04 | Rencontre de l'espoir et de la résignation - seconde partie

— Et merde ! jura-t-il en murmurant, voyant qu'il n'avait pas atteint sa cible et que les deux animaux s'étaient enfuis, alertés par la menace.

Je le laissai s'éloigner de quelques pas pour aller récupérer son projectile métallique, et levai la tête pour observer le feuillage des arbres et ne pas écouter mon partenaire pester à tout va.

— Tu viens, Cassiopée ? Qu'est-ce que tu...

Il s'approcha de moi, et je lui indiquai les branches du chêne le plus proche. Aries les observa à son tour, attendit le temps de prendre une grande inspiration et redirigea son arme vers le point que je lui désignais... quelques secondes après, un écureuil frêle au pelage grisâtre heurtait le sol.

Nous courûmes vers lui. Aries le ramassa précautionneusement.

⸺ Il n'est pas bien gros, l'hiver s'est fini très récemment... si on pouvait en avoir une dizaine des comme ça, ce serait une bonne chose.


☆☆☆


Au final, notre gibier se limita à une huitaine de petits écureuils, une corneille noire et deux geais. Maigre récolte. Durant la grande période de catastrophes naturelles qui avait marqué la fin de l'Ancien Monde, les différentes espèces animales s'étaient soit éteintes, soit déplacées, ce qui faisait qu'aujourd'hui, faune et flore n'étaient plus que détraquées, jamais au bon endroit, jamais réellement adaptées. Darwin se retournerait dans sa tombe.

— C'est toujours mieux que rien, concéda-t-il alors que je m'appliquais à garder le silence, me repassant ses paroles en boucle, comme si mes pensées avaient été un vinyle rouillé.

Aries entoura les animaux morts dans de grands morceaux de tissus épais qui se révélèrent être des sacs de fortune. J'en pris deux sur quatre, interrogeai mon acolyte du regard, puis nous nous mîmes en marche pour retourner à l'auberge de sa mère. Le soleil, dans notre dos, commençait à se coucher : les ombres des arbres s'allongeaient, suivant nos foulées régulières, comme pour nous saluer. Il faisait de plus en plus froid, aussi accélérai-je le pas, le col de mon manteau remonté jusqu'aux oreilles.

— Aries... je peux te poser une question ?

— Tu viens de le faire à l'instant, pourquoi demandes-tu la permission pour une autre ? répliqua-t-il, pince-sans-rire, l'air mi-agacé, mi-amusé, prenant bien soin de laisser sa voix en suspens. Oui, bien sûr, Cassiopée, tu peux. Pourquoi ne pourrais-tu pas ?

— On m'a répété toute mon enfance de ne jamais en poser. Alors je ne sais pas vraiment... je préfère m'assurer que... enfin, excuse-moi, c'est idiot. Je... je me demandais si tu connaissais des gens qui pensent comme toi et moi. Qui veulent se libérer de... de tout ça. Et en libérer quelques autres, au passage.

— Personnellement, non. Mais j'ai ouï dire qu'un petit groupe du quartier Sud de Gladius avait collé des affiches de propagande gouvernementales détournées, ainsi que d'immenses prospectus agrémentés de slogans antidictatoriaux. La Guilde des Bannis, qu'il y avait marqué à côté d'ces affiches. Personne ne sait qui c'est, qui sont les fameux Bannis de cette Guilde. L'affaire a été étouffée par les autorités de la ville dès que ç'a été découvert, mais le bouche-à-oreille a fait son affaire. Bien sûr, la grande majorité des gens ont trouvé ça ridicule, et la rumeur a vite arrêté de circuler. C'est la seule information que j'ai pu avoir depuis, mais...

Il marqua une pause et leva ses sourcils, me faisant comprendre qu'il ne terminerait pas sa phrase. Ce n'était pas nécessaire. Aries semblait être un assez singulier personnage. Il s'exprimait de manière assez différente que l'homme du marché et même sa propre mère, mais il avait quelque chose, quelque chose qui le différenciait de la masse. Je n'arrivais pas à poser le doigt dessus. Il m'inspirait confiance, contre toute attente.

— Personne ne sait qui c'est ?

Il me balaya du regard sans cesser d'avancer, comme il l'avait fait lorsque sa mère m'avait présentée à lui. Ses pupilles suivirent le temps d'un soupir les oscillations de mon bras, puis il soupira, se murant dans un profond silence durant de nombreuses et pesantes secondes. Je n'osai pas le déranger. Il était une des premières personnes qui ne me traitait pas comme inférieure en raison de mon genre ou de ma couleur de peau.

— Non, finit-il par lâcher, comme si ce mot était un couperet vacillant exécutant une sentence. Non, personne. Pas à ma connaissance.

Je n'aperçus pas ses clignements d'yeux nerveux après ces paroles. Ses longues manches, qui recouvraient ses paumes de main, se soulevèrent au même rythme que ses frêles épaules. Nous marchâmes jusqu'à l'auberge sans dire un mot, nous laissant bercer par la couleur dorée de la lumière et la légère brise qui faisait danser le tissu de protection solaire qui recouvrait l'entière silhouette d'Aries. La barmaid nous accueillit avec son air gaillard habituel, insistant pour que je récupère et mange les quelques animaux que j'avais abattus au cours de la partie de chasse. Je la remerciai, grignotai un bout, puis montai me coucher dans la chambre miteuse qui m'avait été attitrée par cette femme si joviale.

C'était la première fois que quelqu'un me traitait respectueusement. Je m'interrogeai brièvement sur l'histoire personnelle d'Aries et de la barmaid. D'où venaient-ils ? Qu'est-ce qui avait poussé la jeune femme à ouvrir une auberge ? Quel âge Aries avait-il, au juste ? Avait-il des amis ? Des rêves, mis à part s'enfuir et protéger sa mère ? Quel était leur plus beau souvenir commun ? Où était donc le père du jeune homme ?

Mes questions bifurquèrent sur le groupe de résistants dont Aries m'avait parlé. La Guilde des Bannis. Qui en étaient les membres ? Où se trouvaient-ils donc ? L'Histoire des terres d'Eques était complexe. Mais l'existence de ce genre de groupe contredisait en quelque sorte ce que pensait Aries de la meute humaine, non ? Tous les individus n'étaient pas semblables.


☆☆☆


Le soir venu, aux alentours de dix heures et demie, je me remis à ma lecture. La lampe murale dégageait un teinte jaune-blanche vacillante.

Gladius a été reconstruite par des survivants une fois les dommages du détraquement climatique calmés, sur les ruines d'une ville autrefois appelée Barcelone, lus-je en passant mes longs doigts sur les pages du livre volé à la bibliothèque de mon ancienne école. C'était la capitale d'un pays appelé « Espagne ». Elle a été détruite pendant la guerre puis a été reconstruite, mais certains quartiers demeurent à ce jour toujours désaffectés. Oui, ça je sais, murmurai-je pour moi-même en tournant les pages que j'avais relues tant de fois avant de m'enfuir. Où est-ce qu'elle est, cette foutue page qui parle du découpage des quartiers actuels ?

Je finis par tomber dessus et relus le texte en clignant des yeux à intervalles réguliers, la luminosité piquant ma rétine. L'Ancien Monde s'était éteint il y a plusieurs millénaires... parfois, je pensais aux privilégiés qui étaient restés dans les bunkers géants pendant tout ce temps, se reproduisant sans savoir au bout de combien de temps les humains reverraient la lumière du soleil.

La ville de Gladius, vue du ciel, a une étrange forme d'hexagone, lus-je dans un murmure. Durant le siècle dernier, avant que le Roi Aigle n'accède au pouvoir, les communautés locales sont tombées d'accord pour effectuer un découpage de la ville en cinq districts : quatre quartiers portant le nom des points cardinaux, et un plus grand espace au centre, qui regroupe la majeure partie des magasins, des lieux importants tels que la mairie, des cabinets médicaux, des loisirs et des grandes habitations. Le « quartier-centre », comme on l'appelle, a acquis la réputation de « district des bourgeois » : en effet, les familles pouvant se payer les services ou appartements s'y trouvant sont souvent les entourages des personnes importantes dans le monde de la politique ou des gérants d'entreprises implantées dans ce quartier-centre.

Je soupirai. Les gens se trouvant dans ce genre de quartier de riches devaient adhérer comme un troupeau de moutons aux idées du gouvernement pour ne pas risquer de perdre leur argent et leur renommée.

Sans doute me trompais-je, même si je n'en étais pas encore consciente. Souvent, les plus opprimés avaient pris l'habitude de se taire, par dangerosité ou, tout simplement, impossibilité. Impossibilité car trop de danger, pas assez d'énergie. Une poignée de privilégiés avaient peut-être conscience des inégalités, un côté humaniste pas tout à fait éteint, et savait avoir de l'influence, donc une plus grande facilité pour faire bouger les normes et dénoncer ce qui n'allait pas. Un plus grand poids pour une prise de conscience collective. Ces personnes n'étaient certes pas majoritaires, mais elles existaient. Je ne l'avais pas encore compris, mais cela se révèlerait à moi tôt ou tard.

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