2. OK Karaoké

— Esteban ! Je crois qu'il y a encore des clients qui forniquent dans le box.

   Je râle d'exaspération, mais quelques secondes suffisent pour qu'un sourire se dessine sur mes lèvres. Madre de Dios. Les gens ont le feu au derrière, ma parole. Un coin sombre plutôt confortable, et ça y est, c'est parti leurs kikis. D'ailleurs, c'est pour cette raison qu'à la base, j'ai enlevé le verrou sur toutes les portes. Enfin... ça ne les freine pas pour autant.

Mathieu, mon associé et meilleur ami, m'adresse une mine contrite, avant de laisser, lui aussi, échapper un rire. On ne peut vraiment pas rester sérieux deux minutes.

— On fait quoi ? On les laisse continuer ou on tape à la porte ? me questionne-t-il, les mains sur les hanches.

Je me gratte la nuque et appuie mes coudes sur le comptoir en verre fumé de la réception.

— Comment tu sais qu'ils sont en train de baiser ? interrogé-je mon ami, relevant un sourcil.

— Sincèrement, après tout ce temps, tu crois que je ne sais pas reconnaître le bruit de gens qui baisent dans un box privé ? En plus de faire un boucan du tonnerre, on entend le cuir de cette pauvre banquette qui couine à chacun de leurs assauts.

      Je glousse une nouvelle fois. Il me fait trop marrer avec ses grands gestes théâtraux et sa frange blonde qui virevolte dans tous les sens. J'ai beau lui marteler que la coupe de Justin Bieber n'est plus à la mode depuis des siècles — Justin Bieber lui-même porte une autre coiffure depuis longtemps —, monsieur résiste car il veut se donner, je cite, un « look de surfer mêlé à un look de crooner vintage ». Pour séduire les damoiselles, apparemment. Je ne suis pas certain que ça marche, mais c'est son choix. Et c'est mon pote. Je l'aimerais même s'il arborait une crête iroquoise.

— Peut-être qu'ils chantent de l'opéra avec énergie ? Ils sont si inspirés qu'ils ont décidé de sautiller sur la banquette ? tenté-je de plaisanter en haussant les épaules.

— Mec, on n'a aucune chanson d'opéra dans le répertoire.

— Oh, révise tes classiques, il y a bien quelques titres de Maria Callas, de Pavarotti et de Bocelli.

Il lève les yeux au ciel et tire une moue boudeuse que je connais si bien.

— Écoute, c'est toi le patron. Tu décides, moi, j'en ai marre, se plaint-il. C'est le troisième couple de la semaine, putain. À croire qu'il n'y a pas d'hôtels en hiver.

— Je te signale que tu es mon associé, de ce fait, nous avons les mêmes responsabilités dans l'entreprise, rétorqué-je. Et puis, si on rafle la clientèle des hôtels, c'est toujours bon pour le business...

     J'éclate de rire à le voir secouer la tête d'un air ronchon, avec sa mèche de Justin Bieber qui balaie son front au moindre mouvement. Son expression est trop hilarante quand il tire la gueule. Surtout lorsqu'il me fait comprendre que mes blagues sont archinulles.

Est-ce que je suis le seul à encore plus me poiler lorsque les gens s'agacent de mon humour ? Tant que cela me fait rire, c'est l'essentiel.

Bon... J'essaie tout de même de reprendre mon sérieux.

— Par contre, ce n'est vraiment pas fun lorsqu'ils laissent des capotes, voire des traces dégoûtantes, continué-je en grimaçant. Donc, je vais m'en occuper de ce pas.

    Mathieu soupire de soulagement tandis que je me redresse pour accomplir ma mission de patron des lieux. C'est qui, le boss ? Il faut bien se dévouer de temps en temps.

— Bonne chance, mec ! me lance-t-il avec un air satisfait, un large sourire jusqu'aux oreilles.

Tu as gagné, cette fois, poto. Mais ce n'est que partie remise.

    

    Être gérant de karaoké n'est pas aussi facile qu'il y paraît. Mettre à jour les chansons du répertoire, supporter les chanteurs amateurs qui se prennent pour des stars interplanétaires, réprimander les fornicateurs... Non, je plaisante. Sincèrement, je m'éclate dans mon boulot.

Depuis quelques mois, l'entreprise marche plutôt bien, même très bien. Je ne sais pas si c'est l'influence de la culture asiatique, notamment coréenne et japonaise, dont les jeunes raffolent de nos jours qui fait grimper nos chiffres, ou les supers idées marketing de Mathieu.

Aujourd'hui, nous avons des partenariats avec les restos et fast food du coin. Les clients peuvent ainsi commander toutes sortes de boissons et snacks dans leurs box. Forcément, ils se sentent tellement à l'aise que ça entraîne des dérives...

Nous organisons aussi des concours, des soirées à thème, des événements d'entreprise ou privés.

      Les lieux ont également subi un coup de peinture et le passage d'un designer professionnel. Désormais, les sièges confortables en cuir, la moquette douce, la lumière tamisée en contraste avec les tableaux acidulés, happent les arrivants comme des marshmallows.

Bref, depuis que Justin Bieber a intégré la société, un nouveau souffle s'est emparé d'OK Karaoké.

     Pourquoi ce nom ? À vrai dire, je n'en sais rien. Avec mon frère, lorsque nous avons fondé la boîte, on trouvait que ça sonnait bien. De toute façon, du moment que les gens comprennent que c'est un karaoké, c'est l'essentiel.

Mon frère... C'était son idée, son projet, son bébé. Une douce chaleur se diffuse dans ma poitrine à son souvenir. Stefano, tu serais si fier. Mathieu et moi on s'occupe bien de ton bébé maintenant.

Après avoir contourné le couloir violet foncé, mes pas me mènent devant le fameux box. Effectivement, on les repère à dix kilomètres à la ronde. 

Déjà que vous forniquez dans un endroit où c'est interdit, en plus, vous n'êtes pas discrets ? C'est à se demander s'ils ne sont pas exhibitionnistes sur les bords.

     OK. Je prends mon courage à deux mains et toque à la porte. Le vacarme ne semble pas s'arrêter. Mon poing frappe alors bruyamment sur le bois. BAM. BAM. BAM. BAM.

Aïe, j'en ai mal aux phalanges. Enfin, les gémissements cessent. Quelques secondes après, un timide « Oui ? » se fait entendre.

Pour bien leur foutre la honte, je prends ma voix de baryton et m'époumone :

— LE SEXE DANS LES BOX EST INTERDIT ! MERCI D'APPLIQUER CETTE RÈGLE, SINON VOUS SEREZ EXCLUS À VIE.

Silence. Puis, je perçois un raclement de gorge.

— Pardon, monsieur, pardon.

— On ne recommencera plus, promis !

— VOUS AVEZ INTÉRÊT !

       Satisfait, je tourne les talons et reviens à la réception. Mathieu m'accueille tel un chevalier qui rentre victorieux de la guerre, en m'adressant des pouces en l'air. Il est rivé sur l'ordinateur de bureau.

Lorsque je lorgne l'écran, j'aperçois un genre de dessin avec des pictogrammes.

Mon ami se retourne vers moi, ses yeux azur emplis d'un mélange de fierté et d'excitation.

— Regarde ce que j'ai commencé à imaginer, pendant que tu engueulais la clientèle.

      Je distingue une affiche où des bonhommes qui s'emboîtent sont surplombés d'une grosse croix rouge. En dessous, s'inscrit en lettres capitales : INTERDICTION DE FORNIQUER DANS LES BOX SOUS PEINE D'AMENDE POUR EXHIBITIONNISME.

Je ris à gorge déployée.

— Excellente idée ! m'exclamé-je. C'est du pur génie. Dès ce soir, on les placarde !

     Il hoche la tête de jubilation. Sur ces entrefaites, le couple coupable se présente à nous, la figure rougie, les cheveux emmêlés et les vêtements froissés. Heureusement qu'ils ont déjà payé le forfait, ils peuvent filer discrètement. Cependant, je ne peux me retenir de les taquiner une dernière fois.

— Faites gaffe quand même, on a installé des caméras dans les box.

   Estomaqués, ils se retournent d'une traite. Leurs bouches forment un O parfait sur leurs visages, leurs yeux ressemblent à des balles de ping-pong.

— Il plaisante, il plaisante ! intervient Mathieu. Mais ne recommencez plus, OK ?

— O...OK, OK, souffle faiblement le garçon qui prend immédiatement la poudre d'escampette en entraînant sa compagne.

— OK Karaoké, conclus-je.

— T'es trop con ! s'esclaffe mon ami.

On en rit à se tenir les côtes. Ah, Madre de dios. Qu'est-ce qu'on s'amuse.

    Lorsque la séance de rigolade cesse, je finis par m'asseoir aux côtés de Mathieu. Allez, on se bouge les miches Este, faut quand même se mettre à bosser au bout d'un moment.

       J'ouvre machinalement mon agenda. Mes yeux se posent sur la page de garde où j'ai calé une photo de mon frère et moi, le jour de nos vingt-ans, sur la plage de Tijuana, en vacances chez notre grand-mère. Stefano, toi aussi, tu te serais bien fendu la poire.

         Les gens ont toujours eu du mal à nous distinguer. Nous nous ressemblions comme deux gouttes d'eau : des cheveux châtains bouclés, un nez aquilin, de longs cils recourbés, de grands yeux noisette aux reflets dorés, des lèvres ourlées, les pecs bien dessinés — ben oui, l'importance d'entretenir son corps —, le sourire plaisantin.

      Sauf que j'ai une cicatrice sur l'arcade sourcilière gauche, due à un stupide accident de volley quand j'avais treize ans. Le coude d'un passeur qui ne m'a pas raté. J'ai pissé le sang pendant un temps qui m'a paru interminable. Depuis, je n'ai plus rejoué au volley, alors que j'adore ce sport.

      En parcourant le programme de la semaine, je réalise que nous n'avons pas encore sorti les décorations de Noël, et qu'il faudra mettre en place les promotions spéciales de fin d'année.

— Hey, Matt, faut pas qu'on oublie d'installer le sapin et les décos de Noël, on est à la bourre, lui affirmé-je en montrant du doigt le calendrier qui affiche la date du jour : le 5 décembre.

— Ah, non. Sans moi. Tu sais bien que je déteste cette fête commerciale, même si j'avoue qu'on fait notre plus gros chiffre en décembre. Je trouve ça d'un kitsch.

Il secoue la tête en tirant la langue de dégoût.

— T'es désespérant, tu le sais, ça ? C'est beau, Noël ! m'exclamé-je.

       Il boude de nouveau tout en continuant à peaufiner sur Photoshop le fameux dessin qui interdit la fornication dans les box. Je m'avoue vaincu :

— Bon, c'est bien parce que tu as trouvé cette idée lumineuse d'affiche anti-coït. Cet aprèm' je me chargerai du sapin et de toute la déco. Par contre, les prochains qui font des galipettes dans un des box privés, c'est pour ta pomme.

       Matthieu opine du chef en levant les yeux au ciel. Comment peut-il arriver à dire oui et non à la fois ?

Il me scrute ensuite de long en large, puis finit par m'adresser un sourire affectueux.

— Oh, Este. Arrête de faire comme si c'était une corvée, je vois tes gros yeux qui brillent d'excitation. Je parie qu'en plus des décos de l'année dernière, tu vas encore aller dépenser des sous pour nous ramener un cerf en bois tout mignon et des guirlandes en bottes de père Noël.

      Il ponctue sa déclaration d'une bouche en cœur et de cils qui papillonnent, pour se moquer de mon éternelle âme d'enfant.

— Ben ouais, c'est mon kiff, et alors ? C'est toi que je plains de ne pas trouver ça magique !

      Matthieu balaie les airs d'un revers de main pour mettre un terme à ce débat, où de toute façon chacun campera sur sa position.


      Le carillon de la porte d'entrée nous signale soudain l'arrivée de quelqu'un. Je reconnais tout de suite Bintou, la factrice, avec son inévitable gilet jaune et son sourire chaleureux.

— Salut, les garçons, vous allez bien ? Je vous amène le courrier ! scande-t-elle.

— Hey, salut Bin' ! Ça va super et toi ? lui répond Matt.

— Coucou toi ! répliqué-je à mon tour. Super, à part qu'encore une fois, un couple ne s'est pas retenu de faire des cochonneries dans l'un des box.

Elle s'esclaffe en affichant ses dents d'une blancheur aveuglante.

— Après, avec un gérant aussi séduisant, on peut comprendre que ça leur donne des envies, plaisante-t-elle en me lançant un clin d'œil.

— Hey, et moi alors, je pue ? s'offusque Matthieu, jaloux.

— Roh, toi, depuis que tu m'as battue au défi Chansons françaises des années 80, je te cause plus ! s'insurge-t-elle. Le bogosse latino, en revanche...

— Arrête ou je vais rougir !

   La factrice me pince les joues de ses doigts musclés — bah oui, ses doigts sont vraiment musclés à force de transporter des colis. Elle dépose une pile de lettres sur le comptoir, puis nous salue de la main en faisant volte-face. 

Elle nous adore, et c'est réciproque. Enfin. Elle m'adore moi, et apprécie vaguement Matthieu.

   Oui, j'avoue que les gens m'aiment bien. Je suis un mec sympa et charmant. Sans oublier modeste, bien sûr. Avec Bintou, ce n'est que des taquineries, évidemment. Elle est mariée à Oscar, un homme très gentil qui l'accompagne de temps en temps aux soirées d'OK karaoké, et elle élève deux petites teignes, Malia et Djibril.

— Tu ne veux pas un café avant de partir ? l'interpellé-je.

— Ou une revanche rapide, micro contre micro ? suggère Matt, prêt à en découdre.

— Merci, les garçons, vous êtes adorables, mais j'ai beaucoup de boulot aujourd'hui. À très vite, bonne journée !

    La porte carillonne de nouveau, puis elle démarre. Son scooter de la Poste pétarade joyeusement avant de bifurquer au coin de la rue. Sacrée Bintou.

     Mathieu trie ensuite le courrier en pestant à la lecture de chaque facture. Son regard semble toutefois s'illuminer lorsqu'il saisit une enveloppe dorée. Il la détaille minutieusement, l'ouvre avec délicatesse et sautille en découvrant son contenu.

— YES, Este ! Depuis le temps que je l'attendais !

Il me tend un morceau de carton brillant où sont marqués les mots :


« Cher Anti-Noëliste,

Nous avons entendu votre appel. Vous êtes cordialement invité à la contre-soirée de Noël. Thème de l'année : Années 2000 sous les tropiques. Entrée valable pour deux personnes. »


Une adresse est indiquée en dessous.

Ma parole, c'est carrément une secte leur truc !

— Mec, c'est la soirée du siècle ! Putain, ça va être d'enfer ! hurle mon ami en tournoyant tel un chiot heureux.


Et voilà, notre cher Esteban entre dans la danse. Comment trouvez-vous le personnage ? Il semble être le parfait opposé de Noémie. J'avoue que je suis déjà sous son charme bwahaaha.

Sinon, on se demande ce que donnera la rencontre entre ces deux-là 🧐

J'espère aussi que vous avez apprécié les personnages secondaires :) 

Je vous donne rendez-vous dans le chapitre suivant pour en découvrir plus sur Noémie, son quotidien et son allergie à Noël ;)


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