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La main d'Atsushi tremblait sur le curseur.
Tanizaki venait de lui envoyer la mise en page finale, et Akutagawa et lui étaient en train d'en faire la dernière lecture avant l'envoi à l'impression.
Le jeune homme avait encore peine à croire du scoop incroyable qu'ils s'étaient débrouillés pour décrocher, produit de leurs esprits fatigués drogués à la caféine. Lire les mots de l'article rendait la chose effroyablement réelle.
Bien sûr, ils ne faisaient qu'exposer une théorie, à la manière de tous les magazines people, mais les preuves étaient extrêmement solides. Si solides, qu'Atsushi savait que la publication allait créer un torrent sur les réseaux dès la sortie de leur magazine. Ils gagneraient sûrement en popularité.
Il n'aimait pas l'idée de leur petit magazine sous le feu des projecteurs, mais il était excité de partager leur découverte à tous les autres fans. La dualité de ses émotions le rendait incertain et nerveux, et le silence d'Akutagawa qui n'avait dit mot depuis le début de leur lecture n'arrangeait pas la chose.
– Je pense que tout est bon, pas toi ? demanda Atsushi, après avoir virtuellement tourné la dernière page de leur magazine, et fini d'admirer le travail de Tanizaki et le graphisme de Gin.
Seul un grognement affirmatif lui répondit. Akutagawa avait une main posée sur le dossier de la chaise de bureau, le corps penché vers l'écran, et ses yeux ne s'étaient pas tournés vers Atsushi. Son profil était pâle, rendu plus exténué par les ombres bleutées de l'électronique qui creusaient les cernes sur ses joues. Ses mèches bicolores encrassées, ramassées en un semblant de demi queue-de-cheval, lui tombaient sur le cou et le front, et il n'avait pas changé de tenue depuis au moins quatre jours.
- Ryuunosuke ? tenta de nouveau Atsushi, habitué à son comportement post-insomnie mais tout de même un peu inquiet.
Il était inhabituel pour le jeune homme de demeurer aussi inerte lorsque le sujet de la conversation concernait Dazai, même seulement à moitié.
Akutagawa tourna lentement la tête, comme victime d'un torticolis -ce qui était fort probable au vu des heures passées à rédiger son article, raide sur une chaise de cuisine peu ergonomique. De face, il faisait encore plus peur à voir, son eyeliner à moitié effacé formant des traînées noires sur ses pommettes et ses tempes. Cependant, ce qui frappa Atsushi, ce fut ses yeux.
Pas son regard vide et dénué d'émotions, non, ça c'était plutôt standard, mais l'infime trace de larmes qui mouillait sa cornée.
Immédiatement, Atsushi se leva, manquant de trébucher. Lui aussi manquait gravement de sommeil, après tout, mais cela ne l'empêcha pas de saisir les épaules de son petit-ami.
– Qu'est-ce qui se passe, tout va bien ?! s'écria t-il immédiatement, manquant de secouer le pauvre Akutagawa comme un pommier.
Ce dernier lui posa une main sur le poignet, pour lui dire de cesser de le toucher immédiatement ou peut-être le rassurer. Puisque ses foudres ne s'abattirent pas sur le garçon aux cheveux gris, ce dernier supposa qu'il s'agissait plutôt de la deuxième option.
– Bien ? répliqua Akutagawa, d'une voix étrangement calme. Comment je pourrais aller bien ? continua t-il ensuite, saisissant à son tour Atsushi. J'ai complètement manqué une information cruciale sur Dazai qui était sous mon nez tout ce temps !
Atsushi se laissa quelques secondes pour cligner des yeux.
– Oh, fit-il l'erreur de dire d'un ton soulagé, ce n'est que ça ?
Instantanément, les yeux gris d'Akutagawa s'enfonçèrent jusque dans son âme alors que ses ongles au vernis noir écaillé ne pouvaient que tenter de percer des trous dans son sweat à capuche. Il le secoua un peu, de ses bras affaiblis par le manque de sommeil, et ne voulant pas lui faire heurter le bureau.
– Que ça ?! répéta t-il, scandalisé. Que ça ? Atsushi, enfin !
– Pardon, pardon ! s'empressa de s'excuser le jeune homme, levant ses deux mains en l'air dans une tentative d'apaisement. Je sais, tout ce qui concerne Dazai est sacré, marmonna t-il ensuite, de manière peu convaincue, à deux doigts de rouler les yeux.
Ce fut cependant assez pour qu'Akutagawa le lâche. S'asseyant sur le bureau, qui grinça malgré son poids plume, il croisa ses chevilles. Une de ses chaussettes grises était trouée au niveau du gros orteil.
– Toutes ces années à scruter les interviews exclusives et à regarder en boucle les reportages et pas une seule fois on a pigé ! se lamenta t-il, secouant dramatiquement la tête.
Atsushi se rassit prudemment sur sa chaise de bureau, faisant face à son petit-ami. Ne sachant pas vraiment quoi répliquer - il aimait Akutagawa de tout son cœur, mais parfois même lui était pris de court face à son fanatisme de Dazai malgré le fait que ce soit leur passion partagée, il lui posa une main sur le genou.
Il écouta un moment, tapotant avec empathie le morceau de corps qu'il pouvait atteindre sans risque pendant que le jeune homme aux cheveux noirs gesticulait dans tous les sens. Il était parti dans une véritable tirade, jugeant leur magazine indigne, et puis lui-même, et puis enfin se rassurant en déclarant que le tout avait simplement été orchestré par l'esprit brillant de Dazai, et impossible par conséquent à percer à jour.
Atsushi se contenta de verbalement acquiescer par-ci par-là, relisant en même temps les messages que lui envoyait Louisa, qui avait désespérément besoin de son accord pour imprimer.
Voyant qu'Akutagawa avait cessé de parler, et sirotait désormais son café le regard perdu dans le vide, Atsushi se risqua à toussoter. Il avala, la gorge sèche, et sortit son petit-ami de sa torpeur pensive :
– Doonc... Ça veut dire que tu valides la maquette ? osa t-il, pianotant sur l'accoudoir, croisant mentalement les doigts.
Akutagawa le regarda.
Un battement de cœur passa, puis deux.
– Mais évidemment, Jinko ! T'as écouté un mot de ce que j'ai dit ou quoi ? rétorqua avec indignation lle concerné, posant sa tasse en faveur d'un grand geste de main dramatique, les jetant au ciel.
Cette fois-ci il s'exprimait à un volume normal, faisant presque trembler les murs, et Atsushi sourit en envoyant la confirmation d'impression.
Il tapota la joue du jeune homme pour le calmer.
– Toujours, Ryuu, tu le sais bien, sourit-il, non sans malice.
Quand Akutagawa bondit de son perchoir sur le bureau, comme un chat, pour l'attraper par la taille et le jeter tel un sac à patate sur son épaule, il se débattit, mi-criant mi-riant, gigotant dans tous les sens. Une de ses mitaines vola dans la pièce, de même que, inexplicablement, une des chaussettes d'Akutagawa.
Il y eut beaucoup d'éclats de rire, de protestations et quelques victimes comme la chaise de bureau qui fut sans pitié renversée dans la bataille, mais Atsushi finit par accepter son sort et se laissa porter hors de la pièce.
Ils avaient enfin terminé le travail après tout, ils méritaient bien un peu d'amusement.
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