La Contamination des formes
Le sommeil du docteur Marc Henie fut interrompu par de fortes démangeaisons sur son poignet droit. Encore à demi endormi, il apposa les doigts de sa main opposée sur le relief anormal et rugueux d'une petite cloque.
« Piqûre de moustique ! » Pensa-t-il.
Contrairement à ce que l'on ne devait surtout pas faire dans ce cas là, il se gratta fortement la cloque, sachant pertinemment qu'il accélèrerait le gonflement du bouton. Mais tant pis, ça le grattait trop.
En tant que médecin, il savait parfaitement que, par principe, on suggère au patient de ne pas agir de telle ou telle sorte sur un symptôme. Mais en réalité, il est très souvent impossible de s'y résoudre.
Alors qu'il émergeait de plus en plus de son sommeil, Marc ressentit une nouvelle démangeaison au niveau de son coude droit.
Jusque là, rien d'anormal, il était rentré tard de boite hier soir, et s'était directement couché en laissant la fenêtre ouverte car l'été atteignait ses pics de chaleur. Un ou deux moustiques femelles entrèrent alors pour pomper son sang afin de nourrir ses œufs.
Etant du rhésus sanguin « O », dès qu'un insecte vampire patrouillait dans les parages, il venait en priorité sur lui ! C'était scientifique.
Pourtant, les démangeaisons s'enchaînèrent : le cou, la jambe gauche au niveau du genou, le dessus du pied droit, l'avant bras gauche, dessous l'omoplate gauche...
« Ce n'est pas possible » ! S'étonna Marc en tentant des positions de contorsionniste pour se gratter les différentes zones piquées.
« Les Moustiques ont réalisé une attaque en formation d'escadron ou quoi ? Et puis comment ont-ils pu passer sous ma fine couverture et mon haut de pyjama ? C'est ahurissant ! ».
Excédé par les démangeaisons, il se releva brusquement de son lit. Bien que ses sens demeurent encore un peu embrumés, il finit par s'éveiller totalement dans sa grande chambre plongée dans l'obscurité et le silence. Il n'était guère dérangé par le bruit dans son immeuble du huitième arrondissement parisien. Ses fenêtres donnaient sur la cour arrière, l'immeuble d'en face ne contenait que des bureaux, vides la nuit.
En tant que docteur généraliste de l'Hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Marc Henie possédait les moyens afin d'entretenir son physique avec le sport, les vitamines et un zeste de botox. Célibataire, il profitait pleinement de sa quarantaine dorée. Car, contrairement à ses collègues mariés, il n'avait pas besoin de passer des nuits en douce dans les hôtels pour profiter des nouvelles petites internes.
Parfois, il maudissait un léger revers de la fortune, surtout lorsqu'il s'agissait d'éclairer le hall qui séparait le grand salon de sa cuisine. Il éprouvait toutes les difficultés du monde à trouver l'emplacement de l'interrupteur, à moitié caché derrière le nouveau grand réfrigérateur-distributeur de glaçon qu'il avait fait installer le mois dernier.
Arrivant enfin à allumer la cuisine, il râla intérieurement, toujours les mêmes traquas : « foutu appartement haussmannien ! Les plafonds sont trop hauts, on ne parvient pas à les chauffer l'hiver, et l'installation électrique est mal adaptée, elle laisse des recoins entiers dans l'ombre. Lorsqu'il a conçu ses apparts à la fin du dix-neuvième siècle, Le vieil Haussmann ne s'attendait pas à ce qu'un jour les habitants vivraient au milieu d'équipements modernes ! »
C'était à ses yeux le seul ratage de sa vie. Un appartement qu'il louait très cher et dont la vieille déco des murs ne s'accordait pas avec ses tables, fauteuils et meubles en fer argenté, au design moderne, brillant et épuré. D'ailleurs, il ne disposait pas d'assez de mobilier et d'équipement Hi Fi, électroménager pour combler la sensation de vide qui envahissait son vaste intérieur.
Et sans compter ces problèmes d'éclairages qui laissaient son salon dans une semi obscurité. Les tableaux de ses photos de mannequins en noir et blanc - son hobby- reflétaient alors d'angoissants éclats fantomatiques.
« Se foutre la trouille tout seul, c'est bien la chose que je ne peux pas me permettre en ce moment. » Maugréa-t-il en sortant des antiallergiques de la porte de son buffet de cuisine.
Il fit l'inspection de tous ses boutons, ils prenaient déjà l'apparence de grosses cloques informes, la faute à s'être gratté. Depuis tout petit, son épiderme réagissait mal aux piqures d'insectes.
Un bruit de craquement résonna dans le silence de l'appartement. Quelque chose venait d'appuyer sur le vieux parquet du couloir. Marc sursauta, renversant presque le verre d'eau qu'il venait de se servir.
Bien que cet immeuble de seulement quatre étages fut récemment rénové, il n'en demeurait pas moins une bâtisse vaguement désolée et lugubre. À part celui du gardien au rez de chaussée, tous les autres appartements se retrouvaient vides, leurs occupants partaient régulièrement en vacances tout autour du monde.
Les petits bruits d'insectes ou les coulées des conduits d'évacuation restaient relativement courantes et il n'y prêtait plus attention. Mais à contrario, ce bruit soudain d'activité humaine dans son couloir d'étage lui apparut immédiatement suspect.
Actuellement, le moindre son étrange et inhabituel lui provoquait un frisson associé à une impression de lourdeur et d'angoisse qu'il était incapable de réfréner. Son imagination s'emballait très vite malgré son caractère cartésien de praticien de la médecine. Il se figurait voir des ombres de silhouette déformée qui se dressaient sur ses murs semi-éclairés.
À chaque fois qu'il se rapprochait d'une ombre suspecte, son esprit l'associait rapidement à celle d'un de ses meubles, ou au mauvais éclairage d'une de ses impressions photo en format géant.
Cependant, le deuxième bruit de pas qui résonna sur le parquet extérieur était bien réel.
Il se dirigea lentement vers la lourde porte d'entrée. Cette fois, il entendit un bruit de glissement indescriptible. Si à ce moment précis, le docteur Marc Henie s'était regardé dans un miroir, il aurait sursauté de peur devant ses propres traits déformés par une terreur nerveuse.
« Cette folle ne serait quand même pas venue ici... »
Il se força à couper court à cette pensée en lui opposant un raisonnement artificiel : « Un rat ! Ce doit être un rat ! Même si cet immeuble a subi beaucoup de rénovations, les plus vieilles demeures de Paris sont toujours infestées d'un ou deux rats, hein ? »
Le bruit de grincement sur le parquet résonna une troisième fois. Oui, ce pourrait très bien être celui d'un rat, si ce dernier savait marcher sur ses pattes arrière et aurait la corpulence d'au moins cinquante kilos pour appuyer ainsi sur le sol.
Marc eu honte de sa stupide tentative d'auto persuasion, la même qu'il réprimandait souvent chez ses patients.
« Et si justement la pire de mes patientes était dans le couloir ? Maintenant ! »
Il lui sembla que le bruit se rapprochait de sa porte. Il s'y immobilisa et attendit. Après un long moment de silence où il retint sa respiration, le bruit de frottement sembla cette fois reculer. Le docteur resta immobile à écouter, tendu, rempli de craintes, redoutant le prochain progrès du bruit.
Il n'osait pas sortir sur le palier, pas même regarder au travers du judas. Il redoutait que ses premiers soupçons soient fondés.
« Allons, allons ! Je suis trop nerveux en ce moment, un simple bruit m'angoisse comme un enfant ! »
Il se donna des petites claques sur les joues pour se sortir de cette appréhension aux effets sclérosants.
« De toute façon, elle ne pourrait pas venir jusqu'ici avec son infirmité, et puis, il lui aurait fallu déranger le gardien pour pénétrer dans le hall de l'immeuble ! Oui ! C'est ça, je n'ai qu'à appeler le gardien, il me confirmera si oui ou non, quelqu'un est venu sans le pass d'entrée ! »
Dans son élan vers le téléphone, il s'interrompit soudain:
« On ne réveille pas le gardien vers trois heures trente du matin... surtout pour des petits bruits. Je vais passer pour un fou... »
Marc laissa donc son téléphone portable sur sa table de chevet, puis constata que le bruit semblait s'être définitivement tu. Il recommença à se gratter ses boutons de moustique, la peur lui avait provisoirement fait oublier la démangeaison.
Bien qu'il souhaite retourner se coucher, il s'en sentit incapable. Il savait d'avance qu'il n'allait pas réussir à retrouver d'emblée le sommeil. Il ne voulait pas abuser d'un somnifère non plus, c'était bon pour les patients, pas pour lui.
Se retrouvant assis dans son canapé moderne au cœur de son salon mal agencé où ses meubles formaient un carré rétrécis au centre de la grande pièce, les murs lui parurent très éloignés. Ils se perdaient dans un horizon lointain et indistinct, emportant la rationalité habituelle de son esprit scientifique. Les ombres des murs s'inclinaient vers son carré retranché, comme des dizaines de silhouettes difformes... comme Sa silhouette !
« Ça suffit ! À mon âge, je ne vais pas rester là, à attendre que l'aube arrive en fantasmant sur des monstres cachés dans un placard ! »
Il se dressa et se dirigea d'un pas sûr vers le couloir pour être certain qu'il n'y avait rien... rien de plus qu'un rat. Mais par simple précaution, il chercha quelque chose qui ressemblait vaguement à une arme.
Après une recherche approfondie dans la penderie de sa chambre, il en ressortit une raquette de tennis, ça fera sept ans cette année qu'il avait arrêté ce passe temps. « J'aurais mieux fait de me mettre au base Ball ou au criquet ! » Ironisa-t-il en constatant le manque d'aisance de son arme contondante.
En ressortant de sa chambre et afin de joindre la porte d'entrée, il lui fallut repasser par le salon avec ses ombres et ses angles morts... Il souffla un grand coup et s'élança, raquette en avant. D'un rythme sportif, tentant de maîtriser l'accélération de son rythme cardiaque, il se glissa violemment de l'autre côté de l'ultime recoin !
Tous ces simulacres afin de contrer sa peur lui permirent d'arriver sain de corps et d'esprit devant la porte d'entrée.
Il n'y eu pas une seule répétition des bruits. Marc alluma la lumière du hall d'entrée de son appartement, cette dernière pourrait se diffuser dans le sombre couloir extérieur et lui servir de phare salvateur. Il ouvrit alors la lourde porte, ressentant par son poids toute l'oppression accumulée dans son corps angoissé.
Le seuil venait d'être franchi... Comme prévu, le court couloir et la longue cage d'escalier en descente ovale et rustique étaient plongés dans une profonde obscurité. Le fond des escaliers disparaissaient même dans une profonde opacité. Depuis son quatrième étage, l'éclairage du hall d'appartement ne laissait ressortir qu'un mince filet qui éclairait tout juste le couloir devant la porte.
Marc ressentit pourtant un premier soulagement en constatant qu'il n'y avait rien, ni personne dans le couloir devant son appartement. Comme il s'approchait à tâtons au bord de la rampe d'escalier pour inspecter « la fosse » en dessous de ses pieds, le docteur perçut un nouveau bruit de grincement. Il se pencha d'instinct et distingua dans la pénombre, sur les marches entre les deux étages plus bas, un corps indistinct. Ce qui faisait office de tête sur cette masse difforme se releva pour le regarder.
Marc Henie hurla une onomatopée d'horreur et se rejeta en arrière, dos contre le mur à côté de sa porte.
« Ok ! Je n'ai jeté qu'un coup d'œil rapide, mais même dans l'obscurité, c'est sûr qu'il ne s'agit pas d'un rat ! »
Le pire pour le docteur fut de savoir exactement à qui appartenait ce corps informe. Il l'avait déjà vu auparavant, à son cabinet. Mais dans le contexte de cette nuit, les contours de cet être lui parurent particulièrement abominables.
« Attend, et si c'était ton imagination ! » se dit-il en tremblotant.
Puis il s'aperçut que la providence l'avait fait se repousser à côté de l'interrupteur du couloir.
« C'est ça ! En pleine lumière, c'est elle qui aura peur ! Et si c'est vraiment elle, je vais lui passer une de ces engueulades ! »
Il appuya sur l'interrupteur et la lumière fut. Il se précipita près de la rambarde pour hurler envers la chose qu'il avait vue...
Il n'y avait plus personne... peut être n'y avait-il jamais eu personne.
Marc resta appuyé contre la rambarde, tremblant violemment de tous ses membres. Il fixa le vieux bois des rampes, d'un marron sombre, les formes ovales et serpentées. Oui, l'environnement devait jouer un peu trop sur la psyché par ici. Il rentra chez lui et poussa un énorme souffle.
Au moment de refermer la porte, des bruits de craquement se firent de nouveau entendre. La chose remontait l'escalier. Puis, les bruits finirent par s'arrêter.
Marc était désormais tétanisé, la bonne santé de son esprit en eut-elle dépendu, il se sentit incapable de retourner sur le couloir afin de tirer cela au clair. Au mieux, il se contenta d'un coup d'œil par le judas, tout était noir, la lumière s'était éteinte.
Il fonça vers son téléphone portable, l'activa et s'apprêta à appeler le gardien, un collègue, voire carrément la police. Il n'allait pas le faire bien sûr, il n'était même pas sûr de ce qu'il avait vu, mais il demeura contre la porte, sa raquette de tennis dans une main, le téléphone ouvert dans l'autre, les deux près de lui au cas où.
Jusqu'à l'arrivée de l'aube et des bruits familiers du gardien, Marc resta en sentinelle devant sa porte, redoutant à tout instant le renouvellement des bruits de pas.
Lorsqu'il prit son poste à son cabinet de l'hôpital au petit matin, le docteur Marc Henie faillit faire peur à sa secrétaire, aux internes ainsi qu'à Paul, son confrère et ami proche.
Jamais ils ne l'avaient vu avec une mine aussi déconfite, jamais Marc n'avait autant affiché sa quarantaine avec ses cheveux grisonnants et sa barbe mal rasée. Jusqu'à présent il avait toujours paru plus jeune que son âge, aujourd'hui c'était l'inverse.
Il s'était appliqué une crème sur ses boutons, devenus des grosses cloques plates. Elles ne le grattaient plus, mais curieusement, elles ne provoquaient aucune rougeur. Ce qui l'ennuya le plus à cause de cette nuit épouvantable, ce fut de devoir doubler sa prise de vitamines fortifiantes du matin. Il redoutait les petits effets indésirables sur l'humeur.
Paul, qui le connaissait depuis longtemps, depuis l'époque où Marc était comme lui un jeune interne dans ce même service, vint le premier s'enquérir de l'aspect inhabituel de son confrère et ami. Il tapota à la porte ouverte de son cabinet.
« Eh alors Marc, que t'es-t-il arrivé ? Tu n'as pas tenu le coup à la petite soirée d'hier soir ? »
Sans prononcer un mot, Marc fit signe à Paul de s'assoir dans un des fauteuils pour les patients. Paul s'exécuta, curieux, Marc referma la porte de son cabinet et revint vers son ami en s'asseyant sur son bureau.
« Paul ! » Lança-t-il d'une tonalité si grave qu'elle en devenait solennelle. « J'ai passé une nuit terrible. Je crois que le « Monstre » a essayé de venir chez moi !
- Le Monstre ?... » Souffla Paul avec une forte incompréhension dans le regard.
« Mais oui enfin, ma patiente particulière là, cette Elisabeth !
- Elisabeth... »
Marc grinça des dents, il aurait préféré que Paul devine de qui il parlait sans qu'il ait lui-même à mentionner le surnom donné à sa patiente :
« La Elephant Woman ! La femme atteinte du syndrome de Protée que j'ai eue comme patiente il y a plusieurs mois ! »
Paul se tapota la tête du plat de sa main pour blâmer son oubli :
« Oui ! Bien sur ! C'était pourtant difficile de l'oublier celle là ! »
Alors qu'il expliqua ses mésaventures de la nuit à son collègue, le docteur Marc Henie se remémora malgré lui tous les évènements qui s'étaient déroulés depuis la première rencontre avec « l'Elephant Woman ».
Elle s'appelait Elisabeth Burgoll et il ignorait tout de son passé. Avant qu'elle ne vienne le consulter à son cabinet, elle l'avait prévenue au téléphone sur son aspect peu conventionnel. Elle souffrait de difficultés d'élocution évidentes dues à sa maladie.
Bien que préparé à cette rencontre, le docteur Marc Henie resta cependant surpris lorsqu'il la vit dans toute sa difformité. Ces cas de malformation congénitale avaient presque disparus. Il se demanda également ce qu'elle pouvait bien attendre de lui.
La patiente était venue en dernier rendez-vous un jour de Juin, entièrement dissimulée sous un grand voile où ne lui ressortaient que les yeux. Chez elle, le port de son équivalent de burqa ne relevait pas de questions religieuses, elle profitait de cette tenue pour se dissimuler totalement au regard des autres.
Mais même sous ce voile dissimulateur, sa difformité restait apparente, avec sa grosse boule dans le dos qui la voûtait. Etant difforme jusqu'au bout des mains, elle avait beau se les bander, cela se voyait.
« Bonchoir docteur. » Lui avait-elle dit en s'asseyant avec moult difficultés.
« Bonsoir Madame Burgoll, dites-moi ce qui vous emmène. »
Il ne distinguait que deux yeux avec lesquels communiquer, deux beaux yeux, d'un bleu très clair, très perçants. Dommage que tout le reste du corps ne soit bon à...
« Vous chavez docteur, Ch'ai fu beaucoup de medechins ! Mais che chuis fenu fous foir pour que fous me confirmiez que che ne peut pas guérir ! »
La requête l'avait quelque peu interloqué, mais c'était une occasion comme une autre pour Marc Henie de montrer l'étendue de ses connaissances en médecine.
« Ma foi madame, je crains que non, on ne puisse pas guérir de votre maladie génétique qu'est le syndrome de Protée. Au mieux, on pratique avec succès des opérations pour éviter que votre anomalie d'excroissance cellulaire ne conduise à votre décès... Vous savez, vous avez malheureusement hérité d'une anomalie chromosomique extrêmement rare, seulement quelques centaines de cas sur toute la planète. Et la découverte des causes de ce syndrome, après être passée par des hypothèses toutes plus farfelues les unes que les autres, est vraiment récente. À la fin des années 1980 seulement, on a réussi à déterminer la cause qui est la mutation du gène ATK1, lequel perturbe la production d'une protéine qui joue un rôle fondamental dans la multiplication et la croissance cellulaire. Ce qui vous est arrivé madame, c'est une prolifération anormale de cellules, d'où vos excroissances. »
Elisabeth Burgoll était restée très attentive durant toute l'explication.
« Mais, les chercheurs n'ont touchours pas troufer de traitement ?
- Hélas, madame, je n'ai pas pour habitude de lancer de fausses illusions à mes patients. Comme c'est une maladie très rare, bien peu de chercheurs travaillent dessus... certains tentent de trouver un traitement... mais honnêtement, cela ne risque pas d'arriver avant des années. C'est très complexe, il faut trouver un moyen de réguler la synthèse de la protéine en cause et seulement dans les zones touchées. Ça n'a l'air de rien dit comme ça, mais c'est un travail colossal ! Des chercheurs ont même l'intention d'analyser les restes de Joseph Merrick, le plus célèbre des porteurs du syndrome de Protée, le fameux « Elephant Man »... Enfin, il faut espérer que le matériel génétique soit en bon état depuis toutes ces années. »
Le docteur Marc Henie n'avait rien laissé paraître, mais il se rendit compte de son manque de tact avec les termes et le ton qu'il employa lors de sa dernière phrase. Il avait l'habitude de parler en termes scientifiques de médecin sans tenir compte de la souffrance psychologique du patient. Une remarque qu'on lui avait souvent faite.
Mais Elisabeth Burgoll n'en semblait pas heurtée et se contenta d'acquiescer. Il poursuivit donc :
« Vous êtes donc là pour une auscultation, n'est ce pas ? Passez dans la pièce d'à côté, je vous prie. »
Elle se leva avec difficulté, les sentiments de Marc Henie étaient doubles : une appréhension et une certaine curiosité scientifique à ce qu'il allait voir.
Lorsqu'elle se déshabilla, il constata l'étendue du syndrome de Protée sur cette femme. Le surnom de « Elephant Woman » lui vint à ce moment là, c'était une Joseph Merrick au féminin. Comment pouvait-on vivre en étant elle ? Comment affronter chaque jour son image dans un miroir ? Voir sa tête avec un crâne étiré en sorte de long appendice arrière qui colle en retombant sur la nuque et pas assez de cheveux pour le dissimuler ? Ne posséder du cuir chevelu que d'un seul côté, comme un champ en semi friche ? Avoir des oreilles décuplées de volume comme celles d'un veau ? Avoir le visage inondé sous une pluie de bosses variant de taille, mettant le nez et la bouche de travers, tel une limande ? Avoir un de ses bras qui ressemble à une caricature de dessin animé à la Popeye avec l'avant gros et large et l'arrière tout fin ? Avoir de faux airs du Baron Vladimir Harkonnen dans le film Dune de David Lynch, le même réalisateur que pour le film Elephant Man, avec une peau flasque où bourgeonnent des verrues et autres minuscules excroissances semblables à des boutons ? Avoir une double bosse dans le dos ? Avoir des jambes agencées comme des poteaux de patte d'éléphante ?...
C'était encore plus triste et choquant de fait qu'il s'agisse d'une femme. Et si sa croissance était restée normale comme probablement avant ses cinq ou six premières années, elle aurait pu être une belle femme, car ses seins, restés normaux, étaient d'une rare beauté. Tout comme son appareil génital, qui comme dans le cas de tous les syndromes de Protée, restait une des rares parties du corps à ne souffrir d'aucune malformation. Mais quelle ironie ! À quoi pouvaient-ils bien lui servir...
« Remarque, se surpris à s'égarer Marc, il existe quelques spécimens de pervers complètement tarés que ça exciterait... »
L'auscultation se termina rapidement. Bien qu'elle subisse un cas très poussé de difformité par anomalie génétique, Elisabeth Burgoll allait très bien. Il n'était pas du tout question d'opérations dans l'immédiat. Sa maladie la conservait juste difforme.
Alors que la visite s'achevait, le docteur se demanda encore bien pourquoi elle était venue le voir. Elle lui posa alors une question étrange :
« Docteur, chi fous étiez à ma plache, Fous penchez que fous chuporteriez le regard des gens ?
- Ma foi ! » Répondit-il surpris. « Dur à dire, je regrette de vous l'annoncer comme ça, mais il est difficile de se mettre à votre place. Quoi qu'il en soit, malgré votre maladie, nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle, il n'y a plus de foire aux monstres, plus de freaks-show. On vit dans une époque moderne, votre maladie n'est pas une monstruosité, c'est une anomalie génétique ! On doit vous respecter et vous devez vous respecter vous-même. Même si je reconnais que ce doit être difficile. Mais les gens doivent vous accepter telle que vous êtes, c'est fini l'époque de vieilles superstitions arriérées.
- Ch'est che que beaucoup croient, mais fous chavez, un regard d'horreur est touchours dur à chupporter ! Moi chi arrive... Merchi Docteur. »
La voix de Paul ramena Marc dans le présent :
« Et donc, tu penses que cette femme est venue jusque devant ta porte hier soir ?
- Tu penses que c'est possible où j'ai trop d'imagination ? »
Paul cherchait ses mots pour ne pas effrayer son confrère :
« Désolé de te le dire, mais on tous durant nos carrières un ou deux patients un peu limite qui nous harcèlent. Le pire que j'ai vécu moi, c'était une femme qui avait fait une fausse couche. Cette patiente me suivait lorsque je sortais avec mes enfants ! Tout ça parce qu'elle était folle et qu'elle croyait que mon fils était son enfant que je lui avais volé dans son ventre ! Tu te rends compte ? J'ai dû appeler les flics !
- ...J'aimerais ne pas en arriver là... »
Paul se releva pour étirer son dos :
- Comme tu le sens, mais ils peuvent aller loin, les fous ! En plus, comme ta patiente possède un physique assez craignos, si en plus dans sa tête ça ne va pas... Mais tu ne l'as rencontrée qu'une fois à ton cabinet, pourquoi elle s'accrocherait à...
- Je me suis servis d'elle, je l'ai donc revu une deuxième fois ! »
Paul demeura figé, affichant juste un regard surpris. Marc Henie était maintenant obligé de donner plus de détails :
« J'ai fait ça pour pouvoir sortir avec le petite Jennie, tu sais l'interne, la jeune d'origine Thaïlandaise, ou peut être Laotienne...
- Pas possible ! Raconte-moi ça ! »
Marc Henie n'était pas fier en reparlant de toutes les raisons, ou plutôt de la triste raison pour laquelle il s'intéressa à cette jeune interne. Une simple rivalité d'égo entre lui et un autre docteur du même service. Ils étaient, lui et ce confrère, entrés dans une sorte de compétition à celui qui sortirait avec le plus de jeunettes internes, d'origines exotiques de préférence. Pour Jennie, il ne voulait pas perdre, voila tout. Le jeu avait viré en concurrence virile.
Or, pour avoir un peu discuté avec le jeune femme, Marc connaissait ce qui l'excitait tout particulièrement : les fantômes et les monstres ! Dans une certaine mesure bien sur. Elle était excitée par l'écoute d'histoire de « poltergeist » mais aussi de légendes urbaines et de « Freaks show ».
« Enfin, bref, continua à raconter Marc Henie à son ami Paul, je me suis dit que j'avais là une bonne occasion. Cette Elisabeth Brugoll devait souffrir de solitude, sinon pourquoi serait-elle venue pour une consultation inutile ? Elle devait faire le tour des médecins juste pour qu'on porte un peu d'attention sur elle. J'ai retrouvé son adresse, une petite maison cossue dans la banlieue sud parisienne, bien isolée avec des vitres teintées, Sans doute un héritage pour la laisser vivre à l'abri du regard des autres. Je lui ai proposé de présenter son syndrome de Protée à mes jeunes internes, c'était une occasion importante vu que les cas étaient rares et qu'elle pourrait témoigner de ce qu'elle ressent sous la rigueur scientifique. Elle hésita mais je finis par la convaincre en la jouant assez fine, elle a accepté en me disant « Bien docteur, chi cha peut fous rendre serviche.... ». Et trois jours plus tard, je présentais son cas et ses symptômes dans une salle de cour de l'université Pierre et Marie Curie pour mes jeunes internes, dont Jessie. »
Paul avait envie à la fois d'applaudir et de s'offusquer du stratagème de Marc :
« Tu as exposé cette Elisabeth exactement comme dans un cirque de phénomènes de foire ! Ça a marché au moins ?...Avec Jessie je veux dire ? »
Marc Henie revit cette fois défiler devant lui les images d'Elisabeth Burgoll, extrêmement gênée d'exposer ses malformations devant ces yeux de jeunes médecins, qui avaient encore l'âge cruel de la traiter de « Freaks » dans son dos. Et il se rappela de son attitude à lui, qui ne prêtait attention qu'aux réactions de Jennie. Entre chacune de ses phrases de présentateur de « Freak Show scientifique », il guettait la moindre de ses réactions : « ...au début, les médecins appelaient cette maladie l'Eléphantiasis, ils associaient les malformations à des oedèmes transmis par des parasites tropicaux via des moustiques... » Les yeux en amande de Jessie se posaient sur lui, « ...ce qui était déjà une bonne avancée par rapport au moyen âge où l'on attribuait les anomalies génétiques à des passages de comète ! Par exemple la naissance de siamois était due à la constellation des gémeaux... » Rires dans la salle, Jessie souriait elle aussi, mais ce sourire sur son délicat visage si harmonieux était pour lui, c'était quasiment gagné ! « ...enfin grâce à nos progrès sur l'embryologie et la génétique, nous pouvons désormais discerner plusieurs causes à ces malformations congénitales. Il y a la mutation spontanée de l'ADN certes, mais aussi l'exposition de foetus pendant la grossesse à des produits chimiques, des médicaments non recommandés, l'alcool, radiations, virus, etc... ».
Demeurée muette depuis le début, Elisabeth Burgoll s'était mise à parler :
« Che ne peut pas permettre que fous dichiez cha docteur ! Ma mère n'était pas quelqu'un de pas chérieux ou malade ! »
Petite gène dans la salle, Marc devait rattraper le tir :
« Je disais ça en théorie scientifique générale madame Burgoll, je ne me serais en aucun cas permis de citer votre cas personnel...
- Moi ma mère me dichait que che n'était pas une maladie ! Que ma forme était parfaite, que chez quand on a des formes communes qu'on chépare le beau du laid. Che me chens bien chous mon corps informe ! »
« Pour ce à quoi ça te sert socialement...» avait maugrée intérieurement le docteur, mais il constatait que la Burgoll avait réussi à perturber ses élèves, certains ricanaient, d'autres étaient très gênés. Bref, il devait arrêter le cours, Elisabeth Burgoll aurait pu causer d'autres dérapages.
Marc Henie avait enragé contre cette « Elephant Woman », pourquoi avait-elle ouvert sa bouche pour raconter ses états d'âme ? Il était sûr qu'elle avait fait foirer son coup avec la jeune Jennie.
« Alors ? Ça a marché avec la jeune Jennie ? » La voix de Paul le ramenait à l'instant présent.
« Ah ? Heu, ouais, finalement, ouais, elle m'a attendue à la sortie de la salle et à la vue de son ton, son regard, tout ça, j'ai compris que c'était gagné ! Si tu savais où on l'a fait, tu me traiterais de dingue.
- Mais tu es déjà un dingue à mes yeux ! » Ricana Paul. « Allez, raconte moi, ce sera plus excitant que cette femme monstre dont tu me rabâche les oreilles depuis le début !
- On l'a fait l'après midi même au milieu des bocaux du musée Dupuytren ! »
Paul en fut estomaqué :
« Je rêve ! Vous êtes arrivés à vous envoyer en l'air dans cette galerie des horreurs !
- C'est ça ! Un cours supplémentaire en privé devant des pièces uniques d'anatomie pathologique. C'est un truc que tu n'imagines pas, les gémissements de la petite résonnant au milieu des foetus en bocaux de formol, sous le regard de l'enfant cyclope, du bicéphale, du foetus aux jambes soudées, du phocomélique... Après tout, au dix-neuvième siècle cet endroit servait à éduquer les futurs médecins, qu'ai-je fait d'autre ?
- T'es un vrai dingue Marc ! » Paul éclata de rire. « Ca ne m'étonne pas que tu n'arrives plus à dormir ! »
Mais Marc Henie n'accompagna pas son collègue dans son rire, car ce fut dès le lendemain de cette mémorable partie en l'air que les appels d'Elisabeth Burgoll commencèrent à le harceler. Il s'était maudit de lui avoir donné son numéro personnel pour l'inciter à venir dans ce cours. Elle avait commencé par des propos bizarres, incohérents, lui redisant que sa forme était parfaite, que c'était la plus parfaite évolution possible. Et aussi, toujours la question à savoir si lui était entrainé à supporter le regard des autres ?
Il était passé par trois stades : tenter de la raisonner poliment et de façon diplomate, puis s'énerver et la menacer fermement de ne plus le déranger ainsi, et enfin, excédé, il avait bloqué son numéro.
Ça s'était calmé pendant une semaine, puis il y eut la fois où il l'a surprise.
Elisabeth Burgoll l'espionnait, elle le suivait dans la rue. Plusieurs fois il aperçut le glissement furtif de sa silhouette sous son voile, tentant maladroitement de se cacher derrière l'angle d'un mur.
Une fois, c'était en plein quartier latin, il fit mine de rien, puis il contourna les pâtés de maison pour la surprendre par derrière. Il faillit réussir, mais se sachant découverte, Elisabeth Burgoll s'enfuit immédiatement dans une petite ruelle.
Il pensait que ça l'avait définitivement découragée à le suivre. Mais, voila trois jours, il vit un papier manuscrit dans sa boite aux lettres, c'était un papier d'elle et il y avait seulement écrit : « Êtes-vous préparé à supporter le regard des autres ? Si vous voulez je peux vous y aider... E.B. »
Il avait déchiré le papier de colère et l'avait jeté dans la rue.
Et puis il y eut hier soir, où il était sûr de l'avoir vue dans la cage d'escalier, mais non dissimulée sous son voile, d'où l'inquiétude grandissante.
« En tout cas, conclu Paul, n'attends pas trop avant de prévenir les flics ! Il ne faut pas laisser ces gens là aller trop loin ! Sur ce, excuse-moi, je dois y aller, mes consultations vont commencer. »
Le docteur Marc Henie passa une journée sans histoires, des visites habituelles, mais au fur et à mesure que la fin de la journée approchait, son angoisse s'amplifiait.
Il se rendit compte qu'il avait peur de retourner tout seul chez lui, d'autant qu'il s'agissait là d'une soirée creuse, pas de sortie ou de cocktail prévu.
« Non, non, pensa-t-il, je ne peux pas passer cette nuit seul. »
Et ajoutant cette pensée aux actes, il appela Jennie, qui ne tarda pas à lui répondre :
« Oui ? Ah ! Merci pour l'invitation Marc, mais à cause du boulot... Non, je ne suis pas de garde ce soir ! Mais demain soir oui ! Alors pour prendre le rythme, tu comprends ?... Non ! Mais si ça me fait plaisir !... C'est bizarre, pourquoi insistes-tu autant, ça ne te ressembles pas. Bon, pourquoi pas, mais tu me payes un resto ce soir !... Allez, t'as les moyens, et tu me veux vraiment ou pas ? ...Hi, hi, je rigole, à tout à l'heure. »
Il rangea son portable avec soulagement, peut-être avait-il trouvé la parade à ses crises d'angoisse. Il n'était pas habitué à vivre seul dans le calme, pendant ses études en médecine, sa chambre avait été la plaque tournante des soirées étudiantes.
En rentrant chez lui vers 23h du soir, Marc, bien qu'accompagné de Jennie, se montra contrarié. Toute la soirée, Jennie n'avait pu s'empêcher de lui parler d'histoires de fantômes, des évènements qui seraient arrivés à sa famille en Thaïlande, qu'on ne peut ni affirmer, ni infirmer. Toujours était-il que dans le contexte bien particulier où il se trouvait, il n'avait vraiment pas besoin d'entendre ça. Il savait parfaitement qu'après une soirée où l'on avait évoqué des affaires de spectres et autres phénomènes inexplicables, on s'imaginait des apparitions dans chaque bruit et chaque recoin sombre.
Au moment où il se déshabilla, Jennie remarqua les grosses cloques sur le corps de son amant, elles s'étaient multipliées par deux depuis la nuit dernière.
« Tu fais une allergie, Marc ?
- Je n'en sais rien, au début je croyais que c'était des piqures de moustique, mais ça ne gratte plus ! Je n'ai pas pu attraper la galle non plus vu que je n'ai pas d'animaux, quant à d'éventuels acariens, j'ai fait faire laver mes draps aujourd'hui.
- Tu devrais passer chez le dermato de l'hôpital... »
Une petite note de préoccupation résonnait dans la voix de Jennie. Marc s'empressa de s'enfiler son pyjama :
« Si ça ne va pas mieux, oui ! Bon, couchons-nous, d'accord ? Faut que tu emmagasines du sommeil pour demain. »
Marc s'était endormi déjà bien profondément, lorsque Jennie à ses côté dans le lit, lui dit tout doucement :
« Marc, je crois que quelqu'un vient de taper à la porte. »
Il n'en fallu pas plus pour que Marc Henie se relève d'un bond ! Il fit signe à Jennie de se taire, il porta son oreille à l'affut du moindre bruit dans le silence apparent de son appartement.
Des grincements de pas sur le parquet du couloir, tous les évènements de la nuit précédente allaient donc se répéter ? Les bruits oppressants, la brève vision dans la pénombre de la cage d'escalier, cette femme aux formes inconcevables...
« C'est ma faute, hoqueta Jennie en entendant le souffle tendu de Marc, je m'imagine des trucs avec mes histoires de fantômes...
- Non ! » Coupa Marc avec un ton mêlé d'épuisement psychologique et de colère. « Tu n'es en rien responsable de ce qui se passe actuellement ! »
Il regarda le réveil électronique, il affichait 1h30 du matin.
« Viens suis moi. »
Jennie lui épargna les habituels « Marc ! Que se passe-t-il ? » Et le suivit à tâtons dans l'obscurité pour sortir de la chambre.
Marc Henie se saisit d'une longue lampe torche qu'il avait laissé sur la commode.
« N'allume pas les lumières ! On va la surprendre pour qu'elle ne puisse pas se défiler. »
Ce qui coup ci il n'échappe pas au prévisible :
« Mais de qui tu parles ?
- Je ne suis pas sûr encore, après d'accord ? »
Il fit preuve de prudence car effectivement, il n'était pas encore totalement certain du harcèlement d'Elisabeth Burgoll dans son immeuble.
Il alluma la lampe torche à sa plus basse intensité, juste le minimum pour éclairer devant lui et se diriger jusqu'à la porte d'entrée. La main de Jennie qu'il tirait derrière lui était poisseuse, emplie de sueur.
Leur tension et émotion se communiquaient l'un à l'autre. Marc Henie avait beau habiter dans cet appartement depuis huit ans déjà, il demeurait incapable de s'y retrouver les yeux fermés. Il éclaira donc un peu devant lui afin de ne pas se prendre un rebord de cloison dans la figure. Il ne savait pas non plus si c'était la pleine lune ce soir, mais une douce clarté bleuâtre pénétrait par les deux grandes fenêtres du salon. L'image fantomatique que cette clarté donnait aux minces rideaux passa totalement vide de représentations mystiques tant l'esprit de Marc était préoccupé par l'angoisse des bruits de pas sur le parquet. Ces derniers se rapprochaient !
C'était tellement plus intense ce soir là qu'il devenait totalement inutile d'accuser des rats.
Un frisson se mit à courir le long de sa moelle épinière, sans qu'il s'en rende compte, Marc ne tenait plus la main de Jennie, cette dernière n'était plus à côté de lui. Il ne voulu pas l'appeler fort pour ne pas alerter l'éventuelle créature. Il chuchota :
« Jennie, Jennie...
- Ahhh ! » Résonna un cri aigu dans le grand salon ! « Quelle horreur ! »
Marc Hennie sursauta si fort qu'il s'affala sur ses fesses. Se reprenant tant bien que mal, il tendit la torche tremblante comme un revolver en direction du grand salon. Aidé de la luminosité qui provenait de l'extérieur, il repéra Jennie, figée face à un des murs. Et devant elle... devant elle...
Une des grandes photos noires et blanches de Marc dont il avait fait faire un grand tirage. Une photo de Jennie, en pose mannequin, très court vêtue. Il avait totalement oublié cette surprise pour sa compagne actuelle.
« Pourquoi, ne m'as-tu rien dit pour cette photo ? » Enchaina Jennie. « J'ai posé pour toi d'accord, mais ça me gène de la voir aussi grande que ça ! »
Marc eu envie de la traiter de tous les noms d'oiseaux qui lui passaient par la tête. Mais il se calma in extrémis, disant que c'était de sa faute à lui, se rappelant maintenant qu'il avait voulu lui présenter cette photo ce soir, mais comme ils étaient allés directement se coucher...
Une seconde plus tard, un coup net fut frappé dans la porte d'entrée.
Cette succession de montée, baisse et remontée de tension devint insupportable pour Marc, il courut à la porte, l'ouvrit tout grand sans entendre le questionnement de Jennie, restée dans le salon.
Il passa le seuil entre son appartement et le couloir plongé dans la nuit. Braquant sa lampe torche droit devant, il éclaira la cage d'escalier. Comme si le temps venait de s'arrêter, il suivit le cheminement du faisceau sur les rambardes... Il ressentit soudain une pression sur son poignet et fut instantanément envahi d'une stupéfaction d'horreur et d'un symptôme nauséeux.
La main qui lui agrippait le poignet était bosselée, sertie de boules d'excroissance de chair ! Cette « chose », à poigne, le força à retourner le faisceau lumineux de la lampe. L'éclairage révéla un visage dans l'obscurité. Deux yeux d'un bleu clair ressortaient d'un entourage d'orbites boursouflés sur un non-visage, une informité avec ses bosses, ses excroissances, comme une multitude d'énormes boutons.
Et une bouche, tellement mal agencée et tordue par ce développement anarchique de chair, qui lui souriait de manière inversée :
« Bonchoir Docteur ! »
Marc Henie détourna les yeux en poussant des cris d'horreur étouffés. Il se débattit comme un acharné, sentit la poigne de la main se défaire, et, dans de grands mouvements clownesques, parvint à se glisser jusque dans son hall d'appartement puis referma la porte derrière lui de toute la force restante dans ses bras tremblants.
Comme un dément, il chercha la clé de la porte dans un petit meuble en métal accroché sur le mur à côté. Il la trouva non sans difficultés et ferma la serrure avec l'habilité semblable à celle d'un homme complètement saoul.
Il resta accroupi dans un recoin à côté de la porte, victime d'une paralysie totale.
« Qu'est que tu as vu ? » Lui demanda la voix asséchée de Jennie.
« P... passe moi mon portable s'il te plait... Sur la table au milieu du... du salon. »
Jennie prit le portable et le lui emmena. Après l'avoir saisi, Marc la repoussa et lui ordonna de rester dans le salon. Elle allait lui poser une question mais il lui fit signe de se taire avec un doigt sur la bouche. Angoissée, elle obéit et retourna à sa place initiale.
Le portable en main, Marc Henie s'apprêtait à composer le numéro de la police, puis opta plutôt pour celui du gardien.
Le téléphone sonna longtemps, quand enfin, une voix un peu endormie lui répondit :
« Oui ? Allo, qu'est ce que c'est ? »
La voix de Marc Henie était si sèche, si tremblante, que le gardien mit longtemps à la reconnaitre.
« Ah, Docteur Henie ! Que vous arrive-t-il ?
- Quelqu'un... tourne autour de ma porte ! Quelqu'un d'extérieur à l'immeuble !
- Vous en êtes sûr ? Il a essayé de forcer votre porte ?
- Pas encore... »
Le gardien prit en compassion le ton effrayé de Marc.
« Ne bougez pas de chez vous, je vais aller voir.
- Merci ! »
Marc savait qu'il pouvait autant compter sur son gardien que sur la police, c'était un ancien vigile, il savait s'y prendre avec les intrus. Ce qu'il gnorait, ce serait sa réaction lorsqu'il verrait le physique d'Elisabeth Burgoll.
« Mon Dieu, quelle horreur, repensa-t-il, c'est incroyable ! Dans mon cabinet, au milieu du système médical, elle n'était qu'une patiente avec un symptôme de maladie, mais dans ce contexte là, c'est comme un monstre de cauchemar, comme un film d'épouvante ! »
Il entendit un pas lourd résonner dans l'escalier. Le gardien ! Il regarda par le judas, personne, et la lumière était allumée. Le gardien devait être en train de monter, faire des pauses, il inspectait. La lumière automatique s'éteignit, elle se ralluma.
L'on tapa à la porte.
« Docteur Henie, c'est le gardien ! »
Avec un grand soulagement, Marc lui ouvrit.
Quinquagénaire de petite taille mais costaud, le gardien le regardait en souriant.
« J'ai fait tous les étages docteur, il n'y a personne. Vous êtes sûr que ce n'était pas un frottement de rats ? Le mois dernier, j'ai vu une de ces saloperies trainer dans le coin. Quoi que ce fût plutôt une petite souris. »
Marc fut déçu des résultats de la fouille du gardien, mais s'il insistait, il allait passer pour un détraqué.
« Ah ? Bon... Peut être... Après tout. »
Le gardien fixait un point précis sur son visage :
« Vous vous êtes fait piquer par une guêpe docteur ?
- Heu, non... »
D'un réflexe, il se passa la main sur le visage, heurtant le relief d'une bosse au dessus de l'arcade gauche. Il s'agissait d'une grosse bosse entourée de deux plus petites.
« Bah... Continua le gardien goguenard, au moins vous les médecins, vous pouvez vous faire soigner à l'œil !
- Oui, j'irai faire voir ça demain. Désolé de vous avoir dérangé pour rien...
- Hé, pensez-vous ! Vous avez eu raison, on ne sait jamais, y'a tellement de cambriolage en ce moment ! Enfin, là vous pouvez être rassuré, il n'y a personne. Bonne nuit docteur. »
Après avoir refermé la porte, Marc écouta le pas lourd du gardien qui redescendait dans les étages inférieurs.
« Et maintenant quoi ? »
Il eut envie d'éclater en sanglots.
« Dès que la lumière va s'éteindre, elle va revenir ! Mais qu'est ce qu'elle me veut ? Me préparer à affronter le regard des autres ? Folle ! Sa maladie l'a rendue folle ! Et peut être dangereuse ! Heureusement qu'elle ne peut pas rentrer dans mon... »
Un cri d'horreur provint de Jennie depuis le salon. Le même cri que tout à l'heure, mais la cause ne pouvait être imputée cette fois-ci à la photo. Jennie faisait dos à un mur, presqu'accolée contre ce dernier. Elle fixait quelque chose devant elle avec des yeux écarquillés d'horreur.
Une ombre se dessina dans la mince clarté qui inondait le salon via une des deux fenêtres ouvertes. Il s'agissait de l'ombre difforme d'un être voûté au crâne long, au dos bossu, aux gros avants bras, aux hanches et fesses énormes !
Marc Henie aurait aimé s'évanouir sur place pour fuir cette situation. Elisabeth Burgoll était là au milieu de son salon.
Les cris aigus et successifs de Jennie s'épuisèrent, sa bouche grande ouverte continua à hurler sans sortir un nouveau son, ses yeux étaient prêts à s'exorbiter.
Un ton très calme provint de la silhouette informe :
« Che foulait fous montrer un exemple docteur ! Regardez-la, ici, hors d'un hôpital, fous foyez ches yeux docteur ? Ils dichent « Monchtre ! » encore plus que cha bouche ! »
Marc Henie se retrouva impuissant dans le hall, incapable de bouger. Avec un effort surhumain, il parvint à articuler :
« Mad... Madame Burgoll, mais ce n'est pas possible... vous ne pouvez pas venir comme ça ! Que... que me voulez vous ?
- Che feux juste fous préparer à affronter ches regards docteur ! Che chais à quel point ch'est diffichile au début ! Che le fait pour fous ! »
« Folle ! Elle est folle ! »
Jennie s'était totalement accroupie dos au mur, cela ne tenait qu'au miracle qu'elle ne se soit pas déjà évanouie.
Marc avait l'habitude de réagir de façon professionnelle et diplomate à l'hôpital. Le médecin serait parvenu à faire entendre raison à cette Elisabeth Burgoll. Mais en cet instant, il se sentit tel un enfant apeuré. Pleurnichant, il s'agenouilla en direction de l'informe silhouette et confessa ses fautes :
« Pardonnez-moi madame Burgoll, je me suis servi de vous, je vous ai utilisé pour pouvoir coucher avec cette fille, là. J'ai agi comme un sale connard, comme un vrai dégueulasse ! Je vous ai traité comme un « Monstre » ! Dans mon cerveau de pauvre con, j'ai pensé utiliser quelqu'un horrible d'aspect pour baiser une fille excitée par les phénomènes de foire... Je m'excuse ! Je m'excuse ! Si je pouvais vous aider, vous guérir, je le ferais, mais je ne peux pas... Je ne peux pas... Je ne fais que profiter de mon statut de médecin pour une vie de dépravé... »
Et tandis qu'il sanglotait et que Jennie cessait de dévisager Elisabeth Burgoll pour le fixer lui d'un regard noir, la voix d'Elisabeth se montra presque empreinte de compassion :
« Mais tout cha, che n'est pas grafe docteur. Che dois jufte fous préparer à affronter le regard des autres... Peut être eche trop tôt. Che vous laiffe tranquille, appelez-moi quand fous allez afoir bechoin d'aide ! Fous poufez compter chur moi. »
Et avec une furtivité incroyable, la silhouette difforme disparue de la pièce. Il n'y avait plus d'intrus, même l'oppression dans l'atmosphère s'était soudainement estompée.
La lumière fut rallumée dans l'appartement, Marc Henie se tint seul au milieu du salon, sur un fauteuil, le regard dans le vide.
Dès qu'elle eut repris tous ses esprits, Jennie courut d'une traite se rhabiller, prendre son sac et repasser par le couloir à côté du salon pour quitter l'appartement. Elle n'eut même pas besoin de dire un seul mot pour faire comprendre à Marc que c'était fini entre eux et qu'elle allait lui faire une belle publicité auprès des autres internes.
Il ne réagit pas. Juste avant de claquer la porte pour sortir, elle lui lança :
« Au fait ! Va consulter pour tes cloques, t'en a trois fois plus qu'hier soir ! »
Il ne réagit toujours pas.
Le lendemain, il n'était pas allé travailler, il avait juste téléphoné pour dire qu'il était malade. Le soir, il appela d'urgence l'hôpital. Ce furent les pompiers qui durent aller le chercher chez lui.
Ils le trouvèrent dans le même fauteuil. Son visage, comme le reste de son corps athlétique, entièrement couvert de grosses cloques. Ils l'avaient trouvé à moitié inconscient, sous l'effet d'un mauvais mélange de médicaments.
Lorsqu'il revint à lui, il était dans une chambre aseptisée de l'hôpital où il travaillait, il ressentit ses doigts anormalement gros, des reliefs bosselés de partout. Il entendit des voix dans le couloir, des voix tendues, des voix au ton interrogatif, il savait que cela le concernait :
« Docteurs, vite, venez voir le patient de la chambre 213 !
- Ne criez pas ainsi mademoiselle, vous allez perturber tous les autres patients.
- Mais ça s'est empiré docteur ! À une vitesse incroyable ! Je... venez voir... sinon vous allez me prendre pour une folle.
- Excusez moi, je suis le docteur Paul Fursac, je suis un ami du docteur Marc Henie qui a été transféré dans ce service. Que lui arrive-t-il ? »
Les voix s'emmêlaient, devenaient imperceptibles. Depuis son lit, Marc Henie ressentit son visage de façon étrange, comme s'il avait doublé de volume, comme si on lui avait fait une opération. Le flot des voix reprit d'une forme plus distincte :
« J'ai analysé ses cloques, ce sont bien des excroissances de chair...
- Voyons, ce que vous essayez de me dire est totalement impossible, ça ne se déclare pas à cet âge là !
- Ce... ça évolue avec les heures, on ne peut pas le laisser comme ça, mais franchement, je ne vois pas ce que je peux faire. »
Marc aperçut leurs silhouettes passer la porte, pénétrer dans la zone de son regard, il y avait Paul, le médecin en chef de ce service des urgences et une infirmière. Dès qu'ils le virent, les trois restèrent figés, n'osèrent rien dire. Leurs yeux incrédules, écarquillés, traduisaient toute l'incompréhension, le dégoût, l'horreur, la peur...
Marc Henie voulu leur parler, Il ressentit des difficultés à articuler, comme si sa bouche était à l'envers :
« S'il... S'il fous plait, une glache ! Che veux voir che qui m'arrife... »
Ils se regardèrent les uns les autres pour savoir qui allait se dévouer à lui approcher une glace, comme une tâche ignoble et ingrate à laquelle personne ne voulait se coller. Finalement, ce fut à l'infirmière que revint cette tache, c'était elle la plus basse dans la hiérarchie. Elle tendit une petite glace à Marc avec une mine tellement dégoutée et horrifiée qu'il dut mettre bien une dizaine de secondes avant de la retourner vers lui et constater son apparence.
En voyant son visage, un immense et long cri intérieur résonna. Il s'y reprit à deux fois pour supporter le spectacle de son visage couvert de boules de chairs énormes qui avaient noyé yeux, nez et bouche. Certaines parties de son crâne et ses oreilles avaient doublé de volume.
« Elephant man ! » Il était devenu un Elephant Man, un difforme, il avait, même si scientifiquement cela était totalement impossible, contracté le syndrome de Protée.
Il rejeta la glace avec fatalisme, peu pressé de savoir quelles autres protubérances anormales étaient en train de déformer son corps.
Il regarda droit devant lui et se heurta non plus à deux confrères, dont un ami et une infirmière, pas plus qu'à trois humains, non, juste trois paires d'yeux.
Des yeux au travers desquels s'entendait aussi distinctement qu'en paroles la succession d'un même mot : « Monstre ! Monstre ! Monstre ! Monstre ! » Provenant du latin « Monstrum » qui signifiait : « fait prodigieux issu d'un avertissement des Dieux. »
Une personne atteinte du syndrome de Protée pouvait au 21ème siècle dire qu'il souffrait d'anomalie chromosomique par une mutation du gène ATK1, mais dans le regard des gens, c'était encore l'antiquité : leur difformité était le signe de la fureur des Dieux, ils étaient aux yeux des Hommes ceux qui annonçaient la venue d'un fléau. Des Monstres !
Maintenant, le docteur Marc Henie aimerait bien avoir accès à son portable, il lui faut appeler Elisabeth Burgoll pour qu'elle lui apprenne à « affronter le regard des autres ».
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