08 | Tu n'es pas seule, Cassiopée - seconde partie
Je marquai une pause, surprise moi-même pas ce discours aux tons colériques. Mais celui-ci eu pour effet ma libération immédiate : pendant qu'Élios défaisait le nœud autour de mes poignets, des centaines de pensées me traversaient l'esprit. Tout ceci était-il le début d'une histoire ? Ou cela avait-il débuté dès l'instant où j'avais rencontré Aries ? Ou bien quand je m'étais enfuie de mon village ? Ou même quand l'idée d'une fugue et d'une révolution avait commencé à germer dans ma tête ? Peut-être une histoire compte-t-elle des milliards de déclencheurs invisibles, auxquels on ne pense que plus tard ? Peut-être une histoire n'a-t-elle aucun commencement et n'est qu'un petit point de couleur parmi un dégradé arc-en-ciel sur la grande carte du temps ? Comment savoir ? Quoiqu'il en soit, quand je laissai mes bras retomber, une douleur vive commença à me lancer au niveau de la nuque, de mes épaules et de mon dos, aussi fis-je rouler mes vertèbres pour arrondir le haut de mon corps. C'était plus supportable. Pendant que je me frottai les poignets, je sentais les regards patients des trois autres personnes avec moi dans cette pièce, mais ne vis pas le regard gêné que lança Aries à son meilleur ami lorsque celui-ci posa ses mains sur mes épaules pour m'intimer de me redresser pour continuer la discussion. J'étais percluse de courbatures.
— Ça va aller, répondis-je à ce geste en m'en dégageant avant de relever la tête, lentement, précautionneusement, mais désormais sûrement. Ça va aller, merci.
Je lançai un regard à la porte qui nous maintenait enfermés dans cette pièce, puis observai cette dernière plus en détail. Le plafond était craquelé par endroits, mais de grosses poutres en bois semblaient maintenir l'ensemble, et les murs étaient presque entièrement masqués par les bâches que j'avais déjà remarquées. Les nombreuses ampoules éclairaient plutôt bien cet endroit sans fenêtres, et quelques cartons gisaient au pied d'un débarras d'affaires cassées, comme un bureau à, maintenant, trois pieds. Le quatrième avait été brisé en deux et des échardes pointaient vers l'extérieur de la cassure, comme un avertissement. J'interrogeai les trois révolutionnaires du regard : qu'allions-nous faire, maintenant ? Sortir de cette pièce ? Leur cachette se trouvait-elle ici, ou bien à un autre endroit dans cette ville ? Ou au-dehors, peut-être ? Avaient-ils encore quelque chose à me dire, par hasard ?
— On a encore beaucoup de choses à se dire, m'annonça simplement Lou avec un air d'excuse. Mais parlons comme des personnes civilisées.
Iel se tourna vers le débarras avant d'en tirer deux chaises, puis deux autres, et Élios l'aida à les porter jusqu'à l'endroit où je me trouvais. Aries me fixait d'un air surexcité et plein d'espoir, et, sans que je ne lui demande rien, me prit dans ses bras comme pour me rassurer.
— Désolé pour tout ça, me glissa-t-il à l'oreille. Je suis heureux de te savoir révoltée contre la vie qu'on nous fait mener autant que nous.
Je lui adressai un sourire crispé, encore sous le choc, mais posai mon derrière sur le siège qu'on me présentait sans sourciller ni tenter de marchander. Nous formâmes un petit cercle rapproché, assis près les uns des autres, et je savourai le repos physique offert par ce bref moment. Mes hanches semblèrent m'en remercier. Je détestais rester dans la même position inconfortable de nombreuses heures durant, c'était une véritable certitude. En prenant une grande inspiration, j'observai plus en détail mes trois interlocuteurs, et remarquai les grands yeux vert électrique de Lou. Quand iel vous fixait, son regard semblait vous transpercer, et ses mains aux doigts fins étaient ornés de bagues noires et argentées qui lui donnaient un air intouchable. Aries avait délaissé sa combinaison de protection contre le soleil, j'en déduisis que ce dernier ne devait pas passer dans le bâtiment. Mais après tout, quoi de plus normal ? Se réunir dans un endroit ouvert sur le monde quand on était un groupe rebelle et illégal semblait être une idée complètement suicidaire.
— Où sommes-nous, pour commencer ? demandai-je en attrapant cette idée au vol avant qu'elle ne s'enfuie dans le tourbillon incessant qui noyait ma conscience.
— Dans ce qu'on pourrait appeler notre quartier général. Notre planque. Enfin, tu vois c'que je veux dire, me répondit Aries sur un ton égal en laissant malencontreusement échapper un accent typiquement Gladiusard (Gladiusois ? Je ne savais pas quel était le qualificatif adapté. En tous cas, un accent tout droit sorti du lieu dans lequel il semblait avoir grandi, autrement dit la ville de Gladius). On est dans les quartiers détruits, dans les banlieues désaffectées. Ces immeubles ont été salement amochés pendant la guerre et personne n'y a jamais remis les pieds pour les reconstruire. Personne ne vient jamais ici, c'est aride, aussi est-ce un excellent lieu pour construire un groupe comme la Guilde des Bannis. Nous ne sommes pas très loin de la ville. Comme les emplois sont journaliers, parfois je viens ici au lieu d'aller travailler à construire des bâtiments, comme ma mère le pense. Le reste de l'argent vient du marché noir, que veux-tu... en tant que groupe rebelle, nous passons par les voies obscures pour effectuer ne serait-ce que le plus petit des gestes.
Je levai la main pour le couper dans son élan avant qu'il ne me raconte l'entièreté de sa vie en détail.
— Aries, Aries, d'accord. Attends, s'il te plaît. Je... combien êtes-vous ? Et certains d'entre vous sont-ils recherchés ?
Élios leva la main à son tour pour m'interrompre avant que je ne pose une question de plus, comme je m'apprêtais à le faire. S'il n'avait pas effectué ce geste, j'aurais déballé tout ce qui me tracassait l'esprit sans m'arrêter, et alors j'aurais tout oublié sans parvenir à obtenir les informations recherchées. Je lui adressai un geste de la tête compréhensif. Ce fut au tour de Lou de parler : quand iel ouvrit la bouche, toute mon attention était focalisée sur la présence dans l'espace qu'iel emplissait. Iel semblait avoir beaucoup de prestance, et je crois que ce fut à ce moment-là que je sus qu'iel serait un·e ami·e, peut-être lae premier·ère véritable dans ma vie. Ou, du moins lae plus important·e. Oui, sans doute. Appelait-on cela un coup de foudre amical ? Cette idée m'emplit de joie, et, en pensant à la nouveauté de ce concept, je lui adressai un grand sourire.
— Nous sommes un peu moins d'une cinquantaine en tout, ici, à Gladius. C'est peu, je l'admets, mais d'autres groupes évoluent un peu partout dans le pays, nous le savons. Et puis, en étant en effectif réduit, il est simple pour nous de nous organiser pour une tâche. Et nous sommes de manière générale en nombre suffisant pour l'effectuer, d'ailleurs. C'est une très bonne chose. Pour répondre à ta seconde question, ajouta-t-iel après avoir pris une pause dans sa tirade, aucun d'entre nous n'est recherché : personne n'a jamais vu nos faciès, et une grande partie de nos membres réside là de manière permanente car elle n'a pas de maison : ces personnes-là sont pour la plupart déclarées disparues. Aucune recherche n'est jamais ouverte pour les retrouver ; après tout, selon Aquila, ça ne fait que des bouches de moins à nourrir.
— Et... et que faites-vous, comme actions, au juste ? réussis-je à articuler aussitôt après en tentant de digérer la tonne d'informations dont on m'assaillait de toutes parts.
Les trois rebelles se consultèrent du regard, et, en toute logique, Élios me répondit – avec un air nouveau, un air d'envie de m'accueillir – à son tour.
— Nous organisons parfois des raids nocturnes pour voler de la nourriture, des armes et d'autres affaires à des soldats. Quelquefois, ceux d'entre nous qui savent s'y prendre avec les moyens informatiques dont nous disposons piratent l'accès aux enceintes son publiques, alors on y diffuse des musiques queer du Monde d'Avant à plein volume pour que tous les gens sortent de chez eux et les écoutent – c'est déjà une révolution en soi. On écrit beaucoup de poèmes. On ne peut pas les parachuter dans les rues bien évidemment, mais on les glisse souvent dans les boîtes aux lettres. On fait énormément de collages, d'ailleurs. Sur les bâtiments importants du gouvernement ou sur les murs les plus visibles, la grande majorité du temps. Et entre nous, on organise souvent des réunions pour discuter de tout ça et travailler en équipe. Quand on fait un gros coup, on a l'habitude d'organiser des fêtes avec les moyens du bord. Tu verras, c'est génial.
Tu verras ? Ces derniers mots me firent relever la tête. Je les répétai comme une question, un mantra, et cette interrogation qui me hantait prit soudainement forme. Un grand sourire s'étala sur le visage des trois acolytes, et Élios hocha la tête comme pour me confirmer que oui, les mots qu'il venait de prononcer voulaient réellement dire ce que je croyais qu'ils signifiaient, oui, Cassiopée, c'est tout à fait ça.
— Tu verras, Cassiopée, tu verras, répéta-t-il en réponse-miroir à mon incrédulité heureuse. Enfin, si tu acceptes de rejoindre la Guilde, bien sûr. Ceci t'appartient, nous ne te forcerons à rien.
— Vous rigolez ? Bien évidemment que c'est oui ! J'ai rêvé de ce moment tant de fois depuis que je suis petite, j'en ai rêvé tant de fois, tant de fois !
Je me penchai et pris mes trois nouveaux compagnons dans les bras : pour la première fois de ma vie, je me sentais soutenue. Je n'étais plus seule avec ma colère et mon espoir. C'était quelque chose d'inestimable, croyez-moi bien.
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