâture à un petit groupe de personnes qui ne prenaient même pas la peine de me mépriser : je faisais partie de la Guilde des Bannis, et maintenant, j'avais le sentiment d'être entière.
Je ris, je ris, je ris, puis me retournai vers mon ami qui s'était adossé à un mur, amusé de mon manège.
— Viens, lui lançai-je, prenant garde à ne pas prononcer son nom au cas où quelqu'un approche. Viens !
Je me lançai vers lui, attrapai ses poignets frêles sans remarquer qu'il s'était raidi de tout son long, et le tirai en avant avant de nous faire tourner tous les deux. Je captai son regard indéchiffrable, où semblaient se mêler autant de pensées que de paradoxes, et lui adressai un sourire grand à m'en faire mal aux joues. Je lui étais terriblement reconnaissante. Peut-être notre rencontre n'était-elle qu'un heureux hasard – combien de chances avais-je tomber sur une personne qui changerait ma vie à ce point ? –, peut-être tout ceci n'était que le commencement d'un combat, mais je voulais lui témoigner ma gratitude.
— Ça va ? murmura-t-il au bout d'une poignée de secondes, stoppant petit à petit mes mouvements surexcités. On dirait que tu pleures.
Je secouai la tête.
— Merci. Merci, Aries.
À l'instant même, j'aurais voulu être plus explicite, plus éloquente, mais les mots se bousculaient dans ma gorge, formant une boule compacte qui m'étouffait presque. Alors j'adressai un léger hochement de tête à Aries et nous recommençâmes à marcher, nous engageant dans une allée après l'autre. Je me félicitai d'avoir de si grandes jambes le temps d'un instant, car le jeune homme marchait aussi vite que s'il avait Aquila à ses trousses. Le vent redoubla de vitesse, sifflant perfidement à nos oreilles, comme un serpent. Les nuages recouvraient peu à peu le ciel, il n'était plus question que d'une poignée de minutes avant que l'orage ne se mette à gronder et que de fins éclairs zèbren le ciel. Nous avions eu de la chance de terminer notre distribution de textes avant que la tempête n'arrive.
Il avait beau faire moite et poussiéreux, nous continuions à avancer, même si je commençais à avoir un point de côté à cause du rythme que m'imposait Aries. Je jetai un coup d'œil dans sa direction : il avait les siens perdus dans le vague, avançant dans les rues comme par automatisme, obéissant à sa mémoire corporelle plus qu'à une réelle attention portée à la direction que nous prenions.
— Il va bientôt pleuvoir, constata-t-il d'une voix émue alors que je m'efforçais de me tenir à sa hauteur.
— Je sais, et c'est pourquoi nous devrions rentrer le plus tôt possible, mais ralentis, s'il te plaît !
Même s'il ne manifesta aucun signe envers ma direction, je sentis notre course devenir de moins en moins effrénée. Les draps accrochés aux fenêtres des hauts bâtiments à nos côtés volaient au vent, claquant comme s'ils voulaient causer le plus de raffut possible.
Bientôt, nous étions dans un méli-mélo de ruelles dans lesquelles je n'avais jamais mis les pieds.
— Aries, tu es bien sûr de la route ?
— T'inquiète pas, Cassiopée, je sais où je vais. Mais attends.
Il stoppa net et je dus revenir sur mes pas après l'avoir dépassé brusquement, sans pouvoir m'arrêter en même temps que lui.
— Je veux juste te montrer quelque chose.
— Fais vite, Aries, la pluie va nous tomber dessus d'une seconde à l'autre...
L'orage grondait déjà, mais un sourire étira les fines lèvres du garçon.
— On s'en fout. Justement, personne ne sera dehors.
Était-ce réellement une bonne idée ? Il n'était pas prudent de s'aventurer aussi longtemps à l'extérieur, mais la lueur dans la rétine de mon ami me fit flancher, le temps d'un instant. Si j'avais pu lui en vouloir il fut un temps – pas si lointain –, il y avait une chose de claire pour moi : je lui faisais confiance. Ce fut sûrement cette conviction qui me poussa à hocher la tête, discrètement, comme si c'était un code secret, ou tout simplement un secret, tâchant de me remémorer quels étaient les lieux importants à Gladius. La tourelle ? C'était la première réponse qui me venait en tête, mais c'était le lieu où les gardes se réunissaient quand ils étaient sommés de surveiller les côtes par leurs supérieurs hiérarchiques. Non, ce devait être autre chose. Peut-être un lieu secret ? C'était plus le genre d'Aries.
— Alors ? me demanda-t-il.
— D'accord.
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