05 | L'humain est cruel - deuxième partie
Et croyez-moi, j'aurais mieux fait de prendre mes jambes à mon cou. Mais je suis restée dans un état de sidération écrasant pendant un peu trop longtemps, je crois. Alors que je jetai un coup d'œil à ce qui se passait, mon souffle se coupa. Même si je ne pouvais pas voir exactement ce qui se déroulait dans la longue rue, des bribes de paroles parvinrent à mes tympans :
— Laissez-moi... laissez-moi ! Putain, mais lâchez-moi ! J'ai rien, j'vous dis ! J'ai rien ! Laissez-m...
La voix était grave, tremblante, et la fin de ses supplications s'étouffa dans une suite de râles maladifs. Un soupir méchant vint masquer le bruit du sang qui venait s'écraser sur le bitume et la terre sèche. Ils étaient quatre. Un homme, ou plutôt ce qui y ressemblait de loin, était à genoux sur le sol, la tête baissée, et sa frêle silhouette tremblait lorsqu'il prenait une inspiration pour se stabiliser. Il avait des cheveux courts, un t-shirt où collait la poussière et des traces de transpiration, un bandana autour du cou et un jean troué sur les genoux, effiloché sur les cuisses. Des baskets noires en tissu entouraient ses pieds, et je remarquai l'angle anormal qu'avait pris une de ses chevilles. Les deux soldats qui lui tiraient les épaules et lui bloquaient les coudes dans le dos avaient dû le passer à tabac. Un grand soldat se tenait devant lui et le toisait, le dominait de toute sa hauteur. Il portait l'uniforme réglementaire mais n'avait pas l'air une seule seconde de souffrir de la chaleur, un flingue à sa ceinture, et de grosses bottes coquées.
— Arrête de me mentir, siffla-t-il sèchement en détachant chaque mot pour être sûr de bien se faire comprendre.
— Mais j'vous jure, putain. J'vous jure que j'ai rien fait ! hurla le malheureux à ses pieds avant de se recroqueviller sur lui-même, dans la mesure du possible, en poussant un long râle au milieu de ses sanglots silencieux et de ses prières.
Le grand soldat releva imperceptiblement la tête. Il était de dos aussi ne vis-je pas le tic qui parcourut son faciès, mais ses larbins, c'était une autre histoire. L'un des deux décocha, de sa main libre, un coup de poing en plein dans le visage de l'homme à genoux, avant de souffler sur ses phalanges endolories par le coup. Le misérable le reçut sans plus émettre un bruit, sans broncher, sans doute épuisé de devoir encaisser de cette manière. Le grand soldat empoigna ses cheveux et lui tira vers l'arrière. Son visage resta dans l'ombre, mais, fébrile, je devinai les contusions qui le parcouraient de part en part.
— Tu mens, déclara calmement, froidement, l'homme. Tu mens comme tu respires, sale voleur.
— J'ai rien volé, rien, gémit l'autre.
Il répéta ce dernier mot comme une litanie, avant d'être interrompu d'un violent coup de pied dans l'abdomen. Il se plia en deux avant d'être secoué par les deux soldats qui tentaient de le maintenir immobile.
— Tu as volé quatre putains de pommes ! hurla le grand vétéran, perdant patience. Quatre ! Tu sais à quel point le vol est répréhensible ? C'est un crime. Un crime ! Un putain de crime ! Tu craches sur le travail acharné de respectables paysans, et tu oses nier ? Tu oses nier ? explosa-t-il.
Après de lourdes secondes de silence, l'homme releva difficilement, douloureusement, la tête. Il était dans l'ombre et parlait à voix basse, mais j'arrivai à distinguer l'essentiel de son discours articulé péniblement.
— Vous tabassez des malades pour qu'ils ne contaminent pas les autres. Vous tirez sans vergogne sur les hommes qui ne rentrent pas dans le rang, frappez leurs femmes, vous êtes des monstres, des monstres, des monstres, juste des monstres, rien que des monstres fanatisés, violents, le gouvernement que vous servez a conduit au fait que des gens comme moi se retrouvent sans autre solution que voler, et après vous leur tombez dessus en faisant croire que vous n'avez ne serait-ce qu'une seule once d'estime pour les paysans et les plus pauvres. Alors oui, j'ai volé quatre pommes, quatre pauvres pommes, mais qu'est-ce que ça peut faire ? Vous ne savez rien de moi. Vous vous en foutez, que je crève de faim, du moment que je ne viens pas déranger le petit ordre de vos vies bien rangées, hein ? Et puis, que votre accusation soit justifiée ou pas, est-ce que le traitement que vous réservez à ceux qui ne rentrent pas dans le moule a lieu d'être ? Vous n'êtes que des monstres, rien qu'des monstres, je vous dis, ponctua-t-il sa déclaration en crachant aux pieds du soldat. Dans les livres, les monstres prennent la force de créatures répugnantes, mais les véritables monstres ont forme humaine.
La seconde de trop qui ponctua la fin de son monologue fut accueillie par un nouveau coup de pied dans l'abdomen. C'est là que je me réveillai de mon état de sidération totale, et que je pris conscience de tout ce qui venait de se passer à quelques mètres de moi. J'avais déjà eu vent de ce genre de traitement, j'en avais déjà entendu parler par des bribes de conversations volées, le murmure du vent et la rumeur de la foule, mais le voir en vrai, ah, le voir en vrai, ça clouait sur place, ça faisait tout oublier, le temps d'un instant, même comment respirer, cligner des yeux, se servir de ses cordes vocales. Je pris soin de ne laisser échapper aucun couinement de surprise, aucun soupir d'indignement, et entendis quelques autres phrases de l'échange avant de me décider entre foncer dans le tas et cogner ou m'enfuir à toutes jambes.
— Tu sais quoi, voleur ? questionna le chef du trio de soldats comme s'il n'avait cure de ce qui venait de lui être craché à la figure. D'habitude, avec les gars dans ton genre, je ne perds pas de temps. Une balle dans la tempe, on n'en parle plus, plus du tout. Oublié, pouf. Tu étais humain, et ne te retrouveras plus qu'à l'état de larve, même plus d'un souvenir. Mais tu sais quoi ? Je vais passer l'éponge sur les propos que tu viens de tenir, car tu ne mérites même pas que je gâche une balle pour toi. À mes yeux, maintenant, tu n'es qu'un voleur. Et tu sais ce qu'on leur fait, aux voleurs ?
S'il s'était ragaillardi pendant qu'il parlait, la dignité qui était revenue habiter le cœur du malheureux était repartie tout aussi vite. Il murmura quelques mots que je ne parvins pas à discerner, et je me mis à courir, courir, courir, le plus vite possible, le plus loin possible aussi. Je ne savais que trop bien ce qu'on faisait aux voleurs, dans ce pays. Et pour rien au monde je n'aurais voulu en être témoin. Pour rien au monde.
Rien.
Alors je courus sans m'arrêter au travers de Gladius. Je courus, je courus, au rythme de ma respiration affolée, mes jambes tremblantes me portèrent jusqu'à l'autre bout de la ville, comme si je volais. Lorsqu'on est enfant, on se dit que voler doit être une sensation grisante, mais ce que je ressentais en cet instant était tout sauf agréable. La pure frayeur, la peur qui me tordait l'estomac dans tous les sens me donnait l'impression qu'une enclume pesait sur ton mon être. J'aurais pu courir jusqu'au bout du monde – la peur m'avait fait pousser des ailes à l'emplacement de mes omoplates – mais ma fuite fut stoppée lorsque, poussées à bout par cet effort brusque et soudain, mes genoux se dérobèrent sous moi, et que je m'étalai de tout mon long dans la poussière.
Je laissai échapper un furtif cri de surprise et roulai pour m'asseoir, sentant mon sac à dos rapper mon dos. Je m'étais écorché le genou, mais visiblement, rien de bien grave. La peau rougie à cet endroit-là me lançait, comme s'il venait d'être brûlé. Cette sensation était plutôt désagréable, mais ça allait passer. Ça allait passer.
— Mademoiselle ? Mademoiselle, ça va ?
Je relevai la tête, surprise d'avoir été vue par une passante. Elle se dirigea vers moi d'un pas léger, et me tendit sa main, que j'empoignai fébrilement pour me hisser sur mes pieds.
— Vous n'avez rien ? répéta celle-ci en me toisant.
Sa longue chevelure brun sombre était retenue en queue-de-cheval à l'arrière de son crâne. J'étais quelque peu sonnée, aussi ne reconnus-je même pas cette impression de déjà-vu lorsque je croisai son regard. La jeune fille avait les sourcils froncés et me toisait avec un mélange de curiosité et d'inquiétude non dissimulées. Je secouai la tête en guise de réponse.
— Vous êtes sûre que vous allez bien ?
Comme pour m'en préserver, les images de la scène à laquelle je venais d'assister semblaient disparaître de ma mémoire, floues, entrecoupées de tâches de néant colorées de sourires pour falsifier les émotions qui me tombaient dessus comme une pluie d'horreur.
Mais je me forçai à opiner du chef, certaine que mon mensonge se lirai sur mes traits.
Mais même si elle le remarqua, la jeune fille prit bien garde de le montrer. Elle m'adressa un sourire accompagné de deux longues fossettes.
— Ça va aller ?
— Oui, lâchai-je dans un murmure quasiment inaudible.
Elle oscilla d'avant en arrière puis repartit aussi vite qu'elle était venue : je la regardai s'éloigner, son port de tête royal découpant sa silhouette dans l'ombre des bâtiments de pierre. Je décidai de retourner à l'auberge. J'avais eu ma dose d'aventures malencontreuses pour la journée.
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