Ce que c'est que d'être
Dans le tumulte de Namess, où l'alcool coulait plus librement que l'eau potable, personne ne s'attendait à ce qu'une jeune femme jaillisse d'un tonneau, ivre de bière et de défis.
— J’ai bu tout mon saoul,beugla-t-elle avec un fort accent chantant, décrivant les mots comme des mélodies.
— Qu'est-ce que tu fous ici, gamine ? Un des hommes l'approcha, dans une position qu'elle comprit être une menace de se faire attraper.
— Je suis une jeune fille gentille, ne me jette pas dehors, je me suis perdue. Elle leva une main en signe d'aumône, mais les deux grands gaillards sourirent d'un air cruel, pied de biche en valeur dans les airs au-dessus de leurs têtes.
— Ça veut dire que t'es de la marchandise, alors?
La brune tapa dans la barrique au sol, déstabilisant le peu de concentration de l'homme d'en face. Elle sauta sur le mur, se propulsant pour éviter le deuxième ; elle se balança alors dans la cave en renversant les tonneaux un par un, la salle, couverte de vins et de bières, elle glissa, éclatant sa tête sur le sol.
Le bruit sourd de sa tête heurtant le sol résonna dans l'arrière-boutique, couvrant presque les jurons des deux hommes. La jeune femme, étalée au sol, cligna des yeux en essayant de reprendre ses esprits. Une fine traînée de sang coulait de son front, mêlée aux flaques d'alcool qui tapissaient le sol.
L'homme au pied de biche la toisa d'un regard mauvais. Doucement, elle prit un peu de son sang et de l'alcool éparpillé dans ses mains.
Son cœur battait vite. Elle attendait le bon moment. Le pied de biche levé tomba comme un jugement sur elle. Elle roula sur le sol, jetant les quelques gouttes sur son visage de malfrat. Sa tunique souillée, elle déguerpit aussi vite qu'elle le put. Elle passa la porte. Nombre de clients la dévisageaient. Certains avaient de la nourriture en bouche dont le jus s'écoulait dans leurs assiettes.
Les lampadaires à vapeur de sodium éclairaient les convives. Le chef du restaurant, grand à la barbe tressée, muni de son hachoir, la pointa du doigt.
—Celui qui l'attrape aura un buffet gratuit, hurla-t-il de pleins poumons.
Les gens avides, quelques clients bedonnants se ruèrent vers elle. Les jambes de la fille se tendirent et la fatigue la fit courir en ligne droite. Sauter par-dessus les gros habitués et les tables, souillant la réception alors qu'elle était encore saoule. Elle courut encore jusqu'à la porte, mais sa bouche saliva. Elle sentit sa tête tourner et vomit ses tripes sur le sol, deux fois avant qu'elle ne se sente vide. Les quelques morceaux de grumeaux attachés à ses lèvres, seuls, semblaient repousser les fous furieux à vouloir sa peau.
Elle recula en ricanant, mais une lourde charge vint se déposer sur ses épaules. C'était le gérant.
— Toi, soupira-t-il. Je ne t'en veux pas, mais aie l'obligeance de me nettoyer ce merdier, s'il te plaît.
Avec la transpiration sur son front, sa bouche pâteuse et ses réflexes endormis, elle fait oui de la tête.
— Bien sûr, affirma-t-elle.
Les deux hommes de l'arrière-boutique, en sortant de celle-ci, firent paniquer la jeune fille qui fracassa son pied dans les parties intimes du chef. Ouvrant la porte, elle atteignit la falaise. Il lui restait à descendre les escaliers.
Avant de partir, elle se retourna, le regard plein de détermination, se pointant avec un menton bien haut.
—Ne vous inquiétez pas, quand je reviendrai, je serai devenue assez riche pour vous dédommager, vous et tout le village. cria-t-elle à la face du vent, ses cheveux s'engouffrant dans sa vision alors que le chef posait sa main sur le sol pour avancer dans le mélange de vert et de jaune de la peinture stomacale de la femme.
— Reviens.
Elle courut dans le vide. La montagne haute de quinze mètres, elle fit un roulé-boulé, s'accrochant à des branchages qui l'écorchèrent, quelques brèves sensations d'adrénaline dans ses jambes lorsqu'elle se freinait, et elle atterrit en bordure de ville, couverte de taches bleues et de griffures rouges.
Elle s'infiltra dans la ville noire où les maisons de bois décrépites coulaient d'un liquide embué sur le sol, se concentrant dans le canal de Namess que les habitants consommaient comme "de l'eau potable".
Enfilant sa capuche dans un vêtement de toiles rongées par les vermines, elle aperçut deux enfants taper du pied la tête d'un plus jeune.
La jeune femme, encore chancelante et endolorie de sa descente chaotique, fronça les sourcils en voyant les deux enfants s'acharner sur le plus jeune. Son instinct lui criait de détourner les yeux et de continuer son chemin ; elle avait déjà assez de problèmes pour la soirée. Mais le petit cri étouffé du garçon, suivi d'un gémissement plaintif, la stoppa net.
Elle soupira, passa une main dans ses cheveux emmêlés, et avança vers eux en titubant légèrement. Les deux enfants, engrossis par la pauvreté et l'arrogance de leur jeunesse, ne prêtèrent pas attention à sa silhouette couverte de poussière et de sang séché.
— Eh ! lança-t-elle d'une voix forte, les faisant sursauter. C'est quoi cette affaire ? Vous croyez que c'est un punching-ball ?
L'un des deux enfants, un garçon un peu plus grand et gras, se retourna en ricanant.
— T'as quoi à voir là-dedans, toi ? Retourne dormir, vieille clocharde.
L'insulte lui arracha un sourire. Elle fit craquer ses doigts.
— Vieille clocharde, hein ? Vous allez me faire pleurer. Maintenant, dégagez avant que je décide de tester mon humeur sur vos petites faces rondes.
Le second enfant, plus maigre mais visiblement plus futé, tira son camarade par le bras.
— Viens, Tavo. Elle a l'air bizarre.
Tavo hésita, lançant un regard furieux à la jeune femme, avant de cracher au sol et de reculer.
— C'est pas fini, sale sorcière.
Elle haussa les épaules, puis se tourna vers le gamin à terre. Il était frêle, à peine vêtu d'une chemise trouée et d'un pantalon trop grand pour lui. Il se redressa en tremblant, les yeux rougis par des larmes contenues.
— Tu vas bien, petit ? demanda-t-elle d'un ton adouci, tendant une main pour l'aider.
Il la fixa avec méfiance, reculant légèrement.
— Vous… Vous m'avez sauvé, pourquoi ? murmura-t-il, ses yeux rivés sur elle.
Elle soupira en baissant la main.
— Je fuis ce monde autant qu'il me fuit, gamin, mais je ne laisserai pas un enfant se faire exploser la face.
Le garçon hésita et lui tendit une feuille de papier gribouillée et écrasée. Dessus, une forme serpentine irrégulière et tremblotante, des sortes de feuilles attachées à son dos et du feu qu'il expulse de sa bouche.
— Un Dragon ? Tu dessines bien, mais il faut t'améliorer et surtout, Elle se penche en lui montrant le dessin. Ne montre jamais cette feuille à personne. Je comprends pourquoi ils t'ont attaqué. J'aurais peut-être fait pareil si j'avais leur âge.
Le garçon hocha la tête et s'en alla en courant à travers le bitume craquelé, manquant quelques pas ; sa silhouette se dispersait dans la brume .
La jeune fille sifflote, retirant sa capuche , un air joyeux dans la tête la fit avancer par grandes enjambées. Elle sentait que son quota de bonnes actions , rempli aujourd'hui, ne le serait pas demain.
Elle ouvrit la porte d'une maison terne aux bois rongés et à l'architecture d'église et une jeune fille sauta dans ses bras.
— Dada s'amusa-t-elle à la tirer par la main , enjouée.
— Dada. J'ai enfin réussi le jeu . Elle montra du doigt une maquette de train sur un circuit de métal. La plupart des pièces, rouillées, dataient d'un autre temps.
— Par Dryass, tu es formidable, ma chérie. Elle lui shampouina la tête vigoureusement en posant un baiser sur son crâne.
— Tu reviens vite, j'espère ? demanda-t-elle les yeux attristés de voir sa sœur se détourner d'elle, la main agrippant le simple doigt qui lui fut offert.
— Promis, lui dit -elle en signant d'un pacte de coup de tête.
La jeune femme referma la porte derrière elle, s'appuyant brièvement sur le bois usé, son sourire se fanant lentement. Elle prit une grande inspiration, ses pensées dérivèrent vers le chaos de la soirée.
« Un jour de plus », murmura-t-elle pour elle-même avant de s'avancer dans la ruelle étroite, le regard fixé sur les ombres dansantes sous les faibles lueurs des lampadaires. Namess, la ville aux rêves brisés et aux espoirs étouffés, lui pesait chaque jour un peu plus. Mais quelque chose en elle refusait de céder à cette fatalité.
Elle marcha en direction des docks de Namess, où la mer noire reflétait les lumières des maisons misérables. Les bruits de vagues se mélangeaient aux murmures des passants.
Elle resta silencieuse quelque temps. Dix minutes environ , pour se reposer.
Un grand bruit vint étayer son instinct primaire , des explosions et des personnes courant dans toutes les directions.
« La mare de sang », pensa-t-elle.
Elle arriva sur la place centrale , des corps entassés dans les flammes et un homme aux longs cheveux noirs en pagaille la traversant de son regard animal . Dans les décombres de cadavres , elle crut reconnaître sa petite sœur.
Elle fonça vers les morts, mais un homme lui enserra le bras de griffes bleues ; elles étaient immenses . Il l'a projeté plus loin et sa tête cogna la fontaine communale.
Le sang coula de ses tempes , l'homme sur la pile de cadavres s'en alla sans demander son reste.
La rage s'écoulant dans ses veines vint frapper le sang pulsant de son crâne, et des griffes vertes se dessinèrent sur ses mains, arrachant sa peau . Elle se propulsa , traversant la cage thoracique de celui qui l'avait jetée comme une vulgaire chaussette, et arracha son cœur.
Le ciel serpentait dans son dos d'un rose orangé , des ailes de victoire ,alors qu'elle se tenait sur les cendres de ce monstre,le teint blafard, le souffle rauque.
Elle observa ses mains, son cœur tapant contre sa poitrine , ses pensées vides , obscurcies. Les villageois s'amassèrent en groupe autour d'elle et se prosternèrent,face contre terre.
Nessa est une Nés-Dragons. chantonna un vieillard.
Le petit garçon qu'elle avait sauvé précédemment la tenait par sa vieille robe.
— Je veux partir loin d'ici. Qu'est-ce que tu veux, toi?
— Moi. Elle s'affala sur le sol ,genoux pliés. Je veux venger ma sœur, je veux devenir quelqu'un, mais je ne sais pas ce que ça veut dire.
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