06 | Pensées - partie unique
J'ai une douleur dans la nuque.
Ce fut la première pensée qui s'imposa à moi avant tout le reste lorsque mon esprit accepta de sortir de sa torpeur endormie. J'aurais pu avoir un milliard d'autres préoccupations en cet instant, me direz-vous. Eh bien non : durant une petite demi-dizaine de secondes, je n'eus d'autre constat que la position de mon cou avait pour conséquence que je n'étais pas à mon aise. J'aurais pu avoir mal au niveau du crâne, comme une migraine, conséquence d'une possible drogue qu'on m'aurait fait ingurgiter de force, aux bras, s'ils avaient été tordus dans l'hypothèse où je me serais défendue sans m'en rendre compte, ou encore aux poignets ou aux chevilles, si Aries, mon agresseur, m'avait attachée pour que je cesse de me débattre.
Aries.
Aries...
Aries...
Aries ! Lorsque mes réflexions floues et dénuées de sens cheminèrent vers lui, je ne pus réprimer un sursaut. Je sentis alors un choc, puis ma tête dodeliner d'avant en arrière, m'arrachant un semblant de gémissement de douleur. Le reste de mon corps semblait comme anesthésié : je n'avais plus conscience ni de mes orteils, ni de mes mains frêles, ni de mes épaules pointues, de mon dos noué ou de mes genoux écorchés. Mon cou semblait raidi, comme s'il était resté dans la même position inconfortable de longues minutes – voire heures – durant. Ce qui était peut-être le cas. Comment savoir combien de temps s'était écoulé depuis que... depuis que quoi ? Comme pour la scène de l'homme maltraité par les soldats, tout était flou dans ma tête. Que s'était-il passé exactement ?
Un nouvel à-coup me fit me relever avant de retomber comme une poupée de chiffon, mon bras gauche retombant dans le vide, inanimé. Le reste de mon corps était plié en deux, ma main droite semblait bloquée, et j'avais comme la sensation qu'on appuyait contre le bas de mon ventre. Quelque chose m'entourait la taille, mais j'étais bien trop dans les vapes pour arriver à discerner ce que c'était. Je battis des paupières doucement, lentement, comme si le monde autour de moi avait continué à tourner en accéléré. Ma rétine me brûlait, comme quand j'étais épuisée. En moins d'une seconde, un flash revint se manifester.
Ce soir-là – enfin, comment savoir depuis combien de temps j'étais inconsciente ? –, j'avais brièvement parlé avec Aries. Rien de bien important me semblait-t-il, notre échange n'avait pas eu beaucoup de sens. Il avait voulu me décourager de tenter de réaliser le rêve qui me faisait tenir debout. Enfin, je croyais. Je n'en étais plus du tout sûre. Ses phrases contenaient-elles des messages cachés, un sens à décrypter en filigrane ? Cela ne m'aurait, après tout, pas beaucoup étonnée. Mais puisque, à moitié inconsciente, j'essayais de me rappeler de ce qui s'était passé, des taches de lumière semblaient vouloir consumer mes souvenirs, comme des objets célestes voulant résister au Néant d'un trou noir en s'étendant toujours plus. Comme un feu ardent. Comme des comètes sur lesquelles on ne tire pas des plans, mais des explosions de rayons. Comme des flashs d'une fête grisâtre et trop colorée où tu te sens à l'écart. Et cet éclairage obscurcissait ma réflexion jusqu'à m'en faire mal au crâne.
Impuissante, je remarquai que quelque chose dans ma poitrine semblait s'être bloqué, et que je ne pouvais plus prendre de grandes inspirations. J'haletais, par à-coups en tâchant de me raisonner : c'était le stress de mon enlèvement. Mon corps ne me répondait plus et je ne savais pas ce qu'on allait le faire. Tout pour ne pas m'avouer que de simples visions, ou des souvenirs immédiats peut-être, me submergeaient à m'en faire oublier mon prénom. En moins d'une seconde, mon bon sens m'échappa et plongea dans ce bain de lumière soudain et colossal qui me brûlait de l'intérieur.
— Putain de m... !
Un à-coup plus grand que les autres me fit échapper un hoquet de surprise, mais mes yeux s'étaient refermés et, de toute façon, je me battais pour que cet éclairage ardent ne me consume pas. Il était à l'intérieur de ma tête mais transparaissait sous mes paupières piquantes. Rester éveillée, même partiellement, devenait de moins en moins supportable, et je me sentais partir peu à peu.
Cette sensation désagréable s'atténua de manière croissante lorsque je sentis l'entièreté de ma silhouette chuter avant de subir un impact extrêmement violent sur un sol de terre battue poussiéreuse. Un infime moment plus tard, une grosse masse s'écrasa contre mon corps, et j'eus le souffle coupé pendant qu'un bruit étouffé s'échappait dans la direction opposée de mon tympan droit. Une suite de mots floue fut prononcée dans des tons rapides et hauts perchés. Le timbre de cette voix m'était familière, mais, comme pour les environs dans lesquels je me trouvais actuellement, celle-ci me semblait très lointaine, et je ne parvenais pas à discerner grand-chose. La suite de mes pensées n'était ni cohérente ni complète, et la lumière revint occulter ma concentration sur le présent.
— Éli, merde, relève-toi ! Qu'est-ce qui s'est passé ? C'était pas ce que je pense, hein ? Putain, Éli, je t'avais dit de faire gaffe avec ta protection !
La réponse attendue devint latente au fur et à mesure que le silence s'étirait pour prendre la forme de griffes, aussi crus-je pendant un instant que j'allais rester au sol longtemps avec cette douleur à l'intérieur de mon torse qui s'étendait et menaçait de me faire disparaître, comme un Néant plein de matière. Je sentis mon dos et mes jambes remuer légèrement mais difficilement, et la masse qui me compressait les côtes disparut.
— Ça va ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Montre. Je vais te remettre ta manche.
Rêvais-je, ou l'échange que j'arrivais à percevoir en pointillés n'avait aucun sens ?
— Merci.
Un calme tempétueux fit son apparition, et, d'un coup, la tension qui habitait mon organisme se volatilisa comme si elle n'avait jamais existé. La lumière redevint ténèbres, et je pus à nouveau raisonner normalement – enfin, le plus normalement qu'il est possible d'atteindre lorsque ses sens semblent s'être brouillés –, prendre conscience des points de contact de ma peau avec le sol : ma bouche était tordue contre la poussière, et je sentais un point de douleur sur mon front qui devait probablement saigner.
— Elle s'est réveillée ?
— On s'en fout, on ne peut pas se permettre de traîner dehors. Reprends-la sur ton épaule et magne-toi ! Magne-toi, on est bientôt arrivés !
Mon corps était toujours sans vie. Je sentis des mains m'entourer la taille puis les épaules, et je retrouvai ma position d'origine, perchée sur l'épaule de l'une des deux personnes qui m'avaient enlevée. Enlevée. C'était ironique, comme situation, tout de même. Moi, Cassiopée, j'avais donné ma confiance à quelqu'un trop facilement. C'était la première fois que ça arrivait : j'avais appris à être méfiante au fur et à mesure que je grandissais. Et là, je m'étais dit que Gladius était l'occasion pour moi de repartir de zéro, et j'avais payé le prix de cette euphorie qui avait entraîné le fait que j'avais baissé ma garde. Et dans ce monde, baisser sa garde était quelque chose d'absolument proscrit. Inimaginable. Moi, pour quelques jours de liberté après de nombreuses années à tenter de fuir les barreaux d'une prison invisible, j'en avais oublié ce qui était fondamental pour survivre.
L'humain pouvait être facilement distrait, on me l'avait toujours démontré. Personne ne me l'avait dit : cet enseignement ne m'a jamais été enseigné de vive voix. Mais mon expérience me l'avait démontré de nombreuses fois. Il est terriblement facile, voire dérisoire, de détourner un hominidé de son objectif ou de sa pensée de base. L'espèce humaine a beaucoup à apprendre de ce côté-là, me semblait-il. Je n'avais jamais pensé être exemptée de cette caractéristique, mais le constater en étant persuadée qu'il allait m'arriver des choses horribles par la suite était quelque chose de très différent. De bien plus douloureux, aussi. Je suis exactement au même niveau que ceux que je déteste, me répétai-je comme un mantra.
— Par-là, Aries, par-là ! lança, essoufflé, la personne qui me portait sur son épaule comme une vulgaire poupée de chiffon.
Celle qui était surnommée « Éli » par Aries, me semblait-il. J'avais entendu parler deux voix jusqu'ici si je ne me trompais pas, mais comment savoir combien de personnes se trouvaient autour de mon corps étourdi ? Les bruits de course de mes ravisseurs semblaient résonner au ralenti, en écho, comme dans un rêve, ou comme dans les mauvais films où les scènes importantes sont soulignées par cette quasi-mise en pause.
Une quinte de toux m'échappa, et la tension dans ma poitrine se relâcha complètement. Je ne rencontrais plus aucune difficulté à respirer, maintenant. Mon cerveau, parfaitement oxygéné maintenant, commença à se laisser aller ; et je sentais mes yeux, sous mes paupières papillonnantes, brûler et me tirer l'intérieur du crâne vers l'extérieur. Rien n'était plus désagréable que cette sensation de sommeil écrasante, alors que mes pensées s'accéléraient et se teintaient d'un bleu panique qui s'étendait de manière tout à fait exponentielle. Alors que tout dans ma tête semblait s'accélérer jusqu'à ce que je ne puisse plus comprendre ce qu'il s'y passait, ce florilège de pensées décélérait et s'endormait peu à peu, comme pour me replonger dans un état d'inconscience complète. Réussir à raisonner m'épuisait de plus en plus.
J'eus à peine le temps de penser que j'allais être livrée aux soldats pour atteinte à la sûreté dictatoriale et que faire confiance aux gens était une grave erreur que je sombrai dans les ténèbres une nouvelle fois.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top