Chapitre 9 (partie 1)
Le prochain cours devait avoir lieu dans un bâtiment situé au cœur de la forêt. Henrik marqua un temps d'arrêt en découvrant sa structure massive derrière les arbres. Profitant de la sidération générale, il s'écarta du groupe et longea les murs épais, frottant sa paume contre la pierre grise en relief. L'édifice était bâti de sorte à former un carré parfaitement symétrique. L'absence de fenêtre lui conférait une aura oppressante qui s'accordait du plus bel effet avec son emplacement isolé. Cet endroit n'inspirait aucune confiance à Henrik.
— Voici l'Arène, commenta Siméon. Elle comporte trois salles d'entraînement et une salle de stockage à laquelle seuls les professeurs ont accès. C'est ici que vous apprendrez à tirer et à manier les armes blanches.
Siméon fit coulisser la porte en bois et invita ses élèves à entrer. Henrik se retrouva dans un large couloir éclairé par des torches. La pierre s'étendait du sol au plafond et permettait de conserver la fraîcheur à l'intérieur. Deux portes en fer raisonnablement espacées leur faisaient face. Sur la première, la plus proche d'Henrik, un panonceau indiquait « STOCKAGE » ; sur la deuxième, le jeune homme déchiffra l'inscription « Arène 1 ».
— Par ici, annonça Siméon après avoir refermé la grande porte.
Ils longèrent le couloir de droite, tournèrent à l'angle, puis s'engagèrent dans un deuxième couloir identique. Siméon s'arrêta devant la porte intitulée « Arène 3 », dont les lettres dansaient à la lueur des flammes.
Henrik ignorait à quoi s'attendre en pénétrant à l'intérieur, mais certainement pas à une salle de cette ampleur. Au premier coup d'œil, celle-ci aurait pu contenir dix fois le nombre de leur effectif. Subjugué, le jeune homme entama quelques pas en promenant son regard à travers la pièce. Un terrain recouvert de sable fin occupait la majeure partie de l'espace, encadré de chaque côté par une série de gradins. Plusieurs pistolets reposaient sur une longue table rectangulaire dressée devant la zone d'entraînement. À l'extrémité de celle-ci, Henrik aperçut trois cibles de tir suspendues à des barres en métal. Des bottes de paille étaient empilées derrière, sans doute pour amortir la trajectoire des balles perdues.
Son attention s'égara vers le plafond et sa mâchoire manqua aussitôt de se décrocher. Outre la hauteur grandiose de la salle, qui la rendait exceptionnelle, le toit était fait d'une gigantesque plaque de verre laissant filtrer la lumière du jour. Ce système ingénieux permettait de compenser l'absence de fenêtres, toutefois, Henrik ne put s'empêcher de s'interroger sur l'entretien général. Il savait d'expérience que le lavage des vitres était une tache éprouvante, mais indispensable pour une bonne visibilité. Qui pouvait bien s'occuper du nettoyage et comment cette personne faisait-elle pour accéder au toit ?
— Comment font-ils pour monter là-haut ? murmura-t-il, perturbé.
— Je me posais la même question, répondit Fernand, la main en visière pour observer le plafond. Ça ne doit pas être facile à nettoyer.
— Ça doit être impossible, à moins d'avoir une échelle géante et de ne pas avoir peur de marcher sur du verre. Personnellement, je ne m'y risquerais pas.
Au même instant, un grincement strident perça les tympans d'Henrik. Le plafond se mit à trembler, comme parcouru de légères secousses, puis se scinda en deux morceaux identiques. Les plaques de verre coulissèrent lentement jusqu'à venir se nicher dans un renfoncement, révélant la douceur de l'air printanier. Henrik admira ce fabuleux spectacle avec autant d'étonnement que d'émerveillement. Il chercha Siméon des yeux, mille questions au bord des lèvres, et le trouva devant un levier baissé. Cela devait être le point de départ du mécanisme.
— Votre attention, s'il vous plaît ! s'exclama Siméon.
Tout le monde se rassembla autour de lui.
— Pour ce premier cours consacré au tir, je vais vous présenter ce qui deviendra votre arme de prédilection à la fin de votre formation.
Siméon dégaina l'arme dissimulée sous le pan de son manteau. Il effectua plusieurs manipulations avant de se positionner à l'entrée du terrain et de pointer son pistolet sur la cible du milieu. Il tira. Le coup résonna comme le tonnerre dans un ciel noir. Ce fut bref, mais Henrik sentit les vibrations déchirer sa cage thoracique et remonter jusqu'à son cerveau. L'image du Forlonn aux taches d'ambre s'invita dans ses pensées, réveillant la terreur au fond de ses entrailles. Henrik ferma les paupières pour la chasser. Il ne devait se laisser distraire sous aucun prétexte.
— Ça va, Henrik ? s'inquiéta Fernand.
La gorge nouée, le jeune homme esquissa un hochement de tête. Il remarqua qu'Anselme l'observait, mais il fit semblant de l'ignorer et reporta son attention sur le terrain. La balle avait traversé le centre de la cible avec une précision redoutable. Siméon se tourna vers ses élèves euphoriques, l'air impassible, les yeux voilés. Ce que tout le monde considérait comme une prouesse frôlait la banalité pour un homme habitué à ce type d'exercice.
— Voilà ce que vous devrez être capables d'accomplir dans six mois.
Henrik fourra ses mains moites dans ses poches, étouffant la pression dans ses poings fermés. À entendre son cœur battre la cadence de l'angoisse, il n'était pas certain d'être à la hauteur des attentes de Siméon.
— Prenez une arme et placez-vous en ligne devant moi, ordonna celui-ci.
Henrik s'empara d'un pistolet et de la cartouche qui l'accompagnait. L'objet devait peser un ou deux kilos, mais sa fonction destructrice le rendait plus lourd encore. Fernand et ses camarades semblaient aussi mal à l'aise que lui, en revanche, Anselme tenait son arme comme s'il avait fait ça toute sa vie. En tant qu'héritier d'un duc, peut-être avait-il déjà été initié au maniement des armes. Cela lui conférait un avantage qui eut le don d'agacer profondément Henrik.
— Vous avez dans les mains le nouveau modèle de pistolet à silex, expliqua Siméon en le brandissant comme un trophée. C'est une arme légère, maniable, conçue pour permettre une recharge plus rapide et efficace. Nous allons commencer par en décortiquer la structure. Il est essentiel que vous compreniez bien le mécanisme avant d'envisager de tirer.
Siméon fit glisser son index sur la partie recourbée de l'engin.
— Voici ce qu'on appelle la crosse. Elle peut s'avérer une massue idéale contre un humain, mais vous imaginez bien qu'elle est inutile lorsqu'il s'agit d'un Forlonn. L'endroit où vient se placer l'index se nomme la queue de détente. Maintenant, regardez bien le mécanisme encastré dans la partie supérieure.
Par ce terme, Siméon faisait référence à un dispositif métallique complexe, dans lequel on avait glissé un fin morceau de pierre.
— Nous appelons cette zone d'acier la platine, poursuivit Siméon. La partie renfermant le silex se nomme, quant à elle, un chien, en référence à la mâchoire de l'animal. Au moment de la détente, le silex est rabattu d'un coup sec vers l'avant et vient frotter contre la batterie, la petite plaque que vous avez juste ici. Le contact entre la pierre et l'acier produit des étincelles qui enflamment la poudre et permettent de déclencher le tir.
Siméon ponctuait ses propos de gestes lents et rigoureux, comme l'aurait fait un acteur de théâtre aguerri. Il articulait distinctement et omettait parfois la liaison de certains mots. Henrik l'avait déjà remarqué auparavant, mais il avait pensé à une erreur d'élocution plutôt qu'à un tic de langage.
— Où se trouve la poudre exactement ? demanda un élève sceptique.
— J'y viens, répondit Siméon.
Il retira de sa poche une cartouche en papier similaire à celle d'Henrik et dégaina son deuxième pistolet.
— Cette enveloppe contient la poudre et la balle, énuméra-t-il. Pour recharger votre arme, il y a plusieurs étapes. Vous devez d'abord verser une partie de la poudre dans le bassinet, ce petit compartiment lié à la platine ; ensuite, vous transvasez le reste de la poudre dans le canon ; puis vous insérez la balle et l'enveloppe déchirée, qui tient lieu de bourre.
Siméon illustra chacune de ses explications avec une démonstration simple. Il faisait preuve d'une dextérité remarquable, de celle que l'on acquiert après des mois d'entraînement.
— Comme vous pouvez le constater, la balle et le papier restent bloqués dans le canon, précisa le capitaine. Vous devez les faire coulisser en utilisant une baguette.
Il extirpa une tige en métal logée sous le canon et l'inséra dans le trou du pistolet, poussant la charge jusqu'au fond. Cela fait, il rangea la baguette à sa place initiale et se remit en position à l'entrée du terrain.
— Quand tout est prêt, vous rabattez le chien en arrière comme ceci et vous tirez.
Bien que préparé à la détonation, Henrik ne put s'empêcher de sursauter. Il enviait le calme froid de Siméon, son aisance et sa maîtrise irréprochable. Serait-il réellement capable de l'égaler un jour ?
— Maintenant, asseyez-vous dans les gradins et chargez votre arme, ordonna le capitaine.
Henrik s'installa à côté de Fernand dans la deuxième rangée. Il déchira l'enveloppe avec précaution, en sortit la balle et, coinçant le pistolet entre ses cuisses, entreprit de verser la poudre dans le canon.
— Attends, intervint la jeune femme à sa droite.
Henrik reconnut Josefina, qui faisait équipe avec Anselme mais qui semblait pourtant déterminée à fuir sa compagnie.
— Tu devrais d'abord mettre la poudre dans le bassinet, suggéra-t-elle. De cette façon, tu ne seras pas tenté de tout verser dans le canon. C'est mieux pour mesurer la quantité.
— Je n'avais pas pensé à ça, fit Henrik. Merci du conseil !
— Josefina, dit-elle en lui tendant la main.
— Henrik.
— Je sais.
De charmantes fossettes creusèrent les joues de Josefina lorsqu'elle sourit. Assise où elle était, le soleil avait tout le loisir d'illuminer sa peau d'ébène ainsi que les perles dorées attachées dans ses cheveux tressés, rassemblés en une longue queue-de-cheval.
— Bonjour, Fernand !
Fernand se pencha vers elle avec un sourire chaleureux.
— Vous vous connaissez ? s'enquit Henrik.
— Nous sommes dans le même dortoir, expliqua son coéquipier. Josefina est... Enfin, c'est la seule qui m'appelle Fernand.
Henrik n'eut pas besoin d'en entendre plus. Il baissa les yeux sur son arme et poursuivit la recharge en silence. Quelques minutes plus tard, Siméon leur annonça qu'il était temps de passer à la pratique. Malgré trois cibles opérationnelles, il ne fit descendre qu'un seul élève à la fois, ce qui lui permit d'être entièrement disponible pour chacun d'entre eux.
Henrik se rassura en assistant à la performance médiocre de ses camarades. Il fallait bien commencer quelque part, et dans le cas présent, leur niveau avoisinait le bas de l'échelle. Lorsque le tour d'Anselme arriva, celui-ci mit un point d'honneur à leur prouver qu'il ne jouait pas dans la même cour. Il s'appropria le terrain avec aisance et n'écouta que d'une oreille les conseils de Siméon, qui finit par s'écarter en croisant les bras. Il n'atteignit pas le centre de la cible, mais sa prestation n'en demeura pas moins stupéfiante. L'air victorieux, Anselme regagna sa place avec les félicitations du capitaine et Henrik fit de son mieux pour étouffer sa frustration.
Josefina se démarqua également par une performance aussi prometteuse que celle de son binôme. Henrik en resta bouche bée. Il comprenait les facilités de son rival, dues certainement à son éducation, mais où la jeune femme avait-elle pu apprendre à tirer ?
— Elle est douée, souffla Fernand.
— Oui, et ça ne me dit rien qui vaille, marmonna Henrik.
— Pourquoi ça ?
— Tu ne te souviens pas de ce que Siméon a dit ? Toutes les classes vont être mises en compétition, et je suis certain que c'est aussi valable pour les binômes d'une même classe. Anselme et Josefina ont l'air talentueux. Ils ne seront pas faciles à égaler.
Fernand le dévisagea avec un sourire en coin, une lueur malicieuse au fond des yeux.
— Quoi ?
— Tu l'appelles Siméon ?
Henrik rougit d'une manière flagrante. Il ne s'était pas rendu compte de sa maladresse.
— C'est tout ce que tu as retenu ? grommela-t-il. Je te parle d'un sujet sérieux, là.
— J'ai bien entendu, mais personnellement, je ne m'inquiète pas. Ce n'est que le premier jour. Nous avons encore le temps de nous améliorer.
— J'aimerais bien être aussi optimiste que toi.
Henrik gardait en mémoire le témoignage d'Armelle et Damian. Selon eux, obtenir une bonne place dans le classement de l'Académie était indispensable pour intégrer les villes prestigieuses de la côte, comme Arlès ou Satbury.
— Mademoiselle Grivel ? appela Siméon. C'est à vous.
Fernand soupira, mais ne chercha pas à argumenter. Il déploya son énergie à se concentrer sur sa cible et obtint un score respectable malgré une prise en main hésitante. Avec un peu d'entraînement, nul doute qu'il saurait se démarquer du lot.
— Comment était-ce ? demanda-t-il en regagnant sa place.
— Admirable ! s'exclama Henrik. C'est la première fois que tu tirais ?
— Oui. J'avais déjà tenu un pistolet avant, celui de mon grand-père, mais c'est la première fois que je pressais la détente.
— Henrik, les interrompit Siméon. À votre tour.
Le jeune homme fut le dernier à passer. À vue d'œil, la cible se trouvait à une distance de quinze ou vingt mètres. Elle était criblée de balles, mais elle tenait encore sur son support métallique. Siméon vérifia que l'arme d'Henrik était chargée correctement avant de l'inviter à se mettre en place. Comme il l'avait fait pour les autres élèves, il rectifia la posture de son corps et guida le positionnement de ses doigts sur la crosse. Serrer son arme était primordial, mais pas au point de trembler, ce qui fausserait le tir. Henrik recouvrit sa main droite de sa main gauche et essaya de se détendre.
— Une bonne prise en main est essentielle, clarifia Siméon. Au moment du tir, le pistolet va émettre un léger sursaut vers l'arrière. Il ne faut pas que cela vous surprenne, pas plus que les étincelles ou le bruit de la détonation.
Le souffle de Siméon sur sa joue le déconcentra, semant une traînée de frissons le long de ses bras. Henrik tâcha de se ressaisir. Il refusait de se laisser distraire dans un moment pareil. Siméon lui expliqua quelle était la meilleure technique de visée, et même si Henrik n'était pas à l'aise de le savoir aussi proche, il l'écouta attentivement.
Lorsqu'il se sentit prêt, Siméon s'écarta pour lui laisser le champ libre. Henrik pointa son arme au centre de la cible et s'attacha à viser correctement. Il ne recherchait pas la perfection, conscient qu'il ne l'obtiendrait pas dès le premier essai, mais il espérait effectuer un score raisonnable.
Henrik appuya sur la détente, déterminé, mais le mécanisme refusa de se déclencher. Au milieu du silence qui planait, un sentiment de honte lui réchauffa les joues et lui tordit l'estomac.
— Je... J'ai fait une erreur ? bredouilla-t-il.
— Ce n'est rien, le rassura Siméon. Il arrive parfois que le silex ne frotte pas assez fort contre la batterie. Recommencez.
Comme par hasard, il avait fallu qu'Henrik inaugure le premier raté devant tous ses camarades. Il tenta d'oublier cette interruption gênante, mais malgré tous ses efforts, sa concentration était en miettes. Au bout du compte, son tir n'atteignit pas le quart de ses espérances. Il était médiocre et manquait cruellement de précision. Siméon eut la décence de n'émettre aucun commentaire. Ce fut là sa seule et unique consolation.
— Maintenant, vous allez apprendre à nettoyer votre arme.
(Référence de l'image: pistolet à silex années 1830)
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