10 | Écrire, c'est résister - première partie

D'habitude, dans les beaux romans que l'on racontait aux adolescents pour les faire rêver, quand le héros se réveillait le lendemain du jour qui avait fait basculer sa vie, il y avait systématiquement un battement pour récapituler ce qui s'était déroulé la veille. Quelques secondes où le protagoniste était empli d'un stress brûlant comme de la lave, ne reconnaissant pas les lieux, avant que quelques souvenirs brefs viennent s'insinuer au sein de son crâne pour le rassurer. Mais ce genre de moment n'était, pour moi, qu'une légende. En tous cas, lorsque mon esprit sortit de sa torpeur endormir ce matin-là, je n'ouvris pas les yeux tout de suite. L'entièreté de mon corps était percluse de courbatures, et lorsque je remuai légèrement mes jambes, j'eus l'impression qu'on écrasait ma silhouette de la tête aux pieds avec une pierre de plusieurs tonnes. J'étais épuisée, mais lorsqu'après avoir frotté mes yeux je les ouvris, un rayon de soleil se glissa dans mon champ de vision : il était clair que le soleil était déjà levé depuis un bon bout de temps.

Un juron anglais s'échappa d'entre mes lèvres sèches, et je me redressai péniblement en position assise sur mon lit. Je croisai les jambes, constatant qu'elles étaient recouvertes d'égratignures et de bleus ayant manifestement viré au noir. L'un d'eux se colorait déjà de jaune, sans doute passerais-je par chacune des couleurs de l'arc-en-ciel avant qu'il ne disparaisse. Mon regard balaya l'entièreté de l'étroite pièce : les volets étaient restés entrouverts et la porte était close. Le second lit du dortoir était vide, aussi en conclus-je que Lou était parti·e petit-déjeuner, assister à une réunion, sorti·e effectuer une mission dans la ville, ou que sais-je ! Je n'entendais que le silence et la rumeur grisâtre de la ville ne me parvenait même pas : nous étions trop loin des premières habitations pour pouvoir les entendre. Ce n'était pas plus mal, d'ailleurs. Comme partout sur cette planète, le son était devenu le mal, car tout ce qui retentissait n'était que de la peur, que de la haine, que du désespoir. Dès que vous commenciez à acquérir les codes de la vie en société sur les Terres d'Eques – l'empire sur lequel régnait Aquila –, vous étiez contraint à effectuer le deuil d'une vie où vous disposiez de vos droits humains les plus fondamentaux, une vie que vous ne connaîtriez clairement jamais. N'est-ce pas une horrible chose pour un enfant de grandir en deuil permanent ?

Cela faisait trop longtemps maintenant que ça durait, et il était urgent d'épargner cela au maximum de personnes. Je secouai la tête : c'était bien pour cela que j'avais rejoint cette Guilde des Bannis. Les premiers groupes de rebelles s'étaient formés aussitôt qu'Aquila s'était emparé du pouvoir en tant qu'héros de guerre – étonnant comme les gens désapprouvent un meurtre basé sur une revendication personnelle mais peuvent être heureux de confier le pouvoir à un homme ayant fait couler des millions de litres de sang au nom d'une dictature –, mais ils avaient tous été défaits les uns après les autres. Le principe même d'être un dirigeant sanguinaire est d'être paranoïaque : morts mystérieuses et moyens atroces mis en œuvre pour tuer et mater toute opposition supposée. Aquila faisait croire aux gens que c'était pour leur sécurité, mais qui tue les personnes aux opinions divergentes des siennes sur simple suspicion ? Des mensonges et des couleuvres, voilà ce qu'il faisait avaler à ses sujets à longueur de temps. Cela faisait trop longtemps que cela durait.

Un sourire nostalgique et plein d'espoir se dessina sur mon visage, et, pendant que je repoussai mes draps et me campai sur mes deux pieds, solide face à la tempête, une petite voix vint me murmurer une suite de mots à l'oreille.

— L'espoir, Cassiopée, l'espoir c'est pour les faibles, pour les personnes stupides, qui vivent sur leur petit nuage. L'espoir, c'est refuser de voir le monde tel qu'il est. Tu te mens à toi-même, disait-elle. Tes nouveaux amis te cachent quelque chose, cesse de le nier, l'espoir c'est idiot.

J'eus un sursaut et me retournai : qui était-là ? Mais je ne fis face qu'au silence, et ce dernier me renvoya en pleine tête ma solitude au sein de cette pièce exiguë. Alors j'empoignai les habits que j'avais préparés la veille : Élios m'avait affirmé qu'aujourd'hui, personne ne sortirait : j'assisterais à une réunion. L'entièreté de la Guilde des Bannis se réunissait pour discuter stratégies et coups à venir, et j'y étais conviée. Cela me paraissait être quelque chose d'onirique, comme si j'évoluais dans un rêve, un labyrinthe mental, et que je n'en trouvais pas la sortie. Par-dessus mes sous-vêtements, j'enfilai la seule belle tenue que j'avais prise : une combinaison noire, ceinturée et ample au niveau des jambes. Mon idée était toute simple, et, après avoir ouvert ma gourde préalablement remplie pour me passer de l'eau sur le visage, je m'engageai dans le couloir. Nous étions en plein jour, et cela fut pratique pour m'aider à mémoriser le chemin : je trouvai la salle à manger sans me perdre ou effectuer de détour incommensurable.

Lorsque je passai la porte de la pièce, je sentis de nombreuses paires d'yeux peser sur moi. J'avais conscience que cela cesserait au bout de quelques jours, mais je détestais plus que tout être le centre de l'attention et des conversations des gens qui m'entouraient. Il y avait encore une quinzaine de personnes qui prenaient leur petit-déjeuner, et je devinai que c'étaient les moins matinales du groupe. Je balayais la salle à manger du regard et remarquai mes trois repères : Élios et Aries échangeaient à voix basse dans un des coins de la pièce, et on voyait à plusieurs mètres qu'ils étaient en pleine conversation privée, visiblement tourmentés. Cela ne me surprit aucunement, et j'allai m'asseoir à côté de Lou, qui était manifestement en train d'avaler un bol à moitié plein de compote. Iel m'en proposa avec un sourire lorsque je lae saluai, et je m'en servis dans une des assiettes propres empilées sur la table.

Ladite compote était sucrée, très sucrée, et cela me fit un étrange effet : au bout de quelques minutes, je me sentais pleine d'une énergie nouvelle, mais cela était peut-être dû à l'euphorie qui courait dans mes veines. Si on avait été dans un film, une musique rythmée que j'aimais aurait peut-être accompagné le sourire nouveau qui se dessinait en étirant mes joues. La guitare m'aurait vrillé les tympans et je me serais levée en riant avant de marcher au ralenti avec le soleil dans mon dos. Mais nous n'étions pas dans un stupide film d'action où deux camps s'affrontent et où ça tire de partout : la contrainte à la défaite était bien plus insidieuse. Mais aujourd'hui, aujourd'hui, je me nourrirais d'espoir, et aujourd'hui, j'apprendrais à connaître les différents visages de ceux qui ne baissaient pas la tête. Aujourd'hui, on préparerait la révolte, tous ensemble, tous ensemble, tous·tes ensemble dans nos individualités plurielles.

— Dis-moi, Lou, attaquai-je après avoir bu un verre d'eau, j'ai une question.

Iel m'adressa un semblant de sourire et hocha la tête pudiquement.

— Quand as-tu rejoint la Guilde des Bannis ? Et quelles étaient tes motivations ? Et qui... Enfin, je veux dire... excuse-moi, j'ai des milliards de questions pour chaque membre, je ne veux pas paraître intrusive.

Je passai une main sur mon visage et me frottai les yeux. J'eus un petit rire nerveux : j'appréhendais toujours le moment de faire plus ample connaissance avec les gens, j'avais de réelles difficultés à intégrer des codes, et il m'arrivait souvent d'être maladroite dans la manière dont j'abordais les choses. Lou m'assura que ce n'était pas grave et m'écouta me confondre en excuses et questions lunaires.

— J'ai grandi en m'accommodant de la vie qu'on m'offrait : après tout, on ne m'avait jamais montré que d'autres modèles étaient possibles, et, par conséquent, je ne le savais pas. Je lisais beaucoup, et, même si, après réflexion, la censure gouvernementale ne me permettait de découvrir que des histoires extrêmement normées et qui ne laissaient pas de place aux différences de chacun et chacune ou à l'imagination et la réflexion sur des sujets complexes, cela m'a permis de m'évader dans d'autres mondes où j'avais l'impression d'être plus libre. En grandissant, j'avais appris à ne pas poser de questions, alors je me les posais à moi-même et passais des nuits blanches à tergiverser et remettre en question jusqu'à ce qui était le plus intrinsèque dans ma vie. Et sans même avoir accès à de la documentation, j'ai fini par comprendre que j'étais non-binaire. En cherchant un peu, j'ai trouvé de vieux documents qui avaient échappé à la censure et ai pu m'informer un peu sur ce qu'était la transidentité, et tout ce qui gravite autour. Bien sûr, je ne sais pas tout, mais comprendre que les normes qu'on m'imposait étaient créées de toutes pièces, ç'a été comme un déclic. J'ai rejoint la Guilde plus tard, vers l'âge de treize ans me semble-t-il. Aujourd'hui, j'en ai dix-sept, bientôt dix-huit. Et je veux que les gens prennent conscience de leur quotidien.

Iel avait débité sa réponse sans reprendre sa respiration, et je constatai que son visage avait pris une curieuse teinte rouge. Tout ce qu'iel venait de me confier semblait lui peser sur le cœur depuis un petit bout de temps déjà, et je lui demandai s'iel utilisait un autre pronom que iel. Lou me répondit par la négative et j'enregistrai cette information en lui souriant.

— Donc les normes sont quelque chose que tu as réussi à déconstruire, notai-je avec sagesse. Et que tu continues de déconstruire, bien évidemment.

— Oui, la déconstruction n'est pas un état constant mais une réflexion et une évolution dans la vie de tous les jours, tu sais, renchérit-iel en hochant la tête. Et toi, Cassiopée ?

Je pris le temps de réfléchir un instant et balayai la grande pièce du regard : Aries et Élios se dirigeaient vers la sortie, l'un derrière l'autre, comme deux corps inséparables l'un de l'autre, aussi insécables que s'ils avaient été attachés avec de la superglue. Je ne savais pas de quoi relevait leur relation, exactement, mais ils semblaient se comprendre comme personne d'autre, et je me surpris à me sentir reliée à eux et à cette sensation aussi grisante que nouvelle.

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